Chapitre 1

Emmanuelle Varboy-Roulaut avait profité de la sienne pour tout expérimenter, apprendre à se connaître et découvrir le monde autant que possible avant de se ranger. A la sortie du baccalauréat, ignorant quelle orientation prendre, elle était partie jeune fille aux pairs, un an, en Angleterre, pour parfaire son Anglais et bien d’autres raisons. A son retour en France, elle était entrée en première année de médecine, pour faire comme son cousin, dont le profil Facebook affichait des photos de soirées confirmant la bonne réputation de ce genre d’étude, pour ce qui est de consommer sa jeunesse. Elle avait saisi l’occasion de faire des stages aux quatre coins du Tiers-Monde, dans des dispensaires, des bidonvilles, des camps et des orphelinats. Elle aimait l’aventure et l’aventure lui rendait bien.

C’est sur les bancs de la faculté de médecine qu’Emmanuelle avait rencontré Charly. N’ayant jamais entendu un mot sortir de sa bouche, elle était tombée sous le charme de sa réserve mystérieuse et de son indomptable mèche brune. Puis elle avait eu l’occasion de mieux le connaître au cours de nombreuses soirées, et du peu qu’elle l’avait entendu s’exprimer, elle avait pu déceler la générosité de son cœur, apprécier son humour décalé et constater sa délicatesse envers les femmes. Ce n’était pas son premier homme, mais elle avait tout de suite senti que ce serait « le bon ». Ils avaient vite emménagé ensemble ; elle remplaça son colocataire qui partait faire un tour du monde à vélo. Leur amour était une évidence, leur couple un modèle de longévité pour tous leurs amis communs. Pourtant, plus d’une fois elle avait refusé de l’épouser, malgré les demandes répétées, plus innovantes les unes que les autres ; elle avait peur. D’abord parce qu’elle n’osait croire au grand amour. Elle avait passé son enfance à regarder des séries ou des émissions de télé-réalité dans lesquels les idylles se faisaient et se défaisaient à chaque nouvel épisode. Certes, partout on disait que le mariage était censé être le plus beau jour d’une vie, mais on disait aussi qu’un mariage sur trois finissait par un divorce. Sa famille ne croyant plus en Dieu depuis plusieurs générations, Emmanuelle ne voyait aucune raison de faire de leur amour tout un événement. Pour achever de se convaincre, elle s’était renseignée sur le coût moyen d’organisation d’un mariage et avait rêvé tous les voyages qu’elle pourrait s’offrir avec ce montant. Bref, après avoir pesé longuement les pours et les contres, elle en était venue à la conclusion que se marier était une entreprise bien trop risquée.

Charly et Emmanuelle avaient quitté leur province au moment de leurs études supérieures. Leurs diplômes en poche, ils avaient jeté leur dévolu sur un ravissant petit pavillon de banlieue qu’ils avaient acheté d’après des plans et aménagé à leur goût. De cette manière, ils étaient assez loin de Paris pour s’offrir une maison avec jardin – ce qui signifiait des barbecues entre copains, un gros chien et une piscine gonflable. Mais ils étaient assez proches de la capitale pour s’y rendre en moins de trente minutes – car il était hors de question de renoncer aux virées hebdomadaires dans les bars et petits restos de leurs quartiers favoris, de manquer les expositions du moment où d’être obligés de prendre un hôtel les soirs de concert. A l’achat de cette maison, le compromis leur parut très bon.

Puis la construction fut achevée. Ils s’installèrent. En quittant leur studio du quartier latin, Emmanuelle avait eu l’impression de quitter sa jeunesse. Non que les plaisirs d’autrefois ne soient plus à sa portée ; c’est plutôt que d’un seul coup elle n’en avait plus envie. La perspective des soirées auxquelles elle était invitée l’ennuyait d’avance, elle se forçait presque à s’y rendre. Pourtant, lorsqu’elle y était, elle s’y sentait toujours à sa place. Jeune, séduisante, admirée. Puis il fallait attraper le dernier train, rentrer chez elle, se démaquiller, se déshabiller, aimer Charly, et elle se disait alors qu’il n’y avait rien d’égal au bonheur d’être serrée contre son homme sous la couette. A quoi bon courir Paris ?

Un jour, elle avait appris qu’elle était enceinte. Alors vis-à-vis du bébé et de la société, finalement, il valait peut-être mieux être mariée. Un dimanche, avant de trop s’arrondir, elle avait enfilé une robe blanche sexy, une paire de talons hauts assortie à son rouge à lèvre, et elle était allé signer un papier au bras de son amoureux. Elle s’appellerait désormais Mme Varboy-Roulaut. Ça sonnait mieux que Roulaut-Varboy et elle ne voyait pas pourquoi elle renoncerait à son nom, elle et pas lui. Les jeunes époux n’avaient pas pris la peine d’avertir leurs familles ni d’organiser des noces. Ils avaient demandé à leurs plus proches amis de bloquer la date sans même leur expliquer ce qu’ils fêteraient ensemble. Ils avaient arrosé l’union en boîte de nuit, à coup de champagne, cocktail sans alcool pour Madame.

