Khalil Diallo a commis un roman d’une densité insoupçonnable. Il me plait de l’aborder dans la présente analyse littéraire, sous l’angle l’intertextualité et de la néotragédie lyrique…
Synopsis
Un violent attentat terroriste abat un avion. A bord, il y avait la belle Amina, la bien-aimée d’Ismaïla. Cet acte odieux plonge le héros dans un tourment de plus après la mort de sa mère. Ira-t-il rejoindre les rangs des jihadistes pour se venger ?
Analyse
I- Vaine citation ou intertextualité ?
Citer les autres. Les marquer en Italique. Khalil Diallo de « À l’orée du trépas » a choisi : faire de l’intertextualité la technique de base de son roman. Est-ce entreprise facile si l’on sait que le plagiat, la tricherie, la pastiche, la parodie ne sont pas loin. Et pourtant, certains ont suggéré n’avoir lu qu’un simple étalage de lectures, d’autres, plus radicaux auraient nié l’existence même de la technique (l’intertextualité) dans le roman de Khalil.
Intertexte ou pas ? Il va falloir y voir plus clair.
Qu’en est-il ?
La notion de l’intertextualité a été vulgarisée par Kristeva qui va revenir à la source, plus précisément au concept de dialogisme et polyphonie de Michaël Bakhtine afin d’en établir cette définition : “(…) une découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. A la place de la notion d’intersubjectivité [entre le sujet de l’écriture et le destinataire] s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double.” Le critique soviétique Mikhaïl Bakhtine parlant lui-même de l’intertextualité : “Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur.”
On s’en tenait à cette conception jusqu’en 1982 quand dans Palimpsestes (Seuil, 1982), Gérard Genette propose une relecture complète de la notion. A côté de la forme classique citée plus haut, de la métatextualité, de l’hypertextualité, Genette admet la citation simple comme une forme de l’intertextualité. Il s’agit du title dropping. En effet, dans cette forme plate, simple de l’intertexte, on ne recherche pas une refonte ou une transformation substantielle du texte d’origine. Selon Genette, cette forme n’exclut pas une taisance peu ou prou du texte ou de l’auteur d’origine. Elle peut être “tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes”. Khalil Diallo a donc choisi une forme plate sans volonté manifeste ou apparente de rentrer dans les profonds secrets des textes qu’il cite. Certes l’auteur part du title dropping mais sérine (sans volonté apparente) l’esprit des textes et des auteurs qu’il cite de la manière la plus discrète. Évidemment, par moments, il peut y avoir un soupçon d’abus dans la technique par cet inventaire de titres mais le choix artistique “de la citation discrète” sous-tend le langage et la construction du schéma narratif. Il y a un alignement dans la forme au point qu’on retrouve une certaine parenté dans la similitude.
A partir de la citation, l’auteur fait recours à des techniques dérivées employées par d’autres auteurs.
L’utilisation du flash forward (prolepse pour les littéraires) au début du récit montre que les citations qui jalonnent l’œuvre ne sont pas faites ex nihilo. Ce n’est pas par effet de manche ou une vulgaire impression d’une connaissance livresque vainement étalée. Le flash forward (une technique empruntée au cinéma) sert à raconter un évènement à venir. Khalil Diallo utilise ici la même technique que l’auteur de « cent ans de solitude » Gabriel Garcia Màrquez (qu’il cite à la page 86). Cette façon est assez connue dans la littérature. Genette la nomme par Prolepse répétitive. C’est une figure complexe d’anticipation en ce qu’elle glisse dans la narration une ellipse temporelle d’une fin annonçant le futur. Proust utilise ce procédé dans “A la recherche du temps perdu” (cité dans le prologue à la page 18 quand le protagoniste du Roman rumine une éventuelle vengeance). A partir de là, le récit s’écrit dans un flash black (disons analepse).
L’idée de Khalil Diallo serait d’établir une familiarité par l’esprit par une comparaison muette. La caractérisation du personnage d’Ismaila, le protagoniste est une preuve de l’emploi de ce type comparatif. Drôlement froid, le personnage principal subit la mort, la distance, l’amour (il ne sait pas nommer ce sentiment), l’indifférence… Ismaila est un personnage de l’absurde qui comme Meursault se prête au jeu de la comédie humaine. Sa vie, son épopée, est digne d’une tragédie grecque (L’absurde a été utilisé en premier par Cicéron dans “de Oratore III, définition”). La référence à certains classiques de la littérature n’est pas simple effet de style. Il y a une recherche de paternité artistique et littéraire dans le choix des intrigues, des lieux communs et du nœud dramatique. C’est ainsi qu’on retrouve un peu Ismaïla dans le personnage de Trelkovsky du Roman de Topor Roland qui vit tourmenté dans un appartement parisien ou encore Joseph K dans le procès de Kafka à l’attente d’une sentence aussi absurde que son arrestation.
