« C’était l’époque où il fallait aider les Angolais qui luttaient contre leur rebelle Jonas Savimbi et ses hommes tapis dans le maquis. Notre gouvernement envoyait alors en masse les jeunes gens à Luanda […] Si nous autres de la plèbe on s’empressait d’aller en Angola c’était juste dans l’espoir de nous barrer en Europe depuis ce pays voisin, véritable niche de passeurs qui travaillaient main dans la main avec leurs complices des compagnies aériennes […] Je suis d’abord arrivé au Portugal avant d’échouer en Belgique, puis en France avec les papiers d’un compatriote mort depuis longtemps et dont les frères avaient vendu la carte de résident aux passeurs angolais. Je porte le nom et prénom de ce disparu,et on comprend que je n’aie pas dévoilé jusqu’à présent mon vrai nom, encore moins à quelle rue précise se situe mon petit studio du XVIIIe. » (pp. 193-194) Alain Mabanckou, « Black Bazar » (Seuil, 2009),
En effet, dans son roman Black Bazar (Seuil, 2009), Alain Mabanckou nous raconte l’histoire d’un immigré congolais. Dans un style ironique et plein d’humour qu’on lui connaît, il étale les réalités de l’immigration clandestine et la vie en communauté de plusieurs ressortissants africains en France.Ils sont Congolais, Camerounais, Ivoirien et Tchadien entre autres ; qui se retrouvent à Paris et forme une petite colonie africaine aux mœurs particulières.Ces Africains sèment du bazar dans les rues de Château-d’Eau, de Château-Rouge ou de Garges-lès-Gonesse en organisant notamment des soirées festives aux couleurs africaines. Ils se rencontrent constamment au Jip’s, un bar où ils boivent des pelforth (une marque de bière)en écoutant de belles mélodies venues d’Abidjan, de Dakar, de Douala ou de Brazzaville. Au-delà de commenter l’actualité africaine et autres, ils s’amusent à scruter les fesses des femmes qui passent dans la rue. C’est d’ailleurs à cause de cette obsession pour les femmes callipyges (celles qui ont de belles fesses dont les formes arrondies sont harmonieuses) que les amis du narrateur vont le surnommer « Le Fessologue ».
« Le Fessologue » va faire trois rencontres qui vont principalement déterminer et influencer sa vie. Il va respectivement faire la connaissance de Couleur d’origine, Louis-Philippe et Sarah.Couleur d’origine, son ex-petite amie, va marquer toute sa vie. « Le Fessologue »est presque qu’obsédé de cette femme callipyge à son goût,qui va malheureusement le quitter pour un autre Congolais. Malgré leur séparation, il ne cesse de parler de leur relation et de penser à elle.Mais le quotidien du narrateur bascule définitivement à partir du moment où il rencontre l’écrivain haïtien Louis-Philippe, qui va le pousser à s’adonner à l’écriture. Laquelle sera le moyen idoine qui lui permettra de mieux pérenniser son attachement pour Couleur d’origine : « Chaque fois que je m’assieds pour écrire […], je regarde longuement ma machine à écrire et je me dis que si je l’avais achetée c’était parce qu’à cette époque où on se chamaillait avec Couleur d’origine j’avais fait la connaissance de Louis-Philippe qui signait ses livres dans notre quartier, au Rideau rouge. Roger Le Franco-ivoirien a donc tort de penser que j’ai commencé à griffonner ce journal à cause de mon ex et de L’Hybride. C’est vrai que ça a dû être un déclic, c’est vrai que les psychanalystes raconteraient des tonnes de choses à ce sujet, or c’est surtout à ma rencontre avec Louis-Philippe que je dois tout… » (p. 161)
L’attachement du narrateur pour Couleur d’origine traduit un amour indéfectible du pays d’origine, le Congo ;puisque Couleur d’origine est originaire du Congo. C’est à cause de son teint plus foncé que celui des Africains qui vivent en Afrique, malgré qu’elle soit née en France, que le narrateur décide de lui donner le nom de Couleur d’origine : « Comment peut-on être noir comme ça et être né en France ? C’est impensable. C’est scandaleux. C’est inadmissible. Ça va à l’encontre des lois de la nature. Ça sert à quoi d’affronter l’hiver et la neige si c’est pas pour laver la peau des Noirs et la rendre un peu blanche ? […] Bon, il se trouve que mon ex – je vais l’appeler à partir de maintenant Couleur d’origine – est née toute noiraude comme ça… » (pp. 65-66) Partant de ce constat, le niveau d’africanité ne se jauge pas en fonction de l’espace de naissance ou de l’espace de vie. L’on n’est pas plus Africain que l’autre parce qu’on est né, on a grandi et on vit dans son continent d’origine. Le cordon identitaire qui lie l’homme à ses origines est assez solide. Il est difficile de le rompre aussi facilement. Quel que soit son niveau d’occidentalisation, l’immigré africain a toujours une part de l’Afrique en lui : la couleur de la peau par exemple. L’identité d’origine peut se diluer certes, mais elle ne saurait se perdre totalement.C’est ce qui explique non seulement le teint très noir de Couleur d’origine qui est resté intact malgré le fait qu’elle soit née en France et ne connaît rien de l’Afrique. Mais également son choix de rentrer s’installer au Congo, son pays d’origine dont elle ignore tout et où elle n’était jamais partie.
