Mon conte roule, roule et tombe sur Agbéblèwo et ses deux épouses Adjaklayo et Toukada. Mais au commencement étaient Agbéblèwo et Adjaklayo. Adjaklayo était d’une beauté féerique, les cheveux comme les barbes de maïs, le teint rouge clair comme la poussière d’harmattan, le corps toujours enduit d’huile de palme et qui brillait au soleil comme le miroir ou la surface du marigot reflétant les rayons solaires. En plus elle était ronde et travailleuse.

 

Toukada n’était venue que bien plus tard. Elle aussi, était remarquable et imposante par sa beauté. Moins grassouillette que la première, elle avait un corps athlétique et avait la souplesse du léopard et la puissance du lion. En matière de danse, elle n’avait pas de challenger. Et quand on y ajoute sa maîtrise dans les arts culinaires, son seul passage faisait blêmir et pâlir de honte les plus douées du village.

 

 

Agbeblèwo l’avait épousée pour équilibrer sa progéniture qui n’était jusque-là que du sexe féminin. Il voulait des héritiers. Mais en réalité, il voulait plus de lumière dans maison, vu que le visage de sa chère Adjaklayo avait subitement, un soir, perdu son éclat.

 

 

 

 

Dans le village où ils habitaient, Adjaklayo était surnommée Awonugladja et Toukada Assaguèdèguèdé. Que s’est-il passé pour qu’elles écopent de ces surnoms? Je vous le dirai après. Mais pour le moment, retenez que dans le clan des Zomahouto (le feu ne tue pas le marigot), clan auquel appartient Agbéblèwo, il était formellement interdit d’injurier et de se bagarrer. Il était aussi interdit de médire de l’autre. Et ceci concernait davantage les coépouses » Qui injurie sa coépouse est passible de la colère du ciel », avait prescrit l’aïeul fondateur du clan. C’est une coutume, quand on se marie chez les Zomahouto, les Tagninons remettent à l’épouse une petite cage contenant un perroquet qui chaque matin lui répétait les interdits et les panégyriques du clan. Ce rituel a été observé lors des deux mariages de Agbéblèwo.

 

 

Au moment où Agbéblèwo et Adjaklayo étaient mariés, tout allait bien jusqu’au jour où cette dernière revint à la maison, la mâchoire défoncée. Que s’était-il passé? Alors que son mari était aux champs, elle alla palabrer chez les voisines. Une bagarre éclata dans les environs.

 

 

Adjaklayo adorait les commérages. Vite elle se leva et se présenta sur les lieux. En effet, il s’agissait des scènes de ménage qui dégénérèrent en conflits entre les deux familles. Dans la foulée, elle reçut en plein visage un coup de mortier destiné à écraser la tête du mari. Elle en eut la bouche tordue. Aucun guérisseur ni masseur ne réussit à remettre en place la mâchoire et la bouche de Adjaklayo.

 

 

Elle avait perdu sa bonne humeur et son sourire. Les nombreux caprices de Adjaklayo qui avait la langue aiguisée et chargée de médisances obligèrent Agbéblèwo à jeter son dévolu sur la belle Toukada.

Le jour où Toukada fit son entrée sous le toit de Agbéblèwo et qu’elle vit de près ce qu’est devenue la bouche de Adjaklayo surnommée à raison Awonnougladja, elle ne put réprimer son rire. Elle se plaisait à épier sa coépouse. C’est ainsi qu’une nuit, elle sortit de sa chambre, attirée par les murmures qui lui parvenaient de la chambre de Adjaklayo. En rasant les murs, elle ne remarqua pas dans l’obscurité les obstacles dressés devant elle. C’est ainsi qu’elle se brisa les jambes. Les villageois ne tardèrent pas à lui coller le sobriquet de Assaguèdèguèdé. Ainsi Agbéblèwo qui n’aimait pas les problèmes était désormais entouré de deux femmes à problèmes : l’une avait une gueule gondolée, et l’autre les jambes tordues et qui se déplaçait péniblement avec une canne. Le cas de Assaguèdèguèdé se compliqua au point où elle eut ses membres inférieurs paralysés.

 

 

L’atmosphère entre les deux coépouses était de plus en plus tendue. Elles se maudissaient mutuellement, intérieurement, s’adressaient des paroles méchantes à travers des Hanlo, chants satiriques. Les inimitiés virèrent en haine. Elles se regardaient en chien de faïence, le visage chargé de mépris. Mais elles savaient que le pire pouvait arriver le jour où elles se bagarreraient.

