« Mais si nous auteurs africains, par complexe ou par souci de respect de la langue française, refusons de faire part au reste du monde la part de richesses que comportent nos langues africaines à travers leurs particularités linguistiques, on aurait privé l’humanité d’une partie de son patrimoine. »

 

B L : Bonjour Madame Fatoumata KEITA . Nous vous remercions pour cette interview que vous nous accordez. Pouvez-vous vous présenter à nos internautes ?

F K : Je suis une romancière malienne, nouvelliste, poétesse à la base et pour toujours, essayiste et je m’essaie à un genre intermédiaire que nous avons nommé « Plusique » : plume et musique : poésie sur fond musical. Je suis socio anthropologue spécialisée en socio économie du développement. Je sers depuis toujours dans le domaine de l’éducation dans le monde des ONG. Je suis donc partagée entre littérature et éducation.

J’ai à mon actif une trilogie (trois roman dont Sous Fer, Quand les Cauris se taisent, Les mamelles de l’amour), un essai sur la typologie des violences perpétrées durant l’occupation du Nord du Mali, trois recueils de poèmes ( A toutes les Muses, J’aimais cet homme qui chantait le fleuve, Ce n’est jamais fini Tome I et dont le Tome deux est en cours d’écriture, une Nouvelle publiée chez les NEA et deux albums de « Plusique » (poésie sur fond musical) et des livres coécrits avec d’autres auteurs.

B L : Vous êtes auteure d’une dizaine d’ouvrages littéraires qui englobent presque tous les genres : poésie, essai, carnet de voyage, roman, etc. Vous êtes même auteure d’une trilogie romanesque, initialisée avec Sous fer en 2013, suivi de Quand les cauris se taisent en 2017 et Les Mamelles de l’amour en 2017. D’où vous vient ce gigantesque talent littéraire ?

F K : Talent littéraire ? Non je dirais besoin littéraire. Pour  dire comme Voltaire qui dit :   « Au sortir du berceau, j’ai bégayé des vers/ D’autres ont fait des vers par simple désir de le faire/ Moi je suis poète malgré moi ».

Vous savez, l’écriture est un besoin vital pour moi. Elle est pour moi ce que la religion en est pour d’autres. Je m’y plonge pour trouver la force de continuer, de me réinventer et de subsister. Alors peut être que du talent porte ce besoin mais le talent sans le besoin n’aurait pas porté loin. J’écris sans me lasser. On me demande comment je fais ; moi-même je ne sais pas. Je crois que j’écris fondamentalement pour moi. Si les autres y trouvaient leur compte, et j’espère qu’ils en trouvent et en trouveront, eh bien, j’en serais heureuse.

B L : Dans votre trilogie romanesque vous abordez le triptyque thématique excision – remariage – polygamie. Vous  brisez ainsi un tabou qui a longtemps existé autour de ces sujets dans un Mali traditionnel d’une part et majoritairement musulman d’autre part. Quel a été l’écho de cette belle trilogie auprès des lecteurs ?

F K : Dans la trilogie, je m’autorise de rectifier, j’aborde:

1- la problématique de la lutte contre l’excision (lutte émaillée de polémique, d’écart de langage, de méconnaissance du contexte culturel qui sous-tend la pratique, de discours qui au lieu de sensibiliser choque, de la difficulté de se faire entendre par des peuples qui croient encore bien faire, de l’incapacité de se faire entendre à cause du discours inadapté ou mal adapté),

2- de la polygamie sous sa forme ancienne et nouvelle.

3 du deuil et de la problématique de la succession après le décès du conjoint. Je n’ai pas encore parlé du remariage de la veuve car c’est ce thème qui fera l’objet du quatrième ivre de la trilogie que je viens de commencer. Dans un contexte où la lecture n’est pas une chose bien prisée, il est difficile d’entendre l’écho de nos ouvrages, n’est-ce pas. Cet écho, si je l’ai entendu, c’est auprès des étudiants et auprès des lecteurs de l’extérieur du Mali (Français en général) qui ont besoin de connaître mieux nos modes de vie. Ces quelques échos entendus sont favorables en majorité et critiques sur cette façon de finir le récit comme l’on finirait une nouvelle, l’auteur laissant la porte de la réflexion, de l’imaginaire du lecteur entrebâillée donnant voie à tous les possibles.

B L : Dans l’histoire de la littérature malienne, seul  Massa Makan Diabaté avait écrit une trilogie romanesque – Le Lieutenant de KoutaLe Boucher de Kouta et Le Coiffeur de Kouta – qui lui a valu le Grand Prix international de la Fondation Léopold-Sedar-Senghor, en 1987. On pourrait donc dire que, de par votre trilogie, vous lui emboîtez les pas. Serait-il votre auteur préféré ?

