La question obsédait Sévérin. C’était là pour lui l’ultime aubaine à mesure que le temps passait, la pensée de se rendre chez Tanti Bojou pour y saisir la chance que lui offrait le ciel pour mener une vie décente. La préoccupation grandissait dans son cœur si bien qu’il s’en ouvrit à Macaire, son compagnon de course. Macaire lui conseilla de se méfier d’abord de l’intérêt subit que cette dame lui accorde et ensuite cette offre altruiste venant d’une négociante aussi mercantile et avide de gain.
- « Discerne bien et tu décèleras l’aspect insidieux de ce qu’elle te propose. Elle est commerçante et doit chercher un intérêt dans tout ce qu’elle entreprend. Ouvre les yeux et ne sois pas naïf. Demande-toi pourquoi elle n’a ni mari, ni enfant ou du moins pourquoi ils sont morts aussi prématurément. Tous ceux qui la côtoient et qui la connaissent bien nourrissent une sorte de suspicion à son égard. On raconte même que sa richesse lui vient de sacrifices humains. L’accident qui a coûté la vie à sa fille Mouka n’en était pas un ; elle a tué sa progéniture elle-même juste pour s’enrichir. Je me méfie beaucoup d’elle et je lui pose toujours un lapin chaque fois qu’elle demande mes services. »
- Ne sois pas si suspicieux Macaire. Cette dame est une femme de bien contrairement à ce que la plupart pensent d’elle. Elle m’apprécie bien et voudrait juste m’aider. C’est d’ailleurs pourquoi elle ne me force pas la main.
Sévérin se convainquit de ce que la vie heureuse qui l’attendait au domicile de Tanti Bojou rendait son ami jaloux et aigri. Il entreprit alors de garder ses distances vis-à-vis de son ami qui ne voulait pas son bien. Il vaut mieux rompre les amarres et prendre le large pour rester loin de ceux que notre bonheur offusque, se disait-il.
Il avait progressivement commencé à être régulier chez Tanti Bojou qui est devenue sa cliente préférée. De jour et de nuit, il s’y rendait pour telle ou telle autre commission. La dame lui avait donné les clés d’une grande chambre dans laquelle il s’octroyait des temps de sieste ad libitum[1]. Cette nouvelle amitié l’avait dispensé des travaux pénibles qu’il faisait au quotidien tous les soirs. Il y gagnait en une seule journée tout ce qu’il mettait autrefois une voire deux semaines à thésauriser. Sosso et tous ses camarades apprentis, excepté Macaire, le flattaient pour lui glaner quelques sous. Un week-end, alors qu’il s’apprêtait à quitter chez Tanti Bojou, cette dernière l’appela et lui parla en aparté :
- Sévérin, je voudrais bien te proposer un projet d’adoption. Je suis veuve et le seul garçon que mes entrailles ont porté et que mes seins ont allaité est mort prématurément. Mes grands biens et toute ma fortune risquent de se volatiliser et de devenir la propriété de mes serviteurs si je ne me trouve pas un fils. Je voudrais donc devenir pour toi une mère. Je voudrais te donner l’espoir d’un avenir heureux, je voudrais que tu deviennes ma famille, je voudrais…
Elle en était à ces mots quand le reste de son discours se perdit et sa gorge se noua. Déjà son visage était imbibé de chaudes larmes. Sévérin prit congé d’elle après l’avoir persuadée de sa ferme conviction à convaincre son patron du projet d’adoption. Une semaine plus tard, il acquit son patron à sa cause et obtint l’autorisation de s’établir chez sa mère adoptive après de nombreuses hésitations de la part de ce dernier. Il rassembla ses objets dans la valise que lui offrit sa nouvelle mère pour quitter définitivement la cabane qu’il partageait avec ses pairs. Il en avertit son ami Macaire seulement à quelques minutes de son départ par courtoisie, car pour lui, il n’était pas tenu de l’en informer. C’était un dimanche. Sa nouvelle mère décora exceptionnellement sa chambre en vue de l’accueil. Sévérin fut accueilli chaleureusement ce jour-là avec un déjeuner pompeux.
