INTRODUCTION

Les mots sont des instruments, des lames aiguisées. Mais ils sont aussi parfois candides, parfois innocents. D’une manière ou d’une autre, ce sont des lames qui, une fois utilisées, retournent l’estomac, font frissonner chaque parcelle du corps et de l’âme, aussi infinitésimale qu’elle soit. Les mots sont ces fruits, sucrés et amers qui envoûtent les papilles, les marquent à jamais de leur goût, tantôt âpre, tantôt agréable. Qu’on les considère comme des magiciens qui mettent en scènes des réalités aussi bien fictives que réelles, il est aisé de réaliser que tout l’univers est parsemé de mots. D’ailleurs, dans le livre des proverbes français, il est écrit « Bon mot n’épargne personne ».Jean-Christophe Grange à travers son œuvre,  KAÏKEN, le démontre clairement. Une chose est sûre, l’intrigue entoure déjà la couverture, le titre, le résumé. Une intrigue qui pousse à vouloir en savoir plus, à crever l’abcès, à plonger dans l’univers impitoyable que nous réservent ces mots. Que signifie ce titre ? Pourquoi cette image ? Est-ce encore une histoire de femme, soit forte, soit malmenée ? Nous cheminerons à travers le titre, la couverture, le résumé pour attaquer cette œuvre particulière, d’un auteur particulier qu’on ne tardera pas à découvrir.

 

1- JEAN-CHRISTOPHE GRANGE, qui est-ce ?

Polyvalent, GRANGE est journaliste, reporter international, scénariste et évidemment écrivain. Fidèle à sa profession, il parcourt le monde pour réaliser des reportages. Imagination féconde, comme le vantent les critiques littéraires, il a le monopole sur le monde du thriller, à travers des récits déconcertants et vivants comme « Les Rivières pourpres« , longtemps numéro 1 des ventes et adapté plus tard au cinéma. A travers ses œuvres diversifiées, il explore les quatre coins du monde …

2- Titre et résumé

« Quand le soleil levant devient un soleil noir, quand le passé devient aussi tranchant qu’une lame nue, quand le japon n’est plus un souvenir mais un cauchemar, alors l’heure du kaïken a sonné. » Nul doute, cette œuvre explore la face sombre et sanglante de l’âme nippone, comme l’affirme Hubert Lizé dans le Parisien. Le kaïken est une arme japonaise, utilisée par les nippones pour se suicider. Alors, pourquoi ce titre ? On se le demande dès les premières pages puisqu’il n’y a d’abord aucun lien entre ces dernières et le titre. Olivier Passan est un flic, brutal et direct. Ayant eu une enfance difficile, il a pérégriné de familles d’accueil en   familles d’accueil, et au fil du temps, il se forge une personnalité de fer. Il se livre à une enquête, celle qu’il pense la plus personnelle et évidente de sa carrière, celle de l’Accoucheur. Une brute psychopathique qui éventre les femmes enceintes puis incendie les fœtus, sous forme de rituels. L’homme, français marié à une japonaise, et père de deux enfants, ne doute pas du coupable : Patrick Guillard. Une lutte acharnée se déclenche mais l’Accoucheur a toujours une minute d’avance, une flamme de plus. Olivier Passan à l’aide de son adjoint Phillipe Delluc dit Fifi, brise les lois, les règles, pour démontrer qu’il a raison, jusqu’à mettre en péril sa famille. D’un autre côté, Patrick Guillard, hermaphrodite, nourrit à la fois une haine et une attirance incongrue pour le flic, pourtant il n’a pas le temps pour ça, il doit se soulager, à travers ses rituels, pour, comme un phœnix renaître de ses cendres. Des cendres qui brûlent pourtant rapidement. Une succession d’énigmes. Le coupable n’est plus le coupable, les farces insolites s’enchaînent dans la maison du flic : d’abord un fœtus de singe congelé, des gouttelettes du sang de ses enfants dans la douche, un chien éventré et torturé puis une meilleure amie assassinée à coup de sabre. C’est alors que toutes ses hypothèses tombent à l’eau parce que la malédiction, sa véritable source provient de ce qu’il a toujours considéré comme une bénédiction, le pays qui l’obsède et qu’il magnifie : le Japon. Son pays de rêve devient son pire cauchemar. Les masques tombent, les souvenirs et le passé au Japon remontent et deviennent mortels, sanglants. La raison ? Naoko Akutagawa, sa femme. Une parfaite inconnue qu’il a toujours considérée comme acquise.  Elle n’est pourtant pas coupable, elle est bien une victime, une autre pièce du puzzle. Le décor se plante, tranchant et le kaiken devient une arme redoutable. Une solution s’impose : le kenjutsu, un combat à mort dans les règles du bushidô avec le souvenir mortel, la meilleure amie de Naoko qui s’avéra être son poison, un poison alimenté par un autre. Olivier Passan débarque, et ils lavent le linge sale en famille, à coup de kaïken. A la vie ou à la mort.