F K : J’ai quelque peu lu Massa Makan. Je me reconnais en lui par l’emploi des expressions mandingues J’ai beaucoup de respect pour lui. Mais si je me réclame de quelqu’un quelque peu, et à certains endroits, c’est de Kourouma. Non pas dans le caractère insolent de ses écrits comme dans « Allah n’est pas obligé » (et je comprends d’ailleurs aisément pourquoi ce registre de langue a primé dans l’ouvrage) mais dans son aspect respect et place donné aux particularités linguistiques de l’Afrique. Et pour celui qui connaît nos langues africaines où la parole jaillit avec paraboles, proverbes et concisions, écrire un univers africain à travers une langue étrangère (française), c’est être tenté de soumettre celle-ci aux singularités de l’univers africain. Cela revient à certainement écorcher celle-ci aux yeux des puristes. Qu’ils m’en excusent mais je trouve qu’il faudra  passer cette gymnastique  pour un enrichissement mutuel et du français et de nos langues : cela donne la  sensation d’une sorte de trahison dans la mesure où une traduction fidèle n’est pas toujours réussie ; et tandis que certaines terminologies de nos langues sont intraduisibles dans une langue étrangère, d’autres, une fois traduites, perdent leur essence première. Ce qui me fait parfois, lorsque j’écris, chanter ces vers du poète haïtien Léon Laleau :

« Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas à mon langage ou à mes costumes,
Et sur lequel mordent, comme un crampon,
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser, avec des mots de France,
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal ? » (Je dis du Mali 😉

Mais si nous auteurs africains, par complexe ou par souci de respect de la langue française, refusons de faire part au reste du monde la part de richesses que comportent nos langues africaines à travers leurs particularités linguistiques, on aurait privé l’humanité d’une partie de son patrimoine. Pour vous donner quelques exemples de particularité linguistique : dans la langue bamanankan : L’os de la parole veut dire l’essentiel de ce qui doit être dit, Sous fer (qui est le titre de mon premier livre), nêguê kôrô en Bamanankan, est dit pour signifier l’excision. Et je peux continuer comme ça.

C’est à travers une auteure italienne que j’ai su qu’être enceinte se dit littéralement dans sa langue «  être en espoir ».

B L : Votre dernier ouvrage est un recueil de poèmes intitulé : Ce n’est jamais fini. Pouvez-vous nous faire la genèse de ce livre et pourquoi ce titre ?

F K : Ce n’est jamais fini est un recueil de poèmes qui va être écrit en trois tomes. Le premier tome est sorti. Il  va avoir deux frères encore. Le premier est en cours de route et qui sera le tome 2. « Ce n’est jamais fini » résume la dualité de la vie : la vie et la mort, le jour et la nuit, la douleur et le bonheur. Ces choses-là sont superposées. Et l’une attendant toujours que l’autre s’en aille pour se pointer et … ce n’est jamais fini. Ce livre est un petit clin d’œil à tous mes amis, parents, proches qui m’ont aidée à avancer, qui sont là quand je suis dans le besoin et qui m’aident encore à faire monter le gros rocher de Sisyphe. La vie, cet éternel recommencement, n’est possible sans le soutien des autres. Ce soutien, on me l’a toujours donné. Et il faut leur en être reconnaissant, et à la vie et à mes amis, parents, collègues et proches. Et c’était aussi  l’objet de « Ce n’est jamais fini« . Enfin ce livre est un brin d’espoir pour toute l’humanité souffrante. A la frontière de nos douleurs, existe une plage pour le rire, le bonheur, l’extase absolue. Et en voici un extrait que je vous offre volontiers :

« Ce n’est jamais fini

À ceux qui ont peu souri

Qui ont l’échine courbée

À force du fagot des ans porté

À ceux qui douloureusement ont péri

Au souvenir desquels je tressaillis

À ceux qui ont les yeux en fontaine

À force de complaintes par centaines

À ceux qui ont l’artère rompue

À force d’infortunes connues

À ceux qui portent le sceau du désespoir

Au cœur du noir et à l’ombre de l’isoloir

Sans jamais  se plaindre ni même se lamenter

À ceux-là  seuls cette note de symphonie et d’espoir

L’espoir qui barre la route au gouffre du désespoir

Qui donne voie à la délivrance et chasse la brume du soir »

Ce n’est jamais fini, tome 1

B L : Quelles difficultés avez-vous rencontré dans vos projets littéraires ?

