Quelque part dans les mers, des petites bandes de terre où des hommes naissent, vivent et meurent. Mais surtout vivent. Car au bout du compte, les îles sont ces espaces que la mer concède généreusement à la terre et qui pour des millions d’hommes est le cadre de vie. Seulement, le lieu de l’île est surtout Solitude. Cette impression d’être coupé de l’immense, de ne participer qu’à une fraction de la vie universelle. Car encore, vivre c’est aussi parler à voix haute et d’être entendu. Recevoir des réponses. Vivre, c’est le contraire du monologue. Les vagues de la mer n’apportent jamais de réponses. Elles ne transportent que l’écho de leur valse houleuse. Cet écho certes perceptible demeure ineffable à moins que« sur le remous du vin mal déposé de la mer/planant ce rapt/ ce sac/ ce vrac/ cette terre[1] »d’être « un animal marin de la poésie[2]»et d’avoir pour nom de baptême René Depestre.Et là et seulement là, cède-t-on à l’invite de Musset à se frapper le cœur car ainsi le génie tapi dans l’ombre se révèle sur cette moitié d’île qu’est Haïti par éclaircies d’étincelles.
À ce titre, nous nous évertuerons à jauger le pesant d’or d’un texte fondateur en abordant tour à tour sa genèse (I), son prétexte (II) et sa prosodie (III).
- LA GENÈSE D’UN TEXTE
Jacmel.Voici le point d’origine de toute la poésie de Depestre. Petite ville côtière au sud-ouest d’Haïti, il y voit le jour en 1926 et dès lors tout ce qu’il y a vu, restera dans la prunelle de ses yeux.Comme le précise Bruno Doucey dans sa préface de l’œuvre poétique de Depestre intitulé Rage de vivre, « en dépit de la disparition de son père en 1936, l’enfance (du poète) est baignée par la douceur du golfe de Jacmel, les influences océanes, les fêtes religieuses, le carnaval et le vaudou ». D’ailleurs après une lecture des textes de Depestre qui ne voudrait pas faire le tour de Jacmel ? Et ce n’est pas Marc Alexandre Oho Bambe, poète-slameur camerounais qui dira le contraire, lui qui,enfant de la terre ferme,s’extasie et frissonne à la seule évocation du lieu mythifié : « Me voici à Jacmel/Ville-poème/Sur La Lune[3]».
Observateur très affuté de la nature depuis cette tendre enfance, il fait corps avec l’élémentaire et apprend tous les noms d’oiseaux : les oiseaux charpentiers, les mal finis, les colibris, les oiseaux mouches, les tourterelles, les pintades etc…Une envie d’imiter la volière, de chantonner, chanter voire scander sa présence au monde, d’échapper à sa condition sociale. En réalité, Depestre en a vu des vertes et des pas mûrs.À 19 ans, le jeune hommedans une fratrie à cinq doit sa survie à une mère battante.La bonne dame pédale sa machine à coudre Singer jours et nuits pour leurs faims du matin et du soir. Le souvenir de cette machine fera surface quarante-cinq ans plus tard dans le recueil Au matin de la négritude où René se rappelle :
« Une machine Singer dans un foyer nègre
Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du tiers monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim… »
Machine Singer, Au matin de la Négritude, Rage de vivre, p.413, Ed. Seghers
La seule issue qui s’offrait aux yeux du jeune Depestre était celle de noircir des pages par la poésie. Alors, poussé par la venue d’André Breton en Haïti,l’adolescent rassemble ses premiers poèmes et se rend à l’Imprimerie nationale, qui ne publiait que Le Moniteur, journal du gouvernement et des textes officiels. La réponse du directeur est sans équivoque : « Apportez-moi cent cinquante dollars et je vous édite. » En quelques semaines, le jeune poète lance une souscription, réunit la somme exigée et demande que la couverture du recueil imite le plus possible les livres des Éditions Gallimard. En avril 1945 paraît Étincelles, premier recueil fortement marqué par l’influence du poète noir américain Langston Hughes. Le succès de l’ouvrage est fulgurant. Si fulgurant que le recueil tombe entre les mains de Pierre Mabille, attaché culturelle de la France en Haïti et proche de Breton. De fil en aiguille, le jeune haïtien se verra gratifier d’une bourse d’études au-delà des retombées pécuniaires.