L’intertexte s’imbrique et forme un maillage puissant avec les espaces et les contextes assimilables à d’autres auteurs. Le placement de « Terre Ceinte » de Mbougar Sarr (P.19), de “Devoir de violence” de Yambo Ouologuem (P19) permet d’inscrire le récit dans la veine du roman à tension. Le contexte s’y prête. On parle d’obscurantisme, de guerre, de violence. La citation de “la ritournelle de la faim” de JMG Le clézio (P.24) permet de faire un lien au récit de guerre. On y retrouve toutes les questions qui animent Khalil dans son écriture : la condition humaine, la misère sociale, la guerre, l’aventure, le totalitarisme. A la fin du chapitre 1er, pour décrire la solitude et l’esseulement du personnage, l’auteur convoque Céline avec son texte majeur “Voyage au bout de la nuit” (P.28). Ismaila, orphelin de mère, chassé de chez lui par un papa conservateur va entamer au long périple vers les abysses de l’aventure (on n’oublie pas la référence faite à la page 20 à « L’aventure ambigüe » de C. A. Kane).
Le texte s’emballe. Comme Meursault (L’étranger de Camus est cité à la P.15), Ismaila se retrouve seul après la mort de sa mère.
Toutefois, on pourrait se demander à juste titre si Khalil Diallo n’a pas vraiment abusé de la citation. La recherche de parenté n’est-elle pas un moyen pour lui de crédibiliser son texte ou de chercher une certaine légitimité littéraire ? En effet, certains lecteurs ont pu penser que l’auteur laisse cette impression de “j’ai beaucoup lu.” Et justement, la citation abusive a desservi l’auteur sur la teneur de la narration sur certains points essentiels de son récit. Ce qui laisse un goût de lassitude par moment et brise la fluidité de la lecture : rien qu’à la page 19, on note sur un seul paragraphe 11 citations ; à la page 91, dans une seule et même phrase, il y a 4 citations de titres). Certaines contre-citations rendent imprécises la technique. Elles viennent raviver les doutes sur l’inadéquation de certains titres avec l’esprit du texte. On peut citer la l’évocation du Roman de Marie Ndiaye “Trois femmes puissantes” (P.78) qui n’a pas sa place dans le texte.
Enfin, un problème sur le classement des titres cités peut se poser. Les titres parfois sont éloignés dans le temps et la réalité littéraire, et, regroupés, ils formeraient un véritable fourre-tout…
L’intertextualité est donc la technique majeure du Roman. Elle a permis à l’auteur de faire quelques mixtes. L’intrigue est construite à partir d’un personnage qui mène une vie à la fois héroïque et tourmentée. Sa fin est tragique.
II- Tragédie, épopée, prosopopée, Que choisir ?
Chez Khalil Diallo, sans y prétendre, il y a dans l’esprit de la construction des entités narratives un drame silencieux savamment construit dans une sorte d’entre-trois. La capacité artistique de Khalil Diallo, c’est cette mise en fonction qui transcende l’idée même de tragédie. Autant, il y est fidèle dans l’esprit, autant il en a domestiqué les artéfacts pour en faire des substrats littéraires. Il rejoint la conception du grand helléniste allemand Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. Selon lui, “Une tragédie attique est un morceau, complet en lui-même, de la légende héroïque, traité poétiquement dans le style sublime pour être représenté comme partie intégrante du culte public dans le sanctuaire de Dionysos par un chœur de citoyens d’Athènes et deux ou trois acteurs.” Chez les penseurs, on retrouve souvent trois sortes de tragédie :
Le type pragmatique (ce premier type la tragédie ne fait que refléter les réalités tangibles de la vie humaine). Il se trouve chez les grands dramaturges grecs. Dans son « Agamemnon« , Eschyle décrit le roi victorieux qui revient chez lui, couronné de gloire. Mais sa femme ne lui est pas restée fidèle elle a des excuses et elle tue son époux.