F K : Les difficultés résident dans le contexte difficile dans lequel nous évoluons tous : difficulté de publication ; si on n’est publié, difficulté de large promotion, de large diffusion. Mais aussi la question du comment,  où et quand écrire dans un contexte africain. En Afrique pour une femme qui travaille, élève ses quatre enfants, prend soin de son foyer et écrit, c’est un sacerdoce. Mais je ne m’en plains pas. Ici en Afrique, c’est nous qui avons encore nos sœurs et frères, nos tantes et mères disposées à nous donner un coup de main, sans calcul et de façon volontaire pour élever les enfants, faire le ménage,  prendre soins de la maison. Je suis donc reconnaissante à Dieu mais aussi à toutes ses personnes qui m’entourent : mes sœurs et mon mari qui m’aident à aller cueillir les étoiles.

B L : Madame, vous êtes lauréate du prix Massa Makan Diabaté 2015 de la Rentrée littéraire du Mali et du 2ème prix du meilleur roman de l’Afrique de l’Ouest. Quel est votre secret ?

F K : Mon secret, c’est ma passion pour ce que je fais. A ce propos, je vous livre juste un extrait du tome 2 de « Ce n’est Jamais fini » (en cours d’écriture):

Ce n’est jamais fini

Mon cœur vaincu par ma passion
Se soumet peu à peu à ses raisons
Mes nuits comme mes jours

Que mes vers remplissent toujours
S’ouvrent sur la lueur sans détour.
Que valent les jours sans amour?
Que vaut la vie sans passion?
Inviter l’humanité à s’aimer
et à aisément féconder
Comme se multiplient les nuits et les jours
Telle doit être notre raison de toujours
La mienne fait place à la loge de ma passion
Ma passion pour la vie et pour l’écrit

Cet art qui me répare et répare
les difformités dues à mes tares
Pourquoi ce chemin et pas cet autre- là ?
Probablement parce qu’à son détour

Nous attend un ami inconnu depuis toujours
Sur toutes les terres les gens rient et pleurs
Ici ou ailleurs ce sont les mêmes douleurs
J’ai choisi de rester ici pour égrener mes jours
Je ne veux pas aller caresser d’autres alentours
Je ne peux pas balayer d’autres devantures

Alors que celle de mon logis reste à reverdir

Je veux rester ici et arroser de ma sueur mon rêve

Mon rêve de bonheur  nourri chaque instant sans trêve
Rester ou partir on meurt toujours en martyr
Alors pourquoi partir et accepter d’en pâtir?
Toutes les vies ont les mêmes saveurs
Un peu de salé de sucré et un peu d’épicé
Toutes les natures postent les mêmes couleurs
Du gris du chatoyant du doré sur fond étriqué
D’autres savent seulement parer leur laideur
De fards de perles ou de ton platiné

Sur toutes les terres les larmes sont salées
Ce sont les mêmes mélopées ici ou ailleurs
Le ciel tantôt bleu tantôt boudeur
reste le même partout ici ou ailleurs
Qu’on cesse de nous gaver de mensonges écœurants
Comme on nous gave de to arrosé de gluant
Ici ou ailleurs existe une part

D’ombres et de magie sur la face de la vie
Ici ou ailleurs on joue  sa part de comédie
Ici ou ailleurs les vertus et les tares
A chaque âge son petit trésor
La fougue pour l’âge d’or
La sagesse pour la vieillesse
Le combat est notre sort
Le repos est pour la mort
Ici ou ailleurs la même litanie
On ne choisit pas vraiment on subit
Ici ou ailleurs c’est ainsi la vie
Quelqu’un t a donné ton nom
Quelqu’un t’aidera à traverser le pont
Le pont pour la vie le pont pour l’au-delà
Ici ou ailleurs c’est toujours comme cela
S’arrêter ou avancer
Courir ou marcher
Àla fin c’est pour s’allonger
Ici ou ailleurs triomphe la même vérité
Avance donc sans te presser
Avance sans t’arrêter de chanter
Pleurer ou chanter  courir ou marcher
A la fin c’est pour se coucher
Croire ou ne pas y croire
Chacun à son moment de gloire
Croire ou ne pas y croire
A chacun son jour de foire
Croire ou ne pas y croire
La pénombre tombera sur chaque soir

Croire ou ne pas y croire

Chacun sera suivi par son ombre
Croire ou ne pas y croire
On finira chacun en décombres
Pleurer gémir ou crier
Chanter danser ou aider
A la fin c’est pour toujours s’accouder
Alors moi j’ai choisi ma passion
De décorer l’humanité avec conviction
Avec les lustres de mes vers fredonnés
J’ai choisis de chanter la musique de la vie
Belle mélodie d’amour et de vie la poésie
J’ai choisi de danser au rythme sonore de mes rimes
Danser au rythme de ma passion jamais en déprime
Qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas

Chacun est porté par sa passion

Qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas

Chacun est animé par sa raison

Qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas

Chacun sera appelé par le nom de son père

Qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas

Chacun ira un jour loin de cette misère

Et ce n’est jamais fini« 

Ce n’est jamais fini Tome 2″

B L : Dans votre recueil de poèmes A toutes les muses, publié aux éditions du Mandé, on lit ces vers :

« Ici chez eux maman

Je suis un poisson hors de l’eau

Un tout petit moineau sans ailes

Qui ne peut voler vers son ciel

Ici chez eux maman

Je ne suis que la petite ânesse

Soumise aux ordres de la grande déesse

Maîtresse de l’enfer qui se dresse

Là, dans cette prison ou j’encaisse

Ici… chez eux. »

 

 

B L :On est tenté de faire un lien entre ces vers et votre propre vie quand on sait que, à 12 ans, loin de vos parents à Figuira, vous deviez marcher 7 km tous les jours pour aller à l’école, que vous avez redoublé toutes les classes, et qu’en 1989 à Kayes vous étiez placée dans une famille d’accueil où tous les soirs, vous deviez vendre de l’eau fraîche à la gare. Aurions-nous raison de faire ce lien ? Et vous arrive-t-il de parler de vous-même dans vos livres ?

F K : Chaque auteur à un lien avec son œuvre.Que ça soit  implicite ou explicite. Quel auteur ne parle pas de lui dans ses livres?

B L : Quand on vous lit, on a souvent l’impression que vous êtes révoltée. Est-ce vrai ?

F K : Oui ! Si nous n’avons pas la capacité de nous révolter, de nous indigner, c’est que nous ne sommes pas humains ! Mais j’ai vite fait de passer de la révolte en poésie à l’analyse sociologique et la description romanesque dans mes œuvres.

B L : Vous êtes du Mandé. Et nous savons que le Mandé a longtemps été une référence dans l’histoire de l’Afrique précoloniale quant à son organisation sociale. Il a même produit en 1236 la toute première déclaration des droits de l’homme appelée Charte du Mandé ou Charte de Kurukanfuga, bien avant la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen en 1789. Où est passée cette richesse traditionnelle et cette force organisationnelle de l’empire du Mandé ?

F K : Je n’ai pas de réponse à cette question à moins de faire une sociologie spontanée. Il est peut-être nécessaire de faire une étude pour voir si dans le présent des hommes il existe une part du passé. Je sais quand même que tout ne se perd pas, malgré l’invasion culturelle, la domination de nos cultures par d’autres, il demeure des choses qui restent : l’organisation familiale a changé mais elle demeure dans une autre forme. Et elle est le socle de toute organisation sociale.

B L : Dans les articles 14, 15 et 16 de la Charte du Mandé élaborée en 1236, il est dit de ne jamais offenser une femme, de ne jamais lever la main sur elle et qu’elle doit être associée à la gouvernance de la cité. Les questions liées à la théorie du genre et du quota-genre ne sont donc pas du jamais vu dans la Tradition manding. Quelle est aujourd’hui la place de la femme dans le Mandé en particulier et dans tout le Mali ?

F K : Cette place change et est différente d’une zone à une autre, d’une femme une autre. Il n’y a pas la femme. Il y a les femmes. Malgré les pesanteurs sociales et culturelles, sa place change selon qu’elle soit allée à l’école ou pas, selon qu’elle soit dynamique ou pas, selon qu’elle croit en elle ou pas, selon qu’elle se bat ou pas. Donc je n’aime pas avoir un regard statique et général sur cette place de la femme. Aujourd’hui les femmes, dans leur majorité ici ou ailleurs, se battent et avancent.

 

 

B L : A lire votre vie, on remarque que vous avez connu une enfance très difficile, mais vous n’avez jamais baissé les bras. Et aujourd’hui, vous êtes socio-anthropologue, socio-économiste et écrivaine. Vous êtes donc un exemple vivant et concret. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles qui se croient limitées par les aléas et les embûches de la vie ?

F K : Je dis aux jeunes de ne pas baisser les bras. Les difficultés de la vie doivent nous aider à nous forger.

B L : Vous avez certainement d’autres projets littéraires.

F K : Continuer à écrire.

B L : Votre mot de fin.

F K : Merci à vous et à ceux qui me liront ici et ou dans les grands délires de mes œuvres.

 

Interview réalisée par Hervé O. EZIN, pour Biscottes littéraires.

 

Comments are closed.