Ainsi, il n’est pas sans intérêt de nous interrogerons sur le prétexte d’un tel recueil faisant pratiquement unanimité auprès des gros bonnets de la littérature.
- LE PRETEXTE D’UNE POÉSIE
En 1945, le monde est en lambeaux, en pleurs, à feu et à sang. La poudrière est passée par là et les tranchées sont partout. Il sort d’un carnage sans précédent dont les principaux protagonistes sont les puissances occidentales. Dans cette guerre réputée « mondiale », les peuples noirs réduits en chair à canon ont payé au prix fort de leur vie et de leur sang un lourd tribut. Et en Haïti, la brutalité du régime de Élie Lescot n’arrange pas les choses. Le tableau est sombre. D’un sursaut d’orgueil et certainement d’humanisme, Depestre dans la fougue de la jeunesse s’insurge par la poésie contre la misère humaine. Il a la parole bénie par une force surnaturelle– Dieux du vaudou ou miséricorde du Seigneur de la foi chrétienne ?– et prédit la chute du tyran haïtien dès le premier texte du recueil :
« Me voici
nègre aux vastes espoirs
je lance mes jours
dans l’aventure cosmique du poème
je mobilise tous les volcans
que couvait la terre neuve de ma conscience
et mon coup d’État renverse
tous les crédos nuageux de mon enfance. »
Me voici, Étincelles, Rage de Vivre, p. 19, Ed. Seghers
Malheureusement, si en 1946, il participe au mouvement révolutionnaire qui permet de renverser Élie Lescot, à l’arrivée à la tête du pays d’un régime militaire, il est arrêté et emprisonné puis obligé de quitter son île.
En outre, marqué par la guerre, il prend à témoin les éléments de la nature quand l’homme n’entend plus raison et persiste dans sa folie meurtrière envers l’espèce :
« mes dix huit ans moissonnent des cadavres
les rivières roulent du sang frais d’homme
les arbres sont armés de baïonnettes
les oiseaux entonnent la diane
le ciel arbore des drapeaux blancs
la joie de vivre se rend à l’ennemi
ma génération a un destin de gibier
nos rêves débordent de tirs d’artillerie
toutes les mains braquent une arme
tous les mots sont des éclats d’obus
la vie entière ment au nom de la guerre. »
Le monde en guerre, Étincelles, Rage de Vivre, p. 30, Ed. Seghers
À certains égards, Depestre paraît pessimiste sur le sort qui attend le monde et dresse un testament peu glorieux pour les générations futures :
« Vingt siècles parlent
du mépris pour ma condition d’homme
de l’abandon de ma nature humaine
à l’angoisse de mes jours vides de sens
Vingt siècles sans une lueur d’espérance
seigneur tu as perdu le temps
de ton pari sur la terre
reste dans ton royaume des cieux. »
Testament, Étincelles, Rage de Vivre, p. 25, Ed. Seghers
Au passage ainsi, il s’en prend à un dieu – cette fois ci sans doute de la foi chrétienne –qu’il substituera plus tard dans Un arc-en-ciel pour un Occident chrétien pour les divinités haïtiennes. Par là, il rejoint un peu la goguenardise à la Prévert, Jacques qui entonne :
« Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre »
Pater Noster, Paroles, P.86
En plus, ce sentiment d’abandon du divin intervient dans le même cadre de la guerre vu que Préver tajoute plus loin dans le même poème :
« … nous resterons sur la terre
(…)
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
(…)
Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons. »
En effet, Depestre considère le vaudou comme une religiosité consistant dans un premier temps en une réponse des esclaves à la domination coloniale. Il s’agissait pour eux de déguiser leurs propres dieux avec l’iconographie chrétienne. Une religion de contestation née sur place et aussi différentes des croyances originelles africaines que du catholicisme. Il y voit alors dans cette spiritualité du terroir un acte fort de résistance et pose un contraste entre la manifestation festive du réveillon et la précarité de son peuple :
« La Noël du petit Jésus
n’existe pas
pour les mains sales
pour les yeux vides
dans une vie sans pain
La Noël du petit Jésus
dans l’ombre des taudis
où la misère ricane
sur son grabat en béton
Ma parole pourra-t-elle éclairer
les humanités souterraines voici
la nuit de Noël aux vitrines luisantes
aux robes décolletées des réveillons
aux messes de minuit aux sermons mensongers
Ta Noël mon ami naîtra
de la force de la révolte
contre le monde que l’on t’a fait. »
Mon ami : Voici ta noël, Étincelles, Rage de Vivre, p. 23, Ed. Seghers
Il faut noter que par cette vision, il vide les deux croyances de leurs religiosités respectives pour n’en faire que des données sociologiques instrumentalement propres à deux peuples aux trajectoires et aux préoccupations différentes.
