Il est des livres qui n’ont rien d’extraordinaire, mais qui vous renversent littéralement. « Suzanne » en fait partie. Ouffff. Quel livre! Je ne peux m’empêcher de partager les émotions qu’il m’a fait vivre. Mais avant, qu’il me soit loisible de remercier profondément et très cordialement Arlete Pujar, l’auteure de ce bijou. Nous nous sommes croisés à la foire du Livre de Cotonou (Septembre 2019). Elle faisait partie de la délégation martiniquaise invitée à ce festival. Nous avons devisé et rigolé comme de vieux copains et au moment de m’en aller, Arlette me dit : « Si cela ne vous dérange pas, je veux bien vous offrir un de mes livres. Je vous donne Suzanne. » Je répondis, émerveillé : « Est-ce que je peux refuser un livre qu’on m’offre si généreusement ? Dieu même sait que je ne sais pas résister à une telle tentation. » Cela dit, elle prit un exemplaire du livre qu’elle dédicaça pour moi. J’étais fasciné par la candeur et la sérénité du visage qui dominait la première de couverture. Une question me traversa l’esprit : « Comment, parvenue à cet âge, a-t-elle pu garder son charme et afficher une telle quiétude comme si le poids de l’âge et les rides ne signifiaient rien pour elle ? »
Le livre s’ouvre sur les bouleversements intérieurs d’un père, impuissant et effrayé devant son enfant qui vient de naître. Il se livre à un long soliloque que l’auteure présente comme un songe ou un rêve et au cours duquel le lecteur décèle les diverses émotions que vit ce père qui fuit son enfant, revient sur ses pas, le prend dans ses bras, se rassérène et se promet de tout mettre en œuvre pour que cette boule de chair bénéficie de tout l’amour dont elle a besoin. Arlette Pujar, dans ces premières lignes que nous pouvons qualifier de prologue, donne déjà le ton de tous les bouleversements et apocalypses (à la fois révélation et destruction) dont ce livre rend compte et qui, d’une manière ou d’une autre déterminent la trajectoire, du moins, résument la vie de Suzanne.
Les premières paroles de Suzanne dans ce livre portent une charge émotionnelle renversante : « Je m’appelle Suzanne, je n’ai jamais prononcé les mots « maman » et « papa » de toute mon existence. Je suis orpheline. Ma mère est décédée à ma naissance. C’est ce que j’ai appris. C’est tout ce que l’on a bien voulu me dire. Mon père a pris ses jambes à son cou, impressionné sans doute par mon arrivée. Le poids des responsabilités a dû jouer en ma défaveur. » Récupérée par Myrtha, une sage-femme qui n’avait pas la douceur et la tendresse comme caractère dominant, la petite Suzanne apprendra très tôt la face rude de cette vie : « Myrtha passait son temps à me « pichonner » pour un oui, pour un non. Mon regard traduisait la souffrance et le désespoir. ». Une voisine réalise son chagrin et en parle à Monsieur le Curé de la paroisse de Redoute. Suzanne atterrit à l’orphelinat de ladite paroisse. La vie à l’orphelinat n’est pas toujours une vie paradisiaque. Mais les religieuses donnaient le meilleur d’elles-mêmes pour assurer aux orphelins, ne serait-ce que le minimum vital. Et cela, les enfants en étaient conscients et reconnaissants, même si le souhait de chaque orphelin était d’être adopté par une famille nantie. La chance sourit enfin à Suzanne. Une famille accepte de l’adopter. « Et sous les applaudissements des enfants formant une haie d’honneur, Suzanne prit place dans une voiture conduite pour l’occasion par le chauffeur de M. Simonette, le propriétaire de l’habitation située au Gros-Morne où Suzanne vivrait désormais. » Elle a désormais une famille. Le soleil se lève pour elle chez Madame Simonette. . Mais elle prend vite conscience de n’appartenir vraiment à cette famille que par le service qu’elle rend : « Les désirs de Suzanne, ses illusions et ses peines n’intéressaient personne. Avait-elle une existence ? Physiquement, elle était présente, certes, mais son âme était complètement absente. Suzanne ce n’était que deux mains qui brodaient inlassablement nuit et jour. Des mains en or. » Mais Suzanne, c’était aussi une voix angélique. La voilà égayant les soirées organisées par sa maîtresse. Au cours de l’une de ces soirées elle rencontre un jeune homme : Pierre-André. Une histoire d’amour commence.