Emmanuelle avait voulu connaître le sexe du bébé, souhaitant secrètement que ça soit une fille. Elle pourrait ainsi lui confectionner une adorable garde-robe comme elle en faisait à ses poupées étant petite. Elle rangerait tout dans une petite armoire blanche à double-porte percée d’un cœur comme elle en avait vu dans un catalogue de vente par correspondance. Et lorsque l’enfant grandirait, elle s’adonnerait aux joies du shopping en sa compagnie, la complicité mère-fille qu’elle tisserait serait son meilleur anti-âge.

Ce fut une fille.

 

Chapitre 2

Pendant toute sa grossesse, puis lors de sa convalescence à la maternité, l’entourage d’Emmanuelle n’avait cessé de la féliciter, de la convaincre qu’un enfant n’était que du bonheur, qu’il fallait profiter de chaque instant, que ça passait si vite, alors que la jeune mère ne manifestait aucune appréhension particulière. Cet empressement qu’ils avaient tous eu à la rassurer aurait dû l’alerter, pensa-t-elle, car en réalité, les premiers mois qui suivirent l’accouchement lui parurent interminables et elle se demandait bien de quoi elle eut pu profiter. Elle n’était ni heureuse ni malheureuse. Elle était seulement épuisée. Pourtant elle n’était pas seule. Charly était un père exemplaire, il l’encourageait, la rassurait et s’occupait de Bertille avec un naturel étonnant. Alors elle s’était dit qu’elle n’était pas faite pour les bébés et qu’il valait mieux reprendre le travail au plus vite. On lui avait répété plusieurs fois qu’il était préconisé de garder son enfant avec soi au moins les six premiers mois, pour l’attachement, le respect de son rythme, le maintien de l’allaitement, les repères… Mais après tout, si Charly voulait que Bertille reste à la maison, il n’avait qu’à prendre lui-même un congé parental. La maternité lui avait déjà imposé bien des sacrifices.

Emmanuelle avait donc trouvé une nourrice et avait rouvert son cabinet. Elle quittait la maison le matin à huit heures. Charly, qui travaillait à l’hôpital, emmenait la petite une demi-heure après. Emmanuelle la récupérait à dix-huit heures trente tous les soirs. Bertille lui tendait les bras avec un grand sourire, mais sa mère lui rendait son sourire comme elle aurait enfilé un masque de comédie : son cœur n’y était pas. Dans sa tête défilaient les patients qu’elle avait reçus en coup de vent tout au long de la journée. Elle essayait de se remémorer chaque élément de leurs dossiers, alors les traitements, les diagnostiques, les examens prescrits, tout lui semblait erroné, imprudent ou excessif.

Quand Bertille, affamée, se mettait à pleurer, elle l’attachait dans le transat du salon sans un mot, fermait la vitre coulissante et préparait le biberon dans la cuisine en poussant le volume de la radio. Le crépitement des ondes entre deux fréquences était encore le son qu’elle préférait. Quand le son du poste ne suffisait pas à couvrir les pleurs, Emmanuelle se hâtait de plus belle, et agissant dans la précipitation, renversait le pot de lait en poudre ou se brûlait avec l’eau du biberon. Alors elle se mettait à hurler et envoyait valser tout ce qui se trouvait sur le plan de travail. A travers la vitre, elle criait à sa fille que ce n’était qu’une enfant gâtée, capricieuse et impatiente, et que pour sa peine elle n’aurait droit à rien du tout. Puis elle se recroquevillait sur le carrelage de la cuisine, pleurait autant qu’elle pouvait des larmes acides, et lorsque plus rien ne sortait de ses yeux et de sa bouche, qu’elle était sèche et vide comme une éponge qu’on aurait tordue par mille fois, elle se relevait, refaisait le biberon au ralenti, détachait son bébé avec lenteur, la posait contre son corps désincarné, lui faisait ses excuses d’une voix monocorde et lui tendait le biberon. La petite fille tétait sans grande faim, les yeux grands ouverts sur cette sorte de mère qu’elle ne reconnaissait pas.

C’est ainsi que Charly, en rentrant, retrouvait souvent sa femme et sa cuisine complètement retournées.

