L’Espion Rouge

Bonjour les amis. Voici l’intégralité de la nouvelle de la semaine du 20 au 25 Novembre 2017 sur votre blog : « L’Espion Rouge » de Adébayo Adjaho. Bonne lecture à tous et à chacun en compagnie de http://biscotteslitteraires.com/.

 

Le jour où Bidouzo fut de tour pour assurer la dernière recréation de l’année, il s’était mis dans la tête de raconter l’histoire de l’Espion-rouge et de M. Dimitri. La dernière récréation de l’année était un grand évènement. C’était l’occasion pour tous les groupes d’espionnage de déballer le scoop de l’année sur nos professeurs ou sur un administratif. Bidouzo se targuait donc d’être le seul capable de compter cette histoire, lui, un espion rouge, parce qu’il était en effet le seul à porter une tenue bien repassée. Parce qu’il était le seul dans tout ce collège à mettre une montre bracelet Adidas-Gucci. Je lui opposai une farouche fin de non-recevoir.

– Tu ne compteras pas cette histoire, lui lançai-je avec défi. Ces espions-rouges avaient fait trop de dégâts dans ce collège pour que je les laissasse se pâmer d’aise au récit de cette histoire. Lui, Bidouzo était le premier ex aequo à blâmer, pour ce qui était arrivé à M. Dimitri. Et puis c’était une tradition chez eux, Espions Rouges, de tronquer les récits des dernières recréations de l’année. Je me  souviens,  comme si c’était hier, de ce que Noukoukou avait osé sortir de sa bouche l’an dernier sur madame Sylvie. Ou encore les aventures dites du Surveillant Général dans les toilettes des filles…

Ces deux anecdotes n’ont pas encore fini de faire sensation dans le Collège Catholique Saint Michel. Je ne pouvais donc prendre le risque de laisser répandre une autre connerie du genre sur un professeur. Je le fis pour que plus jamais un con ne rie. Ils sont trop culottés, ces Espions Rouges. Je décidai donc d’arracher le rôle de conteur principal à Bidouzo. Ainsi après la dernière recréation de cette année, personne ne rentrera avec des thèses saugrenues dans la tête. Car M. Dimitri n’est pas devenu fou comme Bidouzo le laissait entendre dans les coulisses. Je n’avais que trente minutes pour accomplir ma mission, pour rendre à M. Dimitri son histoire, celle qui lui est due, l’authentique, l’originale. Pas la frelatée pour laquelle certains détracteurs avaient aiguisé leurs longues dents et apprêtés leurs langues chargées de mensonge et de médisance. Je poussai donc violemment Bidouzo et me mis à raconter l’histoire de M. Dimitri. Tous dressèrent leurs oreilles, stabilisèrent leurs esprits et laissaient mes mots les pénétrer…

« Authentique histoire du philosophe Dimitri, parce qu’il faut le notifier, c’était un philosophe. » Tous me regardaient avec ce regard qu’une totale curiosité confère. Je poursuivis… Elle était là, interdite devant ce spectacle désolant qui s’offrait à elle. L’effroi provoqué par ce dernier dénuda ses pores à tel enseigne qu’on pourrait se donner le loisir de les compter. Ruth paniquait. L’auteur de ses déboires était à présent à genou, bras en croix les yeux levés vers son interlocutrice. De l’extérieur je suivais la scène, ahuris et blême. Dimitri était le trublion de trop pour la quiétude de la jeune Ruth. Eminent professeur de philosophie, la quarantaine révolue, il était le maitre de sa matière. Avec lui c’était le magister dixit- le maitre a dit. Monsieur Dimitri imposait le respect et l’admiration, perché du haut de ses un mètre quatre-vingts. Mais le voilà qui se débarrassait de son manteau de magister.  Il se fit tout petit devant cette petite Ruth devenue la hutte où voulait désormais reposer son cœur. Il suppliait :

– Viens passer la Saint Valentin avec moi, dit-il la bouche en forme de cœur. Pour l’amour du ciel, ne me refuse pas cette faveur.

– Je ne peux pas Monsieur, fut la seule réponse qu’il obtint de la part de Ruth, scandalisée par le  comportement du philosophe. Monsieur Dimitri enchaina toutes les techniques de drague à sa portée, mais rien n’y fit. Il se heurta le front contre le bouclier de silence savamment conçu par la jeune fille. Il convoqua Blaise Pascal dans sa célèbre pensée du cœur ayant ses raisons et que la raison elle-même ignore. Sans succès. Il se permit même d’invoquer Allah. Zéro. La jeune fille prit le plaisir de lui rappeler qu’Allah n’est jamais obligé.