Néanmoins, on perçoit une note d’espoir chez Depestre quand il chante :
« sous le feu de notre révolte
partout où l’on souffre
partout où l’on trime
partout où l’on espère
la lune des nuits de combats
fera se lever le jour ».
Espoir, Étincelles, Rage de Vivre, p. 26, Ed. Seghers
Révolte ! Le maître-mot est lâché. Pour Depestre, rien ne se fera sans cette révolte. Elle est si nécessaire qu’elle lui impose un dilemme cornélien au comble de son amour envers la belle Adeline Baker. Adeline à qui il dédia trois sublimes poèmes (dont l’ombre de ma croix et Aveu) et confia avec le cœur serré qu’il ne viendra pas avec elle car l’appel de la révolte retentit :
« quel sens donnerait-ton
à nos baisers
à nos caresses
à ce soir brûlant de fièvre
si notre amour restait indifférent
aux appels sans échos de la souffrance humaine. »
Je ne viendrai pas, Étincelles, Rage de Vivre, p. 24, Ed. Seghers
Par ailleurs, le sentiment de révolte doit être exacerbé par la conscience d’appartenir à la nation haïtienne (« Je connais un mot/ ce mot est mon navire de paix/ ce mot est mon amour/ce mot est ma folie : Haïti »[Je connais un mot Étincelles, Rage de Vivre, p. 24, Ed. Seghers]), à la Négritude (« Me voici/nègre aux vastes espoirs »[Me voici, Étincelles, Rage de Vivre, p. 19, Ed. Seghers]) et surtout à une communauté panhumaine (« J’entends dans le lointain/monter la sourde clameur/d’une mosaïque de souffrances/la grondante symphonie des offensés/blonds, jaunes, noirs, peu importe/ils versent tous un sang rouge/et les larmes n’ont pas de couleur/et la faim tenaille d’une seule façon ».[Piété filiale, Étincelles, Rage de Vivre, p. 26, Ed. Seghers]).
Ainsi, la poésie de René Depestre par delà Haïti appelle des fraternités de par le monde. Fraternités dans le combat et fraternités dans l’expression artistique qui ne sera pas sans influence sur sa prosodie.
- LA PROSODIE D’UN ART NOUVEAU
Poète noir du XXe siècle, Depestre est dépositaire d’une tradition poétique née d’une série de phénomènes qui témoigne du regain d’intérêt de l’Occident pour le monde noir : la découverte de l’art nègre par les peintres cubistes, le triomphe du rythme afro-américain, le jazz en Europe, les témoignages des ethnologues européens Maurice Delafosse, Léo Frobenius sur les modes de vie des peuples africains etc. Les écrivains noirs d’expression française prirent le relais avec, en 1920, la publication par Blaise Cendrars de la première Anthologie nègre tandis que dans le même temps, Guillaume Apollinaire évoque dans le poème « Zone » ses « fétiches d’Océanie et de Guinée ».
De ce fait, un art nouveau s’exprime nécessairement dans une forme nouvelle et René Depestre qui se révèle tout juste avant la deuxième moitié du siècle,n’a pas cru devoir sacrifier aux vieux fétiches de la rime, de la césure et de « l’alexandrin carré » dans Étincelles. Dans l’ensemble les poèmes sont des chants négro-africains rythmés par l’oralité de la liturgie vaudoue. Ainsi, les figures de répétition telles que l’anaphore (Me voici, Je connais un mot, Je ne viendrai pas etc.) et l’anadiplose (Face à la nuit [page 31]: « elle avait grandi/autour des lopins plantés de pois congo/de pois congo que becquetaient les petits oiseaux/quand elle eut seize ans/parce qu’elle eut seize ans ») essaiment le texte et une écriture en boucle se meut de la première à la dernière strophe.Autre procédé cette fois-ci peu commun utilisé par le poète haïtien, c’est la pronominalisation qu’il déroule dans le poème Je connais un mot comme suit:
« il provoque des vertiges de bonheur
il ressuscite les heures immortelles
il gonfle les voilures de mes rêves
il nourrit une lueur d’amour dans mes yeux. »
Dans ce passage, le poète nous parle de Haïti mais conduit à une dépersonnalisation de sorte que par une portée inclusive chacun puisse remplacer le pronom par sa propre nation avant qu’il n’en arrive à lever un coin du voile sur le mot au niveau de la chute du poème.