Emmanuelle prenait beaucoup de plaisir à s’occuper de Bertille, le week-end. Elle passait beaucoup de temps à s’amuser avec elle, était à l’affût de ses moindres désirs, mais lorsqu’elle recevait des invités, faisait mine de ne point trop la gâter. Elle était intarissable en chansons pour enfants et trouvait toujours mille et une façons pour faire rire sa petite aux éclats. Charly se sentait mal à l’aise à faire des enfantillages et préférait encore changer les couches, donner le bain ou mixer les purées. Le papa et la maman avaient donc chacun leur rôle et c’était très bien ainsi : la joie du week-end en famille. Mais en semaine, tout était différent. Lorsqu’Emmanuelle sortait d’une journée de travail, ses élans de maternité étaient comme paralysés. Les pleurs de Bertille la faisaient souffrir comme s’ils sortaient de sa propre poitrine. Cependant, elle ne se sentait aucun cœur à la dorloter. Jouer avec elle ou la prendre dans les bras cinq minutes avant de s’affairer au dîner ne lui venait même pas à l’idée tant cela lui semblait au-dessus de ses forces. Son esprit était comme saturé. Elle économisait ses derniers efforts pour ouvrir le congélateur et le micro-ondes. Heureusement, le biberon du soir était vite avalé, Bertille s’endormait sur les dernières tétées, sa mère n’avait donc plus qu’à la coucher toute habillée dans son berceau sous prétexte de ne pas vouloir la réveiller, et c’est son père en rentrant, qui, montant dans la chambre pour embrasser sa fille, prenait la peine de la changer pour la nuit. Pendant ce temps, Emmanuelle, blottie contre un gros oreiller, sous un plaid, dans le canapé, son plat décongelé posé sur les genoux, regardait la télévision. Elle commençait parles programmes Arte qui autrefois l’intéressaient tant, puis constatant qu’elle ne percevait que les images sans atteindre le sens, elle zappait sur les autres chaînes à l’affût d’une émission affreusement divertissante et efficacement abrutissante.

 

Elle se sentait incapable, lâche, abominable, coupable. Elle avait toujours été combative, pourtant elle avait vite renoncé à être une bonne mère. Si elle avait cherché à assurer sur tous les fronts, elle le savait, elle allait droit à la dépression. Combien de ses collègues avaient déjà tiré un trait sur leur carrière ?Burnt out. Ce mot était à la mode. Mais les maux, eux, étaient-ils si nouveaux ? Ce qui était relativement nouveau, c’est que la réussite d’une femme ne se mesurait plus seulement à la stabilité de son mariage et à la bonne éducation de ses enfants. Cependant, était-ce une idée vaine de chercher à s’épanouir sur le plan professionnel ? Emmanuelle avait beaucoup investi dans sa carrière, on l’avait encouragée dans des études longues, elle en avait acquis le sens des sacrifices, du labeur, de la persévérance. Son diplôme était sa plus grande fierté. Ne serait-elle pas cependant plus heureuse si elle arrêtait de travailler pour se consacrer seulement à sa progéniture et à l’entretien du foyer ? Après tout, elle ne concevait pas sa vie sans enfant, l’éducation la passionnait et le ménage, pourvu qu’elle ait un peu de temps pour le faire, n’était pas une corvée qui la repoussait. L’appât du gain était le dernier de ses soucis et le salaire de Charly suffisait à satisfaire le foyer.

Elle songea donc à fermer son cabinet définitivement et en parla le soir même à son mari. D’abord, il feint de l’en dissuader. Il ne voulait pas qu’elle se sente obligée de faire ce sacrifice, qu’elle le regrette plus tard, qu’elle lui en tienne rancune ; mais au fond, il admettait que c’était la solution la plus sage pour apaiser le rythme familial. Emmanuelle arrêta à la fin de l’année, trouvant rapidement un repreneur. Elle réduit le contrat auprès de la nourrice pour ne faire garder sa fille que le mardi. Ainsi, elle s’accorderait une journée entière pour vaquer à ses occupations librement, et prendre un peu de bon temps pour elle. Elle s’inscrivit à un cours d’aquagym tonique, décida de fréquenter la médiathèque deux fois par semaine, de faire ses courses au marché, de pétrir elle-même son pain et de se lancer dans la confection de petites marionnettes en tissu pour jouer avec Bertille.

Les amies d’Emmanuelle s’extasiaient devant ses brioches au beurre et ses poupées de chiffon, elles lui passaient des commandes et enviaient sa situation de mère active au foyer. Elles encouragèrent Emmanuelle à monter une petite boutique en ligne pour vendre ses marionnettes. Emmanuelle avait accepté ce défi qui ajouterait un peu d’incertitude à son quotidien si bien réglé. Les commandes affluèrent très vite. Emmanuelle en tirait finalement une certaine fierté, bien qu’elle eût conscience du privilège qu’elle avait à vivre au crochet de son mari. N’était-il pas le premier récompensé ?Son logis n’avait jamais été aussi impeccable. Son linge était aussitôt mis au panier, aussitôt lavé, aussitôt repassé. Quand l’odeur des soupes et des compotes ne venaient pas lui chatouiller le nez à son retour au bercail, c’était parce que la serpillière venait d’être passée, et que la fraîcheur citron prenait l’ascendant sur les senteurs maison.