– Omo Adja !, avait-elle ajouté.

Ruth malgré son jeune âge n’était pas une débutante. Etaient donc de nul effet, ces formules toutes faites destinées à apprivoiser les cœurs les plus naïfs. Je me rinçais les yeux de l’extérieur de la salle de classe de la Terminale A1. C’est une manie que j’avais. Pour ça j’étais « l’Espion-Blanc » ayant le plus de zèle.

Ici au CCSM, il existe deux groupes d’espions. Nous étions tous à la recherche de la moindre information. Un réseau de pseudo-journalistes je dirais. Mais on nous appelait Espions Rouge ou Blanc en raison de ce qui motivait l’un ou l’autre groupe. Moi j’étais un Espion-Blanc. Notre organisation à nous, se contentait d’exploiter les informations pour venir en aide aux camarades en difficulté. Pour ce fait, nous n’étions pas traités en persona grata par nos amis Espions Rouges. Je sentis une tape violente sur ma nuque, qui me fit dodeliner de la tête. Je fus projeté violement contre le mur.

-Depuis quand est-ce que tu écoutes aux portes sans moi ? Tu veux te garder à toi seul le scoop du mois ? Je venais ainsi d’être violement interrompu par Ho-Vivi, le chef de fil de la bande des Espions-Rouges. Un bel homme, d’un mètre cinquante. Ce dernier usait de son physique attrayant pour obtenir toute sorte d’information auprès des jeunes filles. Aucun évènement insolite ne pouvait émerger au CCSM sans qu’il n’en soit le griot improvisé et zélé. Ce qui lui a valu d’ailleurs ce sobriquet d’Espion-Rouge en chef. Il ne faisait pas que glaner des informations çà et là, son rôle même était de les rapporter aux professeurs, qui dare-dare s’en servaient à leur guise.

– Alors qu’est-ce que tu regardes ? demanda-il. – Saint Valentin et sa Valentine, balbutiai- je, intimidé par sa carapace.

– Quoi ? Serais- tu en train de te payer ma tête ?

– Je te jure que non. Entre et tu verras. Je pris mes jambes à mon coup et je disparus sans regarder derrière moi.

Des jours se sont écoulés, ils ont trépassé sans que je ne sache ce qui se passa après ma fuite…..

 

16 février. Voici quatre jours maintenant depuis notre dernier cours de philosophie. Personne ne sut ce qui s’était réellement passé entre L’Espion-Rouge et M. Dimitri. Le drame tomba dans le secret des dieux.

07h00 cours de philosophie. Il nous faudra encore faire surgir de l’étonnement une certaine philosophie Africaine. Bien que cette partie ne soit pas dans le programme du secondaire, M. Dimitri décida de survoler les choses pour nous en parler. Le commentaire de texte du jour suscitait l’intérêt de tous. Il fallait voir la météo des visages lorsque le texte fut mis à notre disposition. La philosophie Bantoue, de Placide Tempels. Un passage provoquait particulièrement l’indignation de tous. Il était inconcevable que les occidentaux prétendissent être les seuls en mesure de nous parler d’une philosophie Africaine.

-Aujourd’hui nous allons parler de cette ethnie Bantoue, déclara M. Dimitri.

J’étais assis au fond de la salle. Tout au fond contre le mur. De là, j’avais une vue panoramique sur toute la classe. Je pouvais distinguer à l’œil nu le moindre mouvement d’espionnage. Me parvenait la moindre cabale, la moindre espièglerie susceptible de troubler le bon déroulement du cours. Cependant, il y avait un grand obstacle. Le sort avait voulu que L’Espion-Rouge soit mon voisin. Suivre le cours était d’emblée un véritable parcours de combattant. Il avait la manie de s’exciter en suivant des films interdits pendant le cours. Un jour j’osai lui poser la question de savoir ce qu’il en tirait et pourquoi il le faisait pendant le cours de philosophie.

-C’est ma tactique pour réussir l’ascension dialectique, me répondit- il. Il réussit à se mettre dans les bonnes grâces de tous les professeurs et du responsable de classe également. Il passait son temps dans les firmaments. La question que venait de poser M.Dimitri ne lui disait rien et ça, je le savais. Je décidai donc de lui jouer un sale tour.

-Monsieur, L’Espion-Rouge veut répondre à la question.

-Super ! Vas-y donc, nous t’écoutons. Qu’est-ce qu’un Bantoue ?

