On n’aura jamais de cesse de le redire à la suite de Jean-Jacques ROUSSEAU in Du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.», ni de reprendre cette célèbre pensée que s’est appropriée Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme ». On le voit bien les hommes sont créés libres pour vivre en parfaite harmonie avec la nature, mais il se fait que certains s’érigent en dieux qui contestent l’humanité et la dignité des autres. Dans un contexte où l’on sait que chacun est unique au monde et qu’il est aussi « dieu », comment comprendre qu’au nom de Dieu, quelques « dieux » puissent s’arroger arrogamment la prérogative de vassaliser les autres « dieux » qui sont tout autant « dieux » qu’eux? La religion qui est lien et relation avec Dieu et les autres doit-elle servir de fer pour embrigader les libertés individuelles? Doit-on, au nom du respect de la religion et du nom de Dieu, se taire devant les exactions perpétrées par certains hommes de Dieu au nom de Dieu? Face à cette impasse, Ken Bugul trouve sa voie d’issue. En effet, si pour Bossuet le déisme est une forme déguisée de l’athéisme contrairement à la conception de Pascal selon laquelle ce sont deux concepts non seulement aux antipodes de la religion mais aussi opposés l’un à l’autre, Ken Bugul, dans son rôle d’écrivain, s’approprie le premier. Elle le fait pour acérer le glaive de sa lutte en faveur de la cause de la gent féminine et des couches marginalisées de la société qui, en plus d’être la risée de la minorité bourgeoise et le marchepied des autorités à divers niveaux, se voient chosifiées par les dirigeants des cultes religieux abusivement au nom de l’Être Suprême. Pour ce faire, elle crée son monde qu’elle installe dans la rue Félix-Faure tout près de divers lieux de culte où, loin d’y prôner l’athéisme encore moins le libertinage religieux, elle fait régner le déisme et dénonce haut et fort l’obscurantisme, le sectarisme, l’abus d’autorité etc.

1- Ken Bugul, la battante

Bien vue dans le monde de l’art écrit, Ken Bugul (« Personne n’en veut » en langue Wolof), de son vrai nom Mariètou Mbaye Biléoma, a poussé son premier vagissement en 1947 dans le Ndoucoumane au Sénégal. D’un père marabout alors âgé de 85ans et d’une mère qu’elle perdra à l’âge de 5ans, elle fit son initiation à l’école primaire de son village et fut reçue pour les études secondaires au Lycée Malick Sy de Thiès qui lui permettront de faire une année à l’université de Dakar et d’obtenir par la suite une bourse d’étude belge ; ce qui fait d’elle l’une des rares femmes de familles modestes d’alors qui ont réussi à se hisser au rang de l’élite africaine. Ensuite elle fut fonctionnaire internationale, successivement basée au Kenya, en RDC, au Togo comme Chargée de Programme dans la région Afrique pour une ONG internationale s’occupant de programmes et projet de planification familiale (Internationale Planned Parenthood Federation africa IPPF Africa Region).

Et comme la cerise sur le gâteau, elle n’hésite pas à embrasser l’art de manipuler le verbe de façon esthétique et à s’y consacrer depuis 1994. N’ayant point démérité, et déjà auteure de plusieurs œuvres littéraires dont «Rue Félix Faure» qui fait l’objet de notre étude, son ouvrage «Riwan et le Chemin de sable» lui vaudra le « Grand prix littéraire de l’Afrique noire » en 1999.

Veuve d’un médecin béninois dont elle a aménagé l’ancien cabinet en une galerie d’art à Porto-Novo pour la promotion des objets d’art, d’œuvres culturelles et d’artisanat, elle se fait ambassadrice de la gent féminine et porte-parole des couches les plus défavorisées de la société. Elle est aujourd’hui l’une des Grandes Voix de la littérature africaine dont l’audace, la liberté, les prises de position, l’humour voire la colère ne sont plus à démontrer.