Dans la tragédie psychologique, le héros est partagé entre les tendances de la (sa) raison et l’impulsivité des émotions et des passions. La fin du Chapitre XV et le début du chapitre XVI plonge Ismaila dans un dilemme terrible. La mort de sa bien-aimée suscite chez une réflexion intérieure, une return of emotion par la voix du narrateur externe : “Celle qu’il aimait avait été assassinée par la faute de tous ceux qui n’avaient pas su contenir l’expansion des cellules terroristes. Sa mort avait été causée par l’ensemble de ces pseudo-chefs d’État, services de renseignements, forces de sécurité qui avaient failli à prévoir la survenue de cet attentat. Il en avait après tous les lâches qui, passifs, n’avaient pas su faire bloc et stopper l’expansion de l’obscurantisme religieux, y compris lui.” (P.156)
En ce moment, Ismaila aurait aimé être Héraclès pour accomplir son dernier et plus fameux exploit : juste à temps pour sauver sa femme (sa bien-aimée).
Le dernier type de tragédie est celui dit “religieux”. Ici, le héros se bat contre son destin, cet implacable bon vouloir d’un Maître. Le héros s’écrase, malgré sa bonne volonté et ses bonnes raisons, contre le roc de la volonté ou de l’arbitraire d’un dieu. Dans les » Bacchantes » d’Euripide, Penthée, le roi sensé et judicieux de Thèbes, s’oppose pour mille bonnes raisons à l’introduction du culte dionysiaque ; il s’oppose ainsi à Dionysos qui, sous les traits d’un coryphée ironique, dur et enfin cruel, joue avec lui comme le chat avec la souris et lui prépare enfin une mort affreuse. C’est un schéma qu’on retrouve un peu dans la lettre du père d’Ismaila écrite à son fils alors qu’il agonisait : “Toute âme est destinée à la mort. À l’instant où tu lis cette missive, ma sentence a déjà été prononcée, rédigée et même exécutée. Malgré nos efforts, nos actes de dévotion, nos égarements et vicissitudes, mon fils, si tu n’as pas oublié les enseignements, tu sais très bien que la vie n’est rien d’autre qu’un feuilleton éphémère dans lequel le Suprême Marionnettiste tire une carte au hasard et la mort frappe sans préavis. L’ange à la robe du crépuscule frappe lorsqu’il y est invité…” (P.157)
Il y a cependant des pièces qui arrivent à réunir à elle-seule les trois types. L’Ajax de Sophocle par exemple. Ajax souffre de l’injustice de ses compagnons de guerre (puisque les Grecs devant Troie ont accordé à Ulysse, et non à lui, les armes d’Achille défunt), des dieux (Athéna se venge d’une parole présomptueuse du héros en l’accablant d’un triste égarement d’esprit qui émeut même son adversaire Ulysse, alors que la déesse reste impassible et cruelle comme le Dionysos des Bacchantes), la douleur intérieure d’avoir perdue son honneur et se voit obligé de quitter un monde devenu intolérable.
Le personnage d’Ismaila comme Ajax souffre triplement aussi : la perte de l’être aimé, de ses parents, son tourment intérieur. Ce triple déchirement (intérieur) l’amènera au rang des jihadistes.
Le défi dans le style de Khalil Diallo, c’est d’aller au-delà de la simple tragédie, de réaliser un maillage parfait entre la tragédie, l’épopée et la prosopopée. La prosopopée donne vie aux absents du récit. La tragédie les emporte, l’épopée fait d’eux des personnages mythiques, des héros et la prosopopée leur donne une seconde voix. On note, au-delà de l’histoire du Roman, une certaine géographie de l’absence. Ismaila vit dans le remord, la culpabilité, et le regret. De son chagrin profond, naît un lien entre la tragédie (c’est un héros), l’épopée (qui célèbre sa mort prochaine et inéluctable) et la prosopopée (mourir de manière tragique pour l’honneur de sa bien-aimée).
Le lien entre les trois est la mise en scène d’un héros. Les espaces sont réduits, anéantis. Le héros oscille entre deux mondes : le monde qui l’entoure, et le monde de son for intérieur, ses convictions, ses illusions, ses émotions et ses passions. La preuve, Ismaila vit dans un Dakar écrasé, une qui représente un contexte et non une situation géographique dans l’épopée du protagoniste. Il y rencontre l’Amour (Dakar la belle), y trouve refuge, n’y vit finalement que par nécessité (Durant tout le récit, on sent un détachement chez Ismaila. Dakar l’étouffe mais il n’arrive pas à décrire ce sentiment. Quand vient le moment de partir, il n’a hésité à quitter la ville).