- Arlette Pujar peint délicatement chaque détail. Les phrases de Suzanne qu’elle retranscrit et les contextes dans lesquels elle le fait donnent à ce livre une autre dimension. Suzanne est seule. Elle est entourée de gens qui l’aiment, mais au fond d’elle, elle abrite un gouffre, un abîme de solitude et de détresse. Elle n’a jamais cessé de penser à ses parents, de se les imaginer et même d’écrire pour eux des poèmes. A Pierre-André qui lui déclare officiellement sa flamme, elle répond : « – Pierre-André mais je ne connais pas mes origines, je suis née pauvre, je n’ai rien à vous offrir. Je ne possède aucun bijou ni aucun trousseau. » La charge de tristesse contenue dans cette réponse résume toute l’amertume et les tourments intérieurs de la pauvre jeune fille. A cet effet, la réflexion que, sur fond de monologue, Arlette Pujar ébauche, est assez suggestive : « Quand Suzanne est arrivée au monde, elle ne savait pas encore que pour exister, pour se construire, il fallait qu’elle résiste à toutes les difficultés de la vie. La construction de soi est à la fois individuelle, collective et forcément intergénérationnelle. Ainsi, Suzanne a mis sa souffrance entre parenthèses. Elle a fait de ses fragilités, une force de vie. Elle a tout misé sur la broderie et le chant. Elle a exploité ses talents d’artiste. Et la question se pose : comment transmettre son amour quand on n’en a pas reçu ? » Tout comme le personnage biblique dont elle porte le nom, Suzanne a frôlé le viol. Quel traumatisme pour une fille qui est à la quête d’elle-même et qui doit à chaque palier de la vie essuyer des revers de l’existence ? Fatalité ? Vie d’éternel souffre-douleur ? Destin d’un Atlas condamné à porter le monde sur ses frêles épaules ? La vie est une suite de surprises. Alors que son amour pour Suzanne est à son paroxysme et que cette dernière a pu pour la première fois de sa vie sentir que quelqu’un l’aime vraiment, Pierre-André fait une découverte intrigante : coïncidence ? Un acharnement du sort ? De toute évidence, pendant qu’il entreprend de ranger sa chambre dans l’intention de recevoir chez lui celle qu’il aime de tout son cœur, il découvre une lettre dans une petite boîte laissée par son feu père décédé dans un accident de voiture, une boîte qu’il n’avait jamais encore ouverte. « Il entreprit de lire toutes les lettres, une à une, dont les feuilles étaient jaunies. Il s’aperçut à la lecture de ces lettres que son père avait eu un grand amour dans sa vie, autre que sa mère. Il s’agissait de lettres adressées par une femme à son père. (…)Au dos de la photographie figuraient ces quelques mots griffonnés d’une belle écriture fine : « Suzanne, notre fille bien-aimée – 16/11/1927 ». Déchirements intérieurs. Cataclysme. Pierre-André est amoureux de sa sœur née d’une négresse…
La vie de Suzanne en est marquée à jamais. Elle n’a plus jamais connu le grand amour. Même si elle est résiliente et essaie de remonter la pente en se livrant au service des autres, la trajectoire tragique de sa vie lui reste au travers de la gorge.
Ce livre est bouleversant et repose la problématique du sens de la vie. Comment tenir l’équilibre sans tomber dans l’Absurde Camusien et continuer d’espérer tout étant convaincu que tout n’est pas tout n’est pas toujours aussi rose dans le meilleur des mondes ainsi que le clament Voltaire et son optimisme. Entre Panglos et Mersault, voltige Suzanne comme Sisyphe qui doit tout recommencer à zéro à chaque fois qu’elle avait l’impression d’avoir hissé la pierre au sommet de la montagne. En se retirant dans cette maison pour personne âgée, alors qu’elle ne l’était pas, Suzanne posait le geste fort du dessaisissement si cher à Maurice Zundel : Ne jamais s’attacher à rien sinon à Dieu seul. Ce dessaisissement traduit non seulement son obstination à demeurer fidèle au seul vrai amour de sa vie, mais aussi son détachement profond vis-à-vis de tout ce qui procure la joie aux autres et dont la vie la prive. Arlette Pujar fait mention de quelques détails essentiels relatifs à la place de Dieu dans la vie de Suzanne. Son éducation chrétienne ainsi que les différentes rencontres faites à l’ouvroir lui ont donné l’assurance qu’elle n’est pas seule et qu’au fond de sa solitude, bat le cœur de Dieu et fleurit le sourire de ce Dieu qui l’aime. Arlette pose le postulat de la victoire de la fatalité par la foi et déduit que ce qui donne de transcender l’Absurde, mieux que l’optimisme de Voltaire, c’est l’espérance qui jamais ne se trompe en ses desseins. En effet par un concours de circonstances, Suzanne retrouve dans sa vieillesse son frère, le seul amour de sa vie. Une femme de sa parenté qu’elle ignorait jusque là lui verse sa part d’héritage laissée par son feu père. L’auteure prend la vie dans son ensemble et remet au goût du jour la question des enfants métisses en particulier ceux dont la mère est noire et relance la problématique du soin à porter aux personnes du troisième âge.
Si Suzanne a passé sa vie entre les larmes et le sourire, sa résilience demeure un exemple vivant. Au terme de la lecture de ce livre, je n’ai pu m’empêcher de remercier Arlette Pujar de m’avoir fait rencontrer Suzanne. Je l’ai aimée sans l’avoir jamais vue. Je l’ai adoptée sans l’avoir jamais rencontrée. Elle m’est devenue familière depuis lors. Magie de la littérature qui vous rend proche de certains personnages dont l’empathie et la bonté vous inondent de joie. Une vie toute donnée aux autres sans rien garder pour soi ni rien attendre en retour. Mourir à 90 ans dans l’espoir que le soleil se lèvera un jour, toujours sensible à ces questions fondamentales: » Quelle est la place réelle des orphelins dans notre société ? Comment survivre dans cette « jungle humaine » quand de toute sa vie, l’on a jamais rencontré aucun membre de sa famille biologique ? Comment donner de l’amour quand on en a pas reçu soi-même, quand on a jamais dit « bonjour papa, bonsoir maman », ni entendu » je t’aime, ma fille, je suis là pour toi, voici un cadeau pour toi ? » Ce livre m’a profondément bouleversé d’autant qu’il retrace l’histoire d’une personne tel qu’elle a vécu réellement. Je vais prier pour le repos de son âme. C’est cela aussi la littérature, rendre vivante une histoire vraie, sans nécessairement faire recours à la fiction. Rendre témoignage à la vérité en laissant le Bien contaminer tous ceux qui sont en quête de repères… C’est à ce jeu que s’est livrée Arlette Pujar en retraçant le vécu de Suzanne de façon crue et directe, sans facétie ni sophistication. La résilience, c’est aussi la foi, l’espérance et la charité. Si je puis me permettre de m’adresser à Suzanne, je dirai simplement ceci : « Repose en paix, Suzanne. Ta mémoire ne sera pas dissimulée sous le boisseau de l’oubli. »
Destin AKPO