 

2-«Rue Félix Faure», carrefour de tous les enjeux sociaux et éthiques

Dans un style à la fois philosophique, poétique, à l’allure d’une déclamation slamique avec plusieurs refrains comme «Le grand lépreux découpé en gros morceaux et dont les petites parties sexuelles étaient enfoncées dans la bouche grande ouverte comme un bouquet de fleurs sauvages», «Rue Félix-Faure» (P.1), «Les yeux du grand lépreux» (P.1), «la rue de l’espérance doublée de patience», « Personne n’en veut« , à travers son œuvre «Rue Félix Faure», étale le vécu quotidien d’une population typiquement hybride, unique en son genre qui semble vivre éternellement dans une impasse sans nom.

Un titre qui, bien que susceptible de pousser à moult interrogations, semble tout dire sur son contenu : une rue, un lieu de vie; mais de qui ?

En effet, tout comme toutes les autres rues du monde, «Rue Félix-Faure» en est une.

Qu’a-t-elle alors de si particulier pour faire objet d’une œuvre de 274 pages de la part de l’une des Grandes Plumes de la littérature africaine.

Loin d’être une œuvre socio-géographique, «Rue Félix Faure», de la collection  «Étonnants voyageurs», publiée aux éditions Hoëbeke, à Paris le 17 mars 2005, présente sous forme d’un polar personnalisé, le destin croisé des habitants de la rue Félix Faure. Bien qu’au cœur de l’un des quartiers résidentiels les plus nantis de la Médina, le Plateau, cette rue en soi est un contraste frappant quand on considère sa situation géographique. En effet y cohabitent, au rythme et au son du violon, du blues et des rires des filles au dos nus et au teint couleur caramel, immigrés cap-verdiens et ceux « de l’intérieur » sénégalais à la recherche de ce qui manque à leur bonheur : qui en mal d’amour, qui d’amitié… Une rue sans pareille et, semblerait-il, à double facette où règnent le bonheur, la « vraie vie« , la quiétude, « l’amour vrai » ; quiconque pouvait y noyer ses vicissitudes. Et pourtant, ses habitants étaient loin d’être nantis, riches, aisés, d’autant plus qu’il y régnait un énorme tohu-bohu couronné d’une anarchie que les habitants pensent dompter eux-mêmes, «La rue ne doit pas avoir un responsable. Nous tous, nous sommes responsables de la rue Félix Faure […]» (P.241). Le plus important, ils vivaient avec Dieu sans contrainte des cultes «Il n’y avait pas de temple pour prier Dieu…» (P.65), ou plutôt Dieu y vivait Lui aussi ; c’était sa rue, «Ils voyaient Dieu directement et lui les voyait. Ils voyaient Dieu dans son œil […]» (P.66).

Tous les matins de «la rue de l’espérance doublée de patience» étaient d’une douceur dans pareille et donnaient envie d’y passer la nuit. Mais comme toute exception à toute règle, l’un de ces matins —sensés réconcilier l’être avec lui-même, avec le prochain, avec la vie— vient avec sa particularité, une intrigue : on retrouve sur un trottoir un grand lépreux découpé en gros morceaux et dont «les petites parties sexuelles étaient enfoncées dans la bouche grande ouverte comme un bouquet de fleurs sauvages», et dont les yeux grands ouverts étaient restés vivants pour coopérer à l’enquête policière qui sera lancée ; enquête qui brasserait l’histoire commune de plusieurs personnages qui vont tous contribuer à élucider le drame et sa portée.

3- Le monde de la  » Rue Félix-Faure »

Rue Félix Faure est habitée, du moins animée par plusieurs personnages dont les plus concernés par l’histoire se révèlent :

Peuple de la rue Félix Faure : peuple unique en son genre ; il s’agit des habitants ou non de la Rue qui y affluent en quête de bien-être, de liberté, mieux du « Vrai monde« . L’ont-ils trouvé ? Ce qui est sûr «Les habitants de la rue Félix Faure ne voulaient pas savoir d’où ils venaient, mais rêvaient où ils voulaient aller.» (P.18). Loin d’incarner le libertinage, ce peuple tout en vivant avec Dieu, se refusait de vivre sous les contraintes des pratiques religieuses, des faux chefs, des faux dévots etc. «Ils vivaient Dieu avec Dieu», «Mais il n’y avait pas de temple pour prier Dieu» (P.65).

