« BATOUALA, VERITABLE ROMAN NEGRE », L’EXPRESSION D’UN MALAISE OU L’APPEL A UNE JUSTE RÉVOLTÉ? IMPERTINENCE D’UN AUTEUR DÉCHIRE DE L’INTÉRIEUR OU DÉNONCIATION D’UN RÉGIME DE PEUR ET DE TERREUR?
On ne saura peut-être jamais lever l’équivoque et convenir à une réponse définitive qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Si pour certains, ce « Véritable roman nègre » révèle le saisissement voire le mal-être de son auteur, d’autres y décèlent une invite à l’expression identitaire et au combat pour la libération.  Paru en 1921, à une époque caractérisée par l’assimilation quasi-totale des écrivains africains à l’idéologie coloniale, et où l’écriture est au service de la colonisation, « Batouala » de l’écrivain Guyanais René Maran apparaît comme une voix discordante. Il donne le ton déjà dans le titre « Batouala » qui n’est pas un nom français, auquel il ajoute: « Véritable roman nègre« , pas « noir », mais « nègre ». La préface, écrite par René Maran lui-même, s’avère subversive. Elle cloue la civilisation dite occidentale au pilori. René Maran y fait de vive voix un bilan lugubre de la civilisation en Oubangui Chari (actuelle République Centrafricaine) et dénonce son caractère insensible et funeste « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charniers d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes (…) ». L’intrigue principale cependant, est d’une banalité évidente parce qu’évoquant une histoire d’amour et de jalousie dans un contexte authentiquement africain. De ce fait, il est légitime de chercher à déchiffrer la logique entre l’envolée satirique de la préface et le récit en tant que tel. A la vérité, « Batouala » nous offre l’Afrique au cœur de la colonisation et évoque en l’occurrence le quotidien des tribus bandas avec la tragique histoire de leur grand chef Batouala. Batouala est un illustre homme polygame, respecté et connu de tous pour ses prouesses. Yassigui’ndja, sa favorite est attirante et jouit bien de ses faveurs. Entre les deux, existe une parfaite harmonie. Un jour cependant, à l’occasion de la cérémonie culturelle des « Ga’nzas » (cérémonie au cours de laquelle on procède en public à la circoncision des jeunes garçons et à l’excision des jeunes filles), Batouala soupçonne sa favorite de désirer son ami Bissibi’ngui, un bel homme dont la réputation à séduire les femmes est notoire. Plus tard, il découvre la preuve qui confirme ses soupçons et décide de se venger de son ami. Il planifie sa mort pour la grande battue qu’organisent les bandas en vue de la faire passer pour un accident de chasse, tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Au jour indiqué, à la première occasion, Batouala lance à son ami Bissibi’ngui une flèche. Au même moment, surgit des forêts une panthère vers Bissibi’ngui. En l’esquivant, il réussit à éviter par un heureux hasard la flèche de Batouala. La bête quant à elle dans son implacable élan ouvre le ventre à Batouala d’un coup de patte. Batouala gémit, souffre d’atroces douleurs ; son ventre pourrit et il rend son dernier souffle alors que s’embrassent, sous ses yeux, son ami et sa favorite : « Bissibi’ngui s’approcha de Yassigui’ndja, l’embrassa et, la ployant consentante sous l’étreinte de son désir, prit possession de sa chair profonde… » (Page 188). René Maran dans la peau d’un narrateur extra diégétique, pour le moins omniprésent, nous présente la caricature d’une Afrique victime de l’injustice coloniale, une Afrique en pleine déchéance au contact de la civilisation et plus encore, une Afrique résignée. Les peuples Bandas, sous les sévices de la civilisation, se voient impuissants pour quelque rébellion. Dès lors, ils cherchent obstinément à noyer leurs chagrins, à dissoudre leur peine dans les concupiscences. Par ailleurs, ils s’adonnent aux manifestations festives à la quête d’un soulagement. Au cours desdites festivités, ils se voient réduits à médire des blancs. Le personnage éponyme de Batouala est la figure de l’Afrique qui s’effondre