Un matin, prise d’une colère démentielle suite à la salutation de son perroquet qui lui rappelait les interdits du clan de son mari, Awonugladja, en pleurs après avoir cogné sa gueule contre le mur, brisa la cage et tua le perroquet. Le lendemain, Assaguèdèguèdé réitéra le même geste, en signe de contestation envers son mari qui s’était volontairement trompé de chambre la veille. Deux jours plus tard, la nature s’obscurcit. De gros nuages s’amoncelèrent dans le ciel. Les oiseaux se rangèrent.

 

Awonnougladja sortit de sa chambre en courant, orienta son affreuse gueule vers le ciel et dit d’une voix forte : « Venez voir cette pluie qui se traîne comme une éclopée! A cette allure-là, il lui faudra au moins trois jours pour atteindre la terre. Assaguèdèguèdé reçut ces paroles comme une injure, une allusion à peine voilée. Elle sortit aussi de sa chambre et s’écria : « Fasse le ciel que cette pluie ne s’abatte sur nous comme les dents déracinées prêtes à s’arracher de la mâchoire. » Awonnougladja ne pouvait digérer pareille injure. Elle bondit sur sa coépouse, lui administra deux soufflets sonores. Cette dernière, avant de s’affaisser lui envoya au visage sa canne qui lui creva un œil et fit tomber toutes ces incisives. Le ciel se mit à vociférer. Un grand vent se mit à souffler répandant des plumes de perroquet. Le tonnerre redoubla de colère et écumait de rage. Soudain, les deux femmes furent foudroyées, carbonisées.

 

Leur mari revint constater les dégâts. Les villageois ameutés par les cris de Agbéblèwo prirent d’assaut sa concession et réalisèrent le drame. A la vue des plumes de perroquet, tous comprirent l’outrecuidance des deux coépouses et personne ne fut surpris de la réaction du ciel. C’était prescrit :  » Qui injurie sa coépouse est passible de la colère du ciel ».

 

 

Depuis ce jour, les habitants de ce village prirent au sérieux les interdits, et plus jamais, personne ne proféra la moindre injure à l’endroit de l’autre. Agbeblèwo regretta d’avoir pris une deuxième femme, et toutes les autres coépouses du village et même des villages voisins, au vu de ce qui venait de se produire, se promirent de s’entendre et se respecter mutuellement.

 

 

Destin Mahulolo

  1. Beau conte. Au-delà de l’humour qu’il contient, cette leçon de morale doit nous fait vraiment réfléchir. On ne s’amuse pas avec certains interdits de la tradition.

  2. Beau conte. Au-delà de l’humour qu’il contient, cette leçon de morale doit nous faire vraiment réfléchir. On ne s’amuse pas avec certains interdits de la tradition.

  3. Merci Claude. Ici, nous sommes loin des sociétés où il est interdit d’interdire.

  4. On parlera plutôt de il est interdit de braver les interdits. De l’humour melé à la réalité culturelle de nos sociétés africaines. J’ai aimé ce conte. J’y vois non seulement les enjeux de la polygamie mais aussi ceux liés à la tradition. Merci cher Père. Cela me rappelle le soir au village autour du feu où grand Père nous racontait de belle histoire chargées de leçons de vie.

    • Salut, cher Judicaël. Les séances de conte autour du feu, au clair de la lune n’existent plus vraiment. Il nous faut les réinventer aujourd’hui sur internet

  5. Merci pour m’avoir fait bien rire…. Cela me permet de percevoir la multitude de tonalités Que peuvent renfermer aussi un conte… Épique, humoristique, fantastique aussi…

  6. Heureux de lire ton commentaire, frère Judicaël. C’est vrai que les contes nous aident à nous évader aussi un peu, oublier les soucis et voir la vie autrement. Si tu as pu te dérider en lisant ce conte, j’en suis content.

  7. Rien qu’aux noms des coépouses, on ne peut s’empêcher de rire. Un perroquet qui vous répète les interdits, cela ne sera pas aisé à supporter au quotidien…rires. Très belle histoire
    J’ai le sentiment qu’il y a eu une petite hésitation sur la fin à donner à l’histoire puisqu’on lit d’abord « Soudain, les deux femmes furent foudroyées, carbonisées.  » puis « Agbeblèwo regretta d’avoir pris une deuxième femme, et les coépouses se promirent de s’entendre et se respecter mutuellement »

    • Merci Lorinda GNACADJA pour avoir pu rire. Quant à la fin, la sentence était claire: devait tomber foudroyée qui injuriait ouvertement l’autre. Le dernier paragraphe est celui des leçons que véhicule le conte. Merci pour vos remarques qui encouragent à mieux faire.