Tonio le coiffeur : ayant installé dans la rue de Dieu son atelier qui tout le long du récit a servi de repère, il y vivait avec sa petite famille. Mais il se verra, bien qu’habitant la rue de l’espérance doublée de patience, inscrit sur la liste des victimes du moqadem qui a, au nom du même Dieu avec qui ils vivaient, abusé de sa femme et sa fille qui n’ont eu que le suicide comme recours et consolation. Ainsi se vêtira-t-il désormais d’un manteau de méfiance. À l’aide de son violon, il contribue à élucider l’intrigue dont il est lui aussi protagoniste, et rythme l’histoire.

Muezzin, le religieux : son nom le décrit. Mais pourquoi l’auteure a-t-elle senti le besoin de faire retrouver le corps du moqadem par un autre religieux ? Le hasard étant ici exclu, elle vise en effet à montrer aux religieux en général les tares camouflées dans leur rang. De plus, Muezzin n’a pas échappé à « l’œuvre » du fameux moqadem à l’instar de Tonio, de par le viol de sa fille. Après avoir participé à l’intrigue, il contribuera aussi à l’élucidation du meurtre énigmatique du faux dévot.

Djib : Grand jeune homme, c’est le cinéaste à qui devra être rapportée l’histoire que racontaient les gros yeux du grand lépreux pour en faire un film. Jeune, beau, très physique et attirant, il est aussi de ce peuple unique, à la quête de la « Vraie Vie« ; il y est reconnu comme cinéaste qui, expert en sa matière, «l’un des plus grands cinéastes de son époque» (P.132), retrace facilement l’histoire des autres, mais qui déclare ne plus avoir aucune idée de la sienne. Mais sa rencontre avec la masse d’ombre, le grand lépreux dont le mystère intéresse sa curiosité sera un hic dans son aventure dans l’œuvre. S’étant diplomatiquement lié d’amitié à la masse d’ombre, les histoires de cette dernière étayées par celles de la jeune femme teint clair semblent parler de lui et éveilleront davantage sa soif d’en savoir davantage. Non seulement, il en arrive à bout, mais il contribuera aussi à la résolution de l’énigme que constitue toute l’histoire. Pour lui faciliter son rôle de cinéaste, l’auteure l’a consacré incarnation de la curiosité.

Drianké, la gargotière : d’origine négro-berbère et kabyle, chanteuse de blues, de son état, et alors très belle, elle fut, elle aussi, proie du faux dévot qui, de par ses moyens frauduleux, non seulement a abusé d’elle mais aussi lui a transmis de ses maladies ; ce qui sera à la fin compris comme la vraie raison de sa venue mystérieuse à Rue Félix-Faure, son «sauveur»(P.238), en quête de « Vie« . S’y étant installée pendant des lustres, en deviendra la « Sage », digne d’être hissée à la tête de Rue Félix-Faure ; «Drianké habitait cette rue depuis tant d’années et sans beaucoup sortir, qu’elle en connaissait tous les coins et recoins.» (P.238), «Moi, à mon avis c’est toi qui dois être la responsable, tu connais la rue Félix-Faure mieux que tout le monde.» (P.240). L’auteure ayant pour but de rendre justice aux femmes et aux marginalisés, lui fait accueillir le même moqadem dont le destin dépendra, d’une part, d’elle dans la suite de l’intrigue.

Mun : fille silencieuse, taciturne et presque toujours effacée. Si les matins Rue Félix-Faure étaient significatifs et particuliers, ce fut grâce à une femme qui a débarqué dans la rue chez Drianké, à la recherche de travail. Bien potelée, claire, aux traits divinement envoûtants, elle représentait une énigme à résoudre à tout prix pour son hôte Drianké qui avait des années plus tôt débarqué de la même façon, surtout quand elle dit n’avoir pas «…besoin de parler avec quelqu’un pour le connaître…» (P.119). Coïncidence ? Hasard ? Le plus poignant, c’est qu’elles partageaient presque les mêmes traits physiques, on aurait dire sa fille biologique. Mais elle n’en était pas une. Qu’est-ce qui les unit alors pour qu’elles se sentent si liées dans l’œuvre ? C’est bien ce que veut élucider l’auteure en entraînant Mun vers Drianké qui hébergeait le grand lépreux, le sujet de sa vengeance en justice à sa mère.