De ce fait, Couleur d’origine est à comprendre comme identité d’origine, identité congolaise et partant,identité africaine qu’on ne saurait oublier et dont on ne saurait se débarrasser entièrement. C’est pourquoi « Le Fessologue » ne cesse de penser à son ex-petite amie malgré le chagrin d’amour qu’elle lui a fait subir. Cela se pose comme l’attachement à l’Afrique, la mère de l’humanité que l’on aime nonobstant les peines qu’elle inflige à ses enfants. Des peines qui sont la cause du désenchantement de nombreux Africains qui partent parfois sans vouloir revenir, mais vivent dans la nostalgie de leur terre natale. Cet attachement se magnifie également au prisme du lien parental qui rattache « Le Fessologue » à Couleur d’origine. Il faut dire que leur union a donné vie à une fille aussi noire que sa mère, à qui l’immigré congolais a décidé de donner le prénom Henriette. Il choisit de donner ce prénom à sa fille en hommage à sa grand-mère qui a beaucoup compté dans son enfance et qui lui manque beaucoup.Malgré leur séparation, il a l’obligation morale de s’occuper de sa fille en envoyant constamment une pension alimentaire à sa mère. Henriette devient donc le symbole du lien affectif que l’immigré congolais noue avec son Congo natal. Un contact naturel et quasiment éternel avec son pays d’origine, même s’il vit hors de ses frontières.
Par ailleurs, la rencontre avec Sarah, la Franco-Belgique, va permettre à l’immigré congolais de s’ouvrir au monde et de sortir un peu plus de sa « noirceur ». Sarah est une peintre. Eprise de littérature, elle va rebaptiser « Le Fessologue » en le surnommant « Léon Morin prêtre », une référence faite au livre de Béatrix Beck qui a gagné le prix Goncourt en 1952. A l’image de ce nouveau surnom, la relation amoureuse avec Sarah va permettre au Congolais de changer ses habitus. C’est grâce à Sarah qu’il va découvrir d’autres styles musicaux comme le jazz, avec un accent sur Miles Davis dont il va commencer à aimer les chansons ; tout comme il aime celles de Koffi Olomidé, Papa Wemba et autres. En plus, grâce à elle, il va s’intéresser à d’autres lectures que celles que lui propose son ami Louis-Philippe : « […] je dois reconnaître que c’est grâce à Sarah que je fréquente encore plus les librairies ces derniers temps. Les bouquins que je lis sont plus nombreux que les paires de chaussures Weston, les costumes Francesco Smalto et les cravates Yves Saint Laurent que je portais lors des concerts de Papa Wemba, de Koffi Olomidé ou de J.-B. Mpiana. Je peux tenir le crachoir pendant des heures et des heures, saouler les gens sur autre chose que ma mésaventure avec Couleur d’origine et L’Hybride ! Les auteurs belges, j’en lis beaucoup grâce à elle. » (p. 260) Cependant, le personnage-immigré de Alain Mabanckou continue de manifester son lien avec sa Couleur d’origine,dont il raconte l’histoire dans son livre Black Bazar.
In fine, le monde est de plus en plus enclin aux contacts qui sont à la base des transferts interculturels qui déterminent le nouvel ordre mondial. L’immigré devient un « homme-monde » qui gagne à s’ouvrir à la diversité que de s’enfermer dans sa racine identitaire. L’ouverture à la diversité culturelle est de ce fait une richesse et n’implique pas forcément la perte de soi.
Boris Noah
Université de Yaoundé I
boris.noah52@gmail.com