Ce faisant, Depestre s’inspire d’abord des écrivains de la negro-renaissance dans un Haïti longtemps marqué par l’occupation américaine. Il lit Langston Hughes, Claude Mackay, Countee Cullen, Sterling Brown. Ensuite, c’est au tour des poètes de la Négritude de prendre Depestre sous leur aile particulièrement Aimé Césaire qui dans son opposition à Aragon l’enjoint à se ranger à ses côtés. En effet, l’écrivain français jouissant quasiment d’une sorte d’auréole de tout puissant « ministre de la culture » au sein du parti communiste français auquel appartiennent également Césaire et Depestre, tente d’imposer une vision de l’art d’expression directe et épurée destiné aux français de souche faisant échec aux spécificités africaines et caribéennes. Césaire va se ruer dans les brancards et dégage le jeune Depestre de l’emprise de Aragon dans sa lettre de juillet 1955[4] – soit dix ans après la parution de Étincelles qui pourtant était aux antipodes du conformisme européen – et l’interpelle en ces termes :
« marronnons-les Depestre marronnons-les
Comme jadis nous marronnions nos maîtres à fouet
(…)
Fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon
Fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon
Camarade Depestre ».
Communiste en devenir à l’époque de la Ruche[5]– même s’il s’en défend et préfère parler de pro soviétisme pour cette période–Depestre ne pouvait échapper au pendant artistique du mouvement : le surréalisme. Nous avons vu que l’arrivée d’André Breton en Haïti a donné un coup de fouet à la prédestination de Depestre à une carrière de poète et soupçonné des atomes crochus avec Prévert. De plus, il emploie le dialogue poétique dans Coups de téléphone de l’Après guerre (Page 29)et Dialogue sur les ondes (Page 30) qui font respectivement écho dans le style aux poèmes Règles de la guerre et à Graffiti, extraits du recueil Fatras de Prévert.
Cela dit, bien que l’argumentation et le dialogue de type platonicien ne soient pas incompatibles avec la poésie, ces modes de discours y restent très marginaux, alors même que le poème offre des espaces (le vers, la strophe) où ils pourraient s’installer très commodément. Mikhaïl Bakhtine a voulu expliquer le phénomène à travers son concept de dialogisme. Il appelle ainsi la pluralité fondamentale des discours dans tout énoncé, voire dans tout mot, et la réserve au roman, prétendant que « le poète est déterminé par l’idée d’un langage seul et unique, d’un seul énoncé fermé sur son monologue […] Chaque mot doit exprimer spontanément et directement le dessein du poète : il ne doit exister aucune distance entre lui et ses mots. Il doit partir de son langage comme d’un tout intentionnel et unique : aucune stratification, aucune diversité de langages ou, pis encore, aucune discordance, ne doivent se refléter de façon marquante dans l’œuvre poétique.»[6]
Autrement dit, le texte poétique serait monologique (parce qu’il exprime directement le point de vue de l’auteur) et monophonique (il profère une seule voix, celle du poète). De son côté, le texte romanesque se caractériserait par l’hétérologie et l’hétérophonie. Ceci n’interdit nullement la présence du dialogue en poésie, mais le condamnerait à répéter la même voix sous différents attributs.
D’ailleurs, Depestre a recours à ce dialogue poétique pour affirmer sa voix propre nonobstant les goulots d’étranglement qui, au lendemain de la guerre et au jour de la servitude de l’homme par l’homme,mènent le monde à une déperdition de la parole. Aussi, Jean Tardieu s’interrogeait-il : « Le rôle du poète n’est-il pas de donner la vie à ce qui se tait dans l’homme et dans les choses, puis de se perdre au cœur de la Parole ? »[7]. Par conséquent, Étincelles est un recueil d’une prosodie riche tant du point de vue des figures de style que dans la forme et le langage d’ensemble des poèmes aux prismes d’influences arc-en-ciel.