Le Philosophe et ses Apprentis : un groupe d’individus distingués et très particuliers de la rue Félix-Faure. Ils constituent la « conscience » de la rue. Sans créer une école, encore moins un atelier d’apprentissage, le philosophe de la rue Félix-Faure se voit être à la tête de ce groupe que sont ses apprentis avec qui il pose des regards critiques et objectifs sur chaque fait et geste du peuple qui vit avec Dieu. Si l’histoire est rythmée par le son du violon de Tonio le coiffeur, leur philosophie aussi particulière qu’elle fût, se veut être le vecteur principal, mieux la trame de l’émaillage de toute l’œuvre.

L’importance de leur présence dans l’œuvre symbolise non seulement la nécessité que toute société ait des têtes pensantes pour l’édification réelle des citoyens, mais aussi et surtout le modèle de monde dont rêve l’auteure !

Mais, est-ce à dire qu’elle veuille faire du monde entier des « rêveurs debout« , comme désignent d’aucuns les philosophes ? De toute façon, «originale» est le qualificatif qui dit mieux cette œuvre qui, dans son hybridité la plus complexe, brasse à travers la salade faite de la vie des habitants de la Rue Félix-Faure, des thèmes dignes d’attention et d’étude.

 

4- Rue Félix-Faure », carrefour d’idées

 

L’Obscurantisme

Théorie de l’ignorance, du noir, conformément à sa racine «obscurant» du latin «obscurus» qui signifie «ténébreux, sombre», l’obscurantisme se révèle la pratique visant à maintenir l’Homme dans l’ignorance totale du savoir, le priver d’éducation pour qu’il ne sache pas faire usage critique de sa raison. Ainsi, un minime nombre d’individus monopolise le savoir et ses dérivés, et investit largement dans « l’obscuriculture » dont est sujet le reste de la grande masse.

Dans notre conteste, le fait se joue en la faveur des faux dévots et moqadems qui, en vue de concrétiser leurs méchancetés et de satisfaire aisément leurs pervers et incontrôlables désirs charnels, endoctrinent le peuple auquel ils dénient toute émulation intellectuelle. Tout est au nom de Dieu, «Et sous le couvert de Dieu ils faisaient du mal» (P.97). Tout repose sur Dieu ; même les responsabilités. «Ceux qui n’avaient pas la notion et le sens des responsabilités rejetaient tout sur Dieu» (P.46-47) Tout est demandé par Dieu à travers ses intermédiaires sans qui l’on ne peut communiquer avec Dieu. Le moindre vol, la monde escroquerie, le moindre abus sexuel étaient sur recommandation de Dieu ; «…Priez toujours, donnez tout ce que vous possédez, obéissez, vous verrez, notre dieu sait ce qu’il fait.» (P.47), «Je suis un homme de mon dieu, tu verras, tu as de la chance de m’avoir rencontré.» (P.141), «La femme de Tonio continuait à parler et le moqadem continuait à se masturber […] Et tous les jours, le moqadem purifiait et la mère et la fille.»(P.219), «Le moqadem avait demandé à la femme de Tonio de lui trouver quelque chose de précieux pour faire des prières de grâces à son dieu qui l’aimait tant[…] Un beau matin le moqadem avait disparu.» (P.219-220) Et personne d’autre ne peut accéder à la lumière, au savoir si ce n’est les dirigeants religieux.

Comment est-ce que Dieu qui a créé les Hommes tous égaux à son image et sa ressemblance, va après toute son œuvre créatrice, établir les uns au dessus des autres ? Préoccupation de notre auteure. Cette œuvre, loin de faire l’éloge de l’obscurantisme, le dénonce et en fait le procès.

 

Le Déisme

Du latin «Deus, Dei» qui veut dire «Dieu», le déisme désigne étymologiquement l’«idéologie qui ne voit que Dieu».