Il se leva, s’essuya le visage et les commissures de ses lèvres avant de s’éclaircir bruyamment sa gorge bouchée par une pomme d’Adam exagérément proéminente. Certes, L’Espion-Rouge  n’était pas, le dernier de notre classe, mais son aversion envers la philosophie le précédait comme son ombre.

-Un bantoue, c’est un homme, un être humain.

-Cela nous le savons déjà, rouspétai-je. Dis-nous quelque chose de nouveau. Il me lança un regard noir, ajusta son pantalon, se renfrogna et continua.

-Je disais qu’un Bantoue c’est un homme au cœur noir et à la peau noire. Longtemps on a cru qu’ils étaient des noirs mais ce sont des blancs comme M. Dimitri. Dire de quelqu’un qu’il est blanc, c’est affirmer en langage codé qu’il est un peu dérangé dans son être. Et cela, personne n’ignorait que M. Dimitri le savait aussi. Un grand remue-ménage secoua la salle. M. Dimitri réussit non sans peine à réinstaurer le calme.

-Déculotte ta pensée mais va à l’essentiel, ordonna le professeur. Cesse de nous distraire avec de tels boniments.

-Tout l’essentiel à savoir sur le Bantoue que vous êtes réside dans ce que je viens de dire Monsieur. Monsieur Dimitri prit ses affaires et sortit de la classe pendant que les partisans de l’Espion-Rouge le huaient ouvertement. Une chose est quand même étonnante, quand les loups garous veulent s’y mettre, les loups eux doivent permettre au maitre de tout faire et tout boire jusqu’à la lie, jusqu’à la lie. N’en déplaise aux louves. Peu importe qu’on ait des accointances avec le bras droit du maitre. Je revois la scène de ce jour-là et j’en ris à gorge déployée. Entre L’Espion-Rouge et monsieur Dimitri c’était le grand amour comme on le dit. L’Espion était ami de monsieur Dimitri, et partout il faisait son apologie sans répit. Mais ça finit par finir. Le « béni-oui-ouisme » est une chose que j’ai toujours eue en aversion. La plupart de mes camarades le savaient. Ce n’était pas mon genre de m’accrocher au pantalon de mes professeurs dans l’espérance d’obtenir une faveur. Les principes chez moi étaient choses sacrées. On a beau nous faire croire, en nous prenant pour des derniers nés de la dernière pluie, que le professeur était le maitre par excellence au CCSM, la chute sera toujours désastreuse. L’Espion-Rouge vient de comprendre que s’il mangeait un repas copieux, son maitre pouvait le désirer au même titre que lui. Dans ce cas la raison du plus fort devient le malheur. Le cours suivant confirma les choses. Monsieur Dimitri essaya de nous faire périr. Correction du contrôle continu de fin de semestre.

-Vous avez tous triché. Déclara le professeur-Bantoue. C’est inconcevable pour des littéraires. Tout à fait opaque comme affaire puisque, en philo, ce n’est pas très évident de rencontrer des tricheurs. Je me suis brulé le cerveau à comprendre ce qui se tramait. Dans cette optique, je décidai d’aller voir notre Surveillant Général. C’était un copain à moi car je lui rendais bien quelques services auprès des filles de ma salle. Il faut dire que, le syndrome du corps féminin s’en est pris à tout le corps professoral à des degrés bien divers. Il y avait des professeurs casseurs et des professeurs demandeurs. Ceux de la caste des casseurs sont tellement autoritaires, qu’ils pourraient s’apprivoiser moult paires (de fesses) en martyrisant deux ou trois notes d’interrogation. La caste des demandeurs renferme pour sa part un groupe de professeurs, victimes du cœur. Il y en avait qui étaient vraiment amoureux de mes camarades. C’est pour ceux-là que moi je joue le rôle d’intermédiaire. Dans mon métier, puisque c’est très rentable pour le philosophe obligé que je suis, je rencontre des cas vraiment désespéré. Ma médiation ne marchait pas toujours. Alors prenant mon courage avec ma mais gauche, je disais au professeur de soumettre les raisons de son cœur au fouet de la raison pour pouvoir reprendre son cœur. Pour cette citation à laquelle j’aime à tordre le coup, je recevais parfois de bons compliments obligés, mais aussi des corvées inspirées par le chagrin du cœur aimant. Je me faisais alors stoïcien. Ce sont les risques du métier. Cela ne faisait pas trop de dégâts et mes camarades et la fille étaient épargnés grâce à ma diplomatie. Le surveillant était l’homme qu’il me fallait pour venir à bout de cette énigme. Un homme imposant, doté d’une taille avoisinant les deux mètres, flanqué d’un front arrondi à la perfection. Pourquoi l’appréciais-je ? Je me suis toujours posé cette question.