Après une semaine de séjour dans sa nouvelle maison, Sévérin sentait se creuser en lui une béance infernale. Il prenait goût malgré lui à l’oisiveté et aux repas copieux. Sa mère le gavait et lui interdisait de se fatiguer à des travaux harassants. Un jour, alors que sa mère s’était rendue au marché, son téléphone avait commencé à sonner au fond de son armoire. Alerté par la cuisinière, il entra dans la chambre de sa maman.
Il découvrit au chevet du lit, une chose étrange. C’était une énorme boule de laquelle suintait un liquide onctueux de couleur rouge. La boule était hébergée dans une grosse vitre en silice. Devant le fétiche reposait une enveloppe foliacée. Sévérin la prit et l’ouvrit. Il découvrit à sa grande stupéfaction un papier sur lequel étaient inscrits des noms. Il scruta rapidement la feuille et vit son nom en bas de liste. Le nom qui venait avant le sien était celui de sa fille Mouka dont lui avait parlée son ami Macaire. Pris de panique, il sortit en trombe de la chambre. Ce jour-là, sa mère ne revint pas du marché. Il l’attendit en vain au salon.
Dès qu’il sonna onze heures du soir, des voix humaines stridentes mêlées à des acouphènes aigus résonnaient dans tous les coins de la maison. L’effroi grandissait dans le cœur du garçon qui prit aussitôt son téléphone et appela Macaire :
- Allo Macaire ! J’ai un sérieux problème ! Des choses étranges se passent ici. Je pense que c’est toi qui avais raison. Vraiment, j’aurais dû t’écouter.
- Justement ! Qu’est-il arrivé à ta mère aujourd’hui. Elle a couru toute nue dans le marché durant toute la soirée.
A ces mots, la ligne s’interrompit. Le vacarme assourdissant que produisaient les esprits nocturnes dans la maison s’amplifiait de plus en plus. Un délestage soudain survint et plongea toute la maison dans le noir. Sévérin se retourna brusquement et se mit aussitôt à crier. Ses cris d’orfraie montaient et gravitaient à mesure que ses cordes vocales s’étiraient. Quelques instants plus tard, il s’essouffla sans que ses cris d’appel au secours ne résonnassent dans aucune oreille.
Il trouva, malgré l’obscurité environnante, la porte de sortie. Mais quand il actionna le poignet, l’éventail garni de cauris tomba sur sa tête. Sévérin vacilla mollement et s’effondra au sol. A cet instant, plus rien ni personne ne bougea dans la maison hantée, même pas Sévérin.
Le lendemain, il fut retrouvé mort, le faciès enduit de bave jaune. La rumeur parcourut dans toute la campagne au bout d’une semaine que Tanti Bojou avait sacrifié un nombre effroyable de personnes en holocauste à son fétiche Kennessih qui lui générait de l’argent. Macaire et ses pairs vinrent chercher le corps inanimé de leur ami pour l’ensevelir trois jours après le drame. Tanti Bojou, quant à elle, plus personne ne la vit dans les parages de Zè jusqu’aujourd’hui. Depuis ce jour, personne ne se hasarde à rentrer dans la maison hantée, même pas les chapardeurs qui entrent par effraction dans toutes les maisons de Zè. Tous les soirs à partir de minuit, la maison hantée héberge un concert bruissant de cris lugubres incongrûment relayés par l’écho et donné par des esprits noctambules que jamais personne n’a contemplé de ses yeux.
FIN!!!
Gilles GANDONOU
[1] Ad libitum : à volonté.
Nouvelle de tragédie unique et de style luxuriant. On s’y retrouve dans un univers dramatiquement idyllique. C’est un verre littéraire qu’il faut absolument boire jusqu’à la lie pour un plus grand plaisir de lecture.
Merci à toi frère et ami. Pour bientôt ton érection au rang des grands écrivains. Macte ánimo !
Merci M. Kédédji. Vous avez très bien compris. Une nouvelle très intéressante. Merci de nous suivre.