En effet, le déisme est une opinion philosophique selon laquelle Dieu existe, a créé l’Homme à son image et à sa ressemblance et l’a laissé libre en ce qui concerne la relation à tenir avec Lui. Ceci a tendance à rejoindre ce que le Catholicisme appelle «la liberté des enfants de Dieu». Mais en réalité, le déisme va bien au delà de cette liberté. Si cette «Liberté des enfants de Dieu» admet la pratique religieuse, le déisme au contraire rejette toute idée de révélation, le dogme et la religion.

N’est-ce pas là vouloir à la fois une chose et son contraire, une bipolarité déniée que de croire en Dieu en tant qu’Être Suprême et en même temps de balayer du revers de la main la religion qui littéralement signifie la foi en Dieu et le lien entretenu avec Lui et avec les Hommes ? Pourquoi est-ce que « Personne n’en veut » se donne pour mission de consacrer du temps à ce genre de thème ?

Dans le présent contexte, le déisme se veut être vu comme libération des êtres humains surtout les femmes et les marginalisés vis à vis des faux dévots, ces chefs et moqadems qui, au nom de Dieu, l’Être Suprême, se donnent le vilain plaisir d’écraser ceux dont ils se réclament guides et éclaireurs ; ce que l’auteure bénino-sénégalaise n’entend pas concevoir ni de son vivant ni de sa mort. Alors, elle crée son monde, le monde vrai, où l’on vivrait Dieu en Dieu sans être à la merci d’une pratique religieuse conçue par ses semblables, sans laisser sa vie malmenée par des supposés guides, dévots qui n’ont même pas fini de discerner la leur propre ; car d’ailleurs pour elle, «Dieu ne vivait pas dans un temple, aussi beau soit-il…» (P.33), «Dieu est bon, Dieu est miséricordieux ! Mais ne demandez pas, vous serez servis par vous-mêmes. Chacun est venu dans ce monde avec son récipient. C’est à chacun de le remplir comme il veut. Ce n’est pas à Dieu de remplir nos récipients. Puisque Dieu, c’est chacun de nous !» (P.35) «Jamais nous n’irons chez Dieu ensemble. Chacun de nous est voie vers Dieu. […] À force d’être en groupe c’est la répétition, c’est la banalisation.» (P.252)

 

Le Contraste

Le mot désigne opposition. Selon le dictionnaire universel, c’est l’opposition prononcée entre deux choses ou deux personnes, chacune mettant l’autre en relief. Deux choses qui s’opposent diamétralement mais avec pour particularité la détermination l’une de l’autre. Conformément à son éthymologie latine, le terme vient de «contra» (= contre) et «stare» (= se tenir); ce qui donne «se tenir aux antipodes de». De cette approche de définition, l’on voit tout de suite la contradiction, l’antithèse. Mais d’où sourd cette idée de contraste ?

En effet, l’œuvre dans son entièreté est architecturée de termes, figures, et images contrastés. Ainsi, la rue elle-même contraste avec sa situation géographique, «la rue Félix-Faure était située dans un quartier en plein centre de cette grande ville […] quartier des bourgeois…» (P.61), la mort du grand lépreux découpé en gros morceaux et dont les petites parties sexuelles étaient enfoncées dans la bouche grande ouverte comme un bouquet de fleurs sauvages est vue comme «…du vrai art fantastiquement sublime» (P.21), le matin du 29 novembre s’oppose aux matins ordinaires de la rue Félix-Faure qui étaient «calmes, d’un calme si doux…» (P.10), des idées et propos se mettant réciproquement  en reliefs, «Mais Dieu n’était pas concerné par le pardon» (P.97), «La rue Félix-Faure était la rue de la vie, de l’espérance doublée de patience, la rue de Dieu. Mais il n’y avait pas de temples pour prier Dieu. Il y avait la rue pour vivre avec Dieu. Les habitants de la rue Félix-Faure se priaient pas Dieu…» (P.65).