CONCLUSION
Le charme suprême de Étincelles a été de constituer en un creuset de métissage entre Négritude,Insularité, et Panhumanisme[8]. En ce sens, fortement influencé à ses débuts par la Négritude, il en prendra quelques distances arguant une non prise en charge partielle des Antillais qui par le cours de l’histoire sont passés du statut d’Africains à celui d’Afro-descendants. De surcroît, leur patrimoine culturel ne se trouve pas que dans les valeurs ancestrales de l’Afrique mais surtout dans leur spiritualité vaudoue quelque peu distincte.
D’où, l’affirmation parallèle d’une insularité que Edouard Glissant nomme « Antillanité » au début des années 80 avant qu’elle ne connaisse une nouvelle déclinaison avec le manifeste« L’éloge de la créolité », écrit en 1989 par Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé. Le mouvement est un contre-discours autour de la vision monolithique de la négritude qu’ils estiment inappropriée pour retranscrire la réalité antillaise dans sa diversité.En réalité, selon Glissant décrire l’identité antillaise,ce n’est pas uniquement s’appuyer sur l’expérience des descendants d’esclaves africains, mais c’est tout aussi intégrer l’apport des Caraïbes, des colons européens, des Indiens venus des Indes, des Chinois et des Syriens.
Dans ce foisonnement d’idées progressistes quant à l’identité, René Depestre signe en 1980 Bonjour et adieu à la négritude.Bonjour parce que la Négritude est et a été. Adieu parce que selon le poète antillais, elle ne devrait plus être. Depestre peint la race (au sens culturelle et non biologique du terme) comme un instrument de domination consolidé par les mécanismes impérialistes du discours anthropologique à travers l’histoire. Au sens de Depestre, il s’agit d’une pure invention dans la mesure où chacun des peuples eût conscience de sa condition raciale (« Blanchitude », « Négritude ») en rencontrant l’autre. En cela, ces identités sont circonstancielles et non fondamentales et ne constituent autrement que des conventions sémantiques. Il met en évidence la condition sociale prenant exemple sur l’antiquité romaine où la tendance était une double perception de la société entre patriciens et plébéiens. Ce qui équivaut selon lui respectivement à la catégorisation Blancs et Noirs dans la plantation antillaise. Dès lors qu’il ne vient plus à l’esprit de personne de dire d’un riche qu’il est un patricien et d’un pauvre qu’il est plébéien , en dehors de « la colonialité », le noir et le blanc deviennent obsolètes. C’est le passage à ce qu’il qualifie de« Panhumanisme ».
Par ailleurs, nous ne doutons pas de la bonne foi de Depestre combattant acharné contre l’impérialisme sur plusieurs fronts (Parti communiste français, brésilien et Révolution cubaine de Castro) mais demeurons perplexes face à ce qui s’apparente à une résignation après avoir été déçu de ses expériences militantes toutes autant qu’elles sont. En effet, d’emblée le critère de « socialité » (employé à l’intérieur d’une même société) nous semble étriqué pour caractériser le phénomène quoique purement idéologique des identités raciales qui emportent des espaces plus vastes et des acteurs plus variés. Ensuite, la colonisation étant en bonne et due forme un processus, la décolonisation (au sens de celle des esprits) l’est tout aussi et le critère de « colonialité » ne saurait disparaître sans cette révolte continue que prônait un Depestre lointain dans Etincelles.
De ce fait,soixante quinze ans plus tard et plus d’une dizaine de recueils plus loin après Étincelles, il y a lieu de dire tout de même que Depestre ne fait pas partie de ceux qui se sont tus sitôt le premier chant entonné. Et donc, on retiendra de lui un renouvellement des assises du langage poétique à la même source de sa tendre et douce Jacmel, fenêtre ouverte sur le monde.
Ouzin Karbala Thiombiano
[1]Aimé Césaire, Poème Comptine, Ferrements, Œuvres complètes, P.530, Bilingual Edition
[2]Me voici, Étincelles, Rage de Vivre, p. 19, Ed. Seghers
[3]De terre, de mer, d’amour et de feu, p.30, Ed. Mémoire d’encrier
[4] Lettre parue dans la revue Présence Africaine
[5]la revue La Ruche qu’il fonde notamment avec Gérald Bloncourt et, qui connaît un vif succès menant à l’insurrection nationale, laquelle déposa le président Elie Lescaut.
[6]Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, 1975
[7]Jean Tardieu, Une voix sans personne, Gallimard, 1954
[8]Terme qu’il emploie dans l’émission Radioscopie, France Inter, 1980