Toutes les interrogations suscitent un prospectus, tendent vers un même mouvement : la mort. C’est le point de chute de toute tragédie (humaine). L’auteur de « A l’orée du trépas » adoucit cet effet glacial et placide de la mort en proposant une envolée lyrique à la fin de son récit. Il “voyait sa tête s’ouvrir sur plusieurs vers, plusieurs strophes, qu’il n’aurait jamais imaginé sans la proximité de l’heure. Aucun manuscrit ne les recueillerait à présent…” (P.180) Ici, la mort approche, le héros sent la fin de son épopée.
Dans ce cheminement du personnage principal apparaît toute la vigueur et l’articulation entre trois genres qui partagent deux évidences : un héros et un fatalisme. L’écriture laisse place à la voix libre d’un héros (Ismaila) qui sait que l’inévitable va se produire : « la mort viendra et elle aura tes yeux”(P19).
Le texte dans son ensemble dégage un lyrisme puissant. Le style lyrique (assumé) de l’auteur donne une certaine fluidité au récit. Mais dans certaines situations narratives, l’auteur a manqué de tact. Le surfait lyrique a fait écran à la froideur que devait avoir la narration. Autre ombre au tableau, quitte à passer pour un puriste, on ne voit pas l’utilité du poème glissé dans le récit (P.101). D’ailleurs, le profil et la psychologie du personnage d’Ismaila laisserait peu penser qu’il avait la passion pour l’écriture.
En ce qui concerne le terrorisme, le texte manque de relief pour faire opérer le basculement. La romance y était mais il a manqué la passion, la vraie pour que le déclic soit suffisamment fort pour le basculement de ce personnage qui vit une vraie tragédie humaine.
Il y a, et c’est peu de le dire, une confusion flagrante entre romance et lyrisme. La relation qu’entretient Ismaila avec Amina ressemble à un véritable conte de fée qu’on aurait pu lire dans une belle romance (P.87). La relation, quoique éphémère se nourrit que de clichés du couple du genre “Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.” Il a manqué à l’auteur la lucidité dans une histoire d’amour qui était pourtant très simple. L’auteur a voulu manipuler le cliché et le cliché a bouffé le sadisme du narrateur. Bref, c’est de l’amour, pas trop méchant. Ces quelques couacs techniques n’enlèvent en rien la beauté et la puissance du texte.
Conclusion
“A l’orée du trépas” de Khalil Diallo est un hymne à l’amour et à la libération. Il n’y a ni condamné ni acquitté. Dans ce livre, il n’y a ni morale ni remords. Mais il y a l’homme qui se questionne et interroge le monde, il y a l’humain qui se trouve en face de la bête qui râle en lui. Voir en Ismaila le personnage d’une vulgaire comédie humaine, c’est se méprendre d’une fable qui tient vérité : tout héros incarne à la fois le mensonge et la réalité, le vrai et le vraisemblable. Le dernier acte d’Imaila renferme le secret pas souvent avoué de la bravoure : derrière chaque acte de bravoure se glisse une lâcheté. Derrière chaque héros, est tapi un lâche. Entre les deux, le seul lien fort est l’Amour. Ismaila est donc ce personnage qui vacille entre ces deux mondes que tout sépare et unit. C’est un lâche, il a fui chez son père par amour sa mère. C’est un ange, il s’est “tué” par amour. L’Amour, le seul sentiment qui transcende les hommes et leurs petites tracasseries ; la haine ; la religion…! Ismaila, ce n’est donc pas une voix, non, c’est un esprit. Il est comme dans une odyssée, “libéré comme un oiseau fraîchement sorti de sa cage, le voilà virevoltant, main dans la main avec son ange aux yeux en amande au gré de l’unique symphonie qui comptait pour lui : l’amour. Ils flottaient ensemble, tous les deux réunis, souriants ; ils dansaient, sur une mélodie qu’ils appréciaient. Rien que pour eux, pour célébrer leur union nouvelle, leurs belles retrouvailles. Jacques Brel interprétait son plus beau titre : « Ne me quitte pas ». Ni la vie ni la mort n’ont pu les séparer, et à présent, leur amour est toujours aussi vivant, car il est plus fort que l’obscurantisme, que la haine et les religions…” (P.182)