Loin d’être une succession de thèses et d’antithèses, encore moins une bipolarité, ce contraste était plutôt une neutralité qui exprime le juste milieu en tant que vertu, l’harmonie des contraires  qui donne essence au monde ; qui dit jour doit dire nuit, qui dit lumière doit dire obscurité, qui dit homme doit dire femme, etc. Car c’est l’idée de l’une qui crée celle de l’autre.

 

 

5-Rue Félix-Faure », monument stylistique

Il est primordial de retenir que «Rue Félix-Faure», empreint d’un style anaphorique, qui revêt un caractère de thème, et loin d’être idéaliste encore moins dialectique, est le fruit d’une imagination féconde qui reflète la pure réalité de la vie. Cette particularité de l’auteure dans son art de manier le verbe nous plonge dans un univers où pendant que l’on s’évade en y noyant tout souci, l’on est plus que tenu en haleine, assoiffé de la fin, du dénouement de l’intrigue que l’on se permet d’imaginer à tout bout de chams. Ken Bugul dénonce avec hargne et fait le procès l’obscurantisme dont usent les faux dévots, les moqadems, les divers chefs religieux, et même les sectes(P.252), pour instrumentaliser les femmes et les bas peuples sous le couvert de Dieu. Toutefois, elle prône ses idées ses rêves pour le monde à travers des figures qui accrochent, avec pour complice la gradation qui a toujours eu le propre de tenir en haleine sans perdre de vue aucun mot : «Il semblait entendre des souffles, non loin. Il avait dirigé son regard vers le côté d’où provenaient les souffles […] Muezzin s’était approché de plus en plus des formes et les souffles devenaient de plus en plus forts. Les souffles venaient des formes.» (P.52), «Un visage de femme. Une femme de petite taille. Une femme ronde. Une femme teint clair. Cette femme, c’était Drianké.» (P.55)

 

Conclusion

Voici un roman tel qu’on l’aime, palpitant, foisonnant, crépitant de suspenses et trépignant de vie : «Rue Félix-Faure». Voici la Ken Bugu (Personne n’en veut) dont on veut encore et encore.  Une Ken Bugul délurée, mesurée, libre, tranchante, incisive mais lucide et l’âme profondément ancrée dans l’humus humain de son peuple, une Ken Bugul avocate des masses défavorisées et des femmes dévalorisées par une société hypocrite et veule. De la « Rue Félix Faure », où elle campe son intrigue, elle braque son projecteur sur notre histoire commune et en balaie les rues et les murs de ses faisceaux de vérité et de responsabilité. Mon coup de cœur pour cette œuvre réside dans son originalité. L’oeuvre n’est pas qu’un polar, du moins le polar n’est qu’un prétexte pour ce beau texte qui est à la fois musique, éthique, philosophie, humour, poésie et surtout colère, hargne et dénonciation. Que le livre soit un hommage aux Cap-verdiens émigrés à Dakar, son âme est fondamentalement féministe et sa chair férocement humaniste. Le moindre mot, la moindre ponctuation y est empreint de sens. Le plus séduisant dans son maillage et son architecture est que tout de suite son titre éveille la curiosité intellectuelle qu’elle-même se donne pour tâche d’assouvir d’abord à partir d’un décor qui semble « mener dans le décor » avant de replonger dans le vif de l’intrigue puis au dénouement. Si elle est un poème auquel l’anaphore donne une allure slamique, la gradation sera son rythme, sa cadence. Une œuvre unique en son genre que seuls les férus de l’art écrit peuvent dévorer avec un appétit glouton, et qui témoigne du savoir non négligeable de son auteure, une femme brave ; comme pour confirmer que les «Femmes sont capables de beaucoup». En définitive, «Rue Félix Faure»  de Ken Bugul, c’est indubitablement l’audace d’une plume délurée.

 

Paterne HOUNKPE

Kpossi Codjo Paterne HOUNKPE, est né le 15 Avril 1996 à Bopa et y a fait ses études primaires. Après les études secondaires au CEG BOPA et dans les séminaires d’ADJATOKPA et de PARAKOU, il poursuit actuellement ses études en Administration Générale à l’ENAM, à l’Université d’Abomey-Calavi. En plus d’être passionné de l’art écrit, il est aussi un amoureux de l’art musical.