Au nom de mes services rendus à ses désirs et à son cœur toujours friand de filles, je me permis un entretien avec lui. La vie, c’est donnant-donnant. Mais c’est aussi gagnant-gagnant. Je réussis grâce à son aide à obtenir des faveurs auprès de Mr Dimitri pour toute la classe. Le contrôle fut annulé. Ouf. Cependant, Ruth n’était pas encore tirée d’affaires…

Nous étions à présent dans la grande période des mutations. Les intellos du CCSM ne dormaient à présent que d’un seul œil. Le vent de ces mutations soufflait où il voulait et dans le sens de vos désirs, il vous comblait ou vous décevait. Le parterre d’enseignants aux grosses lunettes fièrement juchées sur le bout du nez le savait fort bien. Ils savaient également que pour se tailler la meilleure part du partage, il faudrait avoir le doigté habile, le geste qu’il faut. Nous savions qui pouvait faire quoi à qui et qui pouvait enquiquiner qui sans représailles. Mais ce que moi je ne savais pas, c’était  quel élève du CCSM pouvait endêver M. Dimitri. Bon je dis cela dans l’espoir que vous puissiez avoir le fin mot de cette frasque. Il ne faudrait pas que je vous livre tous mes pions. Et le temps aussi me presse. Bientôt l’heure des grandes vacances. Que l’histoire soit terminée ou pas moi je vous quitte.

Le vent des mutations avait soufflé bruyamment au CCSM. Ce jeudi matin monsieur Dimitri portait un ensemble complet Bomba. La météo de son visage ne laissait entrevoir aucun orage, aucune perturbation. Il prit l’enveloppe que lui tendit le proviseur et l’ouvrit. La note lui demandait de se présenter incessamment au CEG2 de Zounto où il accomplira désormais son devoir d’enseignement. Autrement dit en jargon philosophique, M. Dimitri était appelé à accoucher les esprits à Zounto. Un village perdu dans les bois. La seule infrastructure qui émergeait de ce lieu était la voie inter-état qui le traversait. Les populations s’y désaltéraient à l’eau de marigot. A Zounto, on faisait encore les besoins naturelles à l’air libre. L’eau du marigot à en croire ce qu’on raconte était infestée de toutes sortes de larves. Les enfants avaient des ventres proéminents, des yeux tuméfiés. Il était aussi raconté qu’à Zounto, les métisses étaient la proie d’un groupe de prédateurs avides de corps insolites. Or, notre prof de philo est métisse. C’était une mission suicide. Mon professeur de philo se renfrogna et sortit du bureau du proviseur horripilé par cette cabale savamment ourdie contre sa personne.

-Qui me hait à ce point ? A qui ai-je fait du tort ? Ainsi les interrogations fusaient de son crâne cramoisi.

-La vérité ne peut se trouver dans votre monologue, mon pauvre. Lui lança Ho-vivi le chef des Espions Rouges.

-Certes, mais le monologue me permet de réduire ma zone de recherche. Et du monologue on passe à l’examen de conscience.

– Epargnez moi ce prêchi prêcha. Je suis la paille qui attend sagement la destruction de l’œil. Je n’attends que  votre départ pour Zounto, vous y méditerai sur la philosophie sainte Valentine.

Cette phrase fut la dernière que M. Dimitri reçut de l’espion rouge. Je le sais parce que j’étais présent, là, ce matin brumeux du jour des mutations. M. Dimitri était le seul muté. Il demeura perclus à l’entendement de cette phrase. « Philosophie sainte Valentine » répéta M.Dimitri. Sa tenue « bomba » ordinairement ample se rétrécit et parut l’étouffer. Je m’approchai pour lui prendre son sac. Mais il fit volte-face et sortit par le petit portail du collège. Il venait de se rendre compte d’une réalité. Dans ce pays on ne peut jurer de l’innocence de personne. On ne sait plus qui peut endêver qui sans conséquences. Ni qui peut nuire à qui. La leçon était claire pour M. Dimitri. Sur le champ de bataille de nos jours le croc en jambe peut venir de toutes les directions. Nous n’avons plus jamais revu M. Dimitri. Les uns le croient dément, les autres pensent qu’il est sagement allé prendre service à Zounto où il accouche des esprits. Dans tous les cas si vous le voyez ne lui parler jamais de Ruth….

 

 

 

Adébayo Adjaho