bien qu’émane d’elle une volonté de rébellion « je ne me lasserai jamais de dire, proférait cependant Batouala, je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des « boundjous. Jusqu’à mon dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité et leur rapacité » (Page 97). Le père de Batouala par contre, incarne le concept de la résignation en dépit de tout «(… ) ce que vous dites n’est que l’expression de la vérité. Seulement, vous devriez comprendre qu’il n’est plus temps de songer à réparer nos erreurs. Il n’y a plus rien à faire. (…) N’étant pas les plus forts, nous n’avons qu’à nous taire. Il y va de notre tranquillité » Page 99). De ce duel, c’est la résignation qui finit par l’emporter. Retenons que  « Batouala » exhume les relents de la civilisation en contant une histoire d’amour sur fond colonial. Il est écrit dans un style classique et plein de verve. Avec Batouala on découvre des dimensions plus profondes de la description qui confère au chef-d’œuvre une valeur esthétique indéniable. Léopold Sédar Senghor en donnera un brillant témoignage : « Son style témoigne d’une rare connaissance de la langue française et de ses ressources. (…) Il exprime les qualités les plus authentiques de sa race : force des images, sens du rythme et des qualités sensibles, voire charnelles des mots assemblés ». « Batouala » porte l’étiquette de l’engagement de son auteur et ouvre la brèche à un grand mouvement d’affirmation de soi ; car une décennie plus tard dans les années 30, s’illumine la négritude avec d’époustouflants écrivains tels Aimé Césaire, Léopold S. Senghor et Léon G. Damas. Jacques Chevrier le considère comme un ‘’signe avant-coureur’’ de la Négritude.
« Batouala, véritable roman nègre » a suscité un tollé dans le monde littéraire et a fait couler beaucoup d’encre. Le lectorat parisien, tant dans les principes que dans les faits, s’est rué plus sur la préface en raison de son ton volontairement injurieux et réfractaire, que sur l’oeuvre proprement dite. Les Européens ont craint que le lectorat africain accède à la lumière et opte pour une revendication quelconque. Les seuls retentissements de cette préface ont été à l’origine de véritables bouleversements dans le quotidien de René Maran. Le cours de sa vie s’en trouve changé. Alors que la classe intellectuelle africaine estime lui devoir une fière chandelle pour avoir proclamé ce qu’elle a dû comprimer dans son silence et pour lui avoir ouvert une brèche d’expression pour la libération, les Occidentaux condamnent fermement la franchise de l’auteur qu’ils assimilent à une trahison. Estimant qu’il s’est dissimulé derrière un personnage fictionnel et avoir prétendu rapporter sans émettre de jugement :« Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer : il constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre » (Cf. Préface, Page 10) les Français ne lui ont point épargné les revers de sa hardiesse : ses relations avec l’administration coloniale se détériorent de façon drastique et il démissionne de son poste d’administrateur d’outre-mer en Oubangui-Chari. Il a continué cependant à écrire. Auteur de plusieurs autres romans et de poèmes, le grand débat autour de « Batouala » le réduit malheureusement, dans l’esprit de la plupart, à l’auteur de ce seul ouvrage. C’est toutefois pour ce roman, source de tant de controverses, qu’il a obtenu le prix Goncourt en 1921.
Pour clore avec notre analyse sur cet ouvrage, nous convenons avec le critique Nigérian Femi Odjo Ade que « c’est à partir de l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain guyanais que l’on pourra mieux cerner sa vraie personnalité ; c’est à travers comparaisons et regroupements que l’on pourra faire la part entre ce que Maran a écrit et ce qu’il pensait réellement et n’a pu ni voulu écrire ».
Lettres modernes 3. ENS -PORTO-NOVO

 

Bibliographie
Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, A. Colin, 1974
René Maran, « Batouala, Paris, Editions Albin Michel, 1938, 190 Pages