 

 

3- Structure de l’œuvre

Edité chez Le livre de Poche, « Kaïken » est un thriller. Réparti en trois tomes :

I- CRAINDRE

II- COMBATTRE

III- TUER ; il regroupe un ensemble de 93 chapitres s’étendant sur environ 545 pages. Ces chapitres maintiennent une chronologie, ainsi qu’une ascension émotionnelle.

 

4- Les personnages

Chaque personnage du thriller est une pièce du puzzle, un élément nécessaire à l’évolution de l’intrigue. Il s’agira de découvrir les personnages les plus pertinents.

Olivier Passan : fils unique, orphelin, flic et père. Avec son tempérament de feu et son intuition aussi aiguisée qu’une lame, il décortique les différentes affaires avec précision et parfois … trop violemment. En plein divorce avec sa femme, il donne tout pour être à la fois un flic digne de la définition qu’il en a donnée et un super papa. Une chose est sûre, il ne passe jamais inaperçu, une qualité, comme un défaut.

Naoko Akutagawa : Beauté parfaite, la japonaise qui fait rêver, elle quitte son pays dès la majorité, pour plus de liberté et rencontre la France. Entre le poids des souvenirs et du passé qu’elle a refoulé et enterré au Japon et le rôle de mère et de femme désormais sien, elle dévoile plusieurs personnalités. D’abord la femme impassible, stricte (à cause de son éducation, très stricte au Japon) ; aussi la femme sensible aux tendances perfectionnistes, mais aussi la femme malléable qui recherche désespérément un lieu où attacher son cœur. Mais surtout, elle est contre la tradition japonaise qui pour elle est de la « japoniaiserie » et cherche à se créer une nouvelle vie.

Phillipe Delluc dit Fifi : Adjoint de Passan, il est le flic perspicace et relax, exagérément accro aux relaxants.Il est un peu le meilleur ami de Olivier Passan, un baby-sitter pour les enfants et une personnalité comique, légère et protectrice. De quoi calmer les ardeurs de Passan.

Patrick Guillard : Hermaphrodite, il est né avec les deux sexes, femme et homme mais selon lui, ni l’un, ni l’autre ne le détermine. Né sous X et rejeté par sa famille, il grandit dans la honte et la violence, mais il est lui même un démon. Un feu intérieur le consume, il ne connait pas le bonheur,  mais juste un petit soulagement après chaque étape de sa vengeance. Pyromane, il mène son existence de manière irréelle, entre rituels et injection de testostérone, refoulant sa féminité. Un personnage complexe et effrayant, mais aussi pitoyable.

Sandrine Dumas : Meilleure amie de Naoko et de Passan. Toujours là pour les autres, elle cache ses problèmes, et le secret de sa mort imminente sous le signe d’un cancer.

Isabelle Zachary : Laborantin, coordinatrice des opérations et amie de Passan.

Shinji et Hiroki : Les enfants de Passan et de Naoko.

Ivo Calvini : Juge en charge de l’affaire de l’Accoucheur.

Jean Pierre Levy : Policier corrompu qui le paye au prix de sa vie.

Ayumi Yamada : Japonaise, muette suite à la coupure de ses cordes vocales par son père qui la torturait. Elle est psychopathique et cherche à noyer sa douleur, désespérément. Impassible, elle attaque en silence. Elle est le fantôme dans l’ombre mais surtout le secret que voulait enterrer Naoko.

Shigeru Akutagawa : Frère de Naoko.

Takeshi Ueda : Psychiatre de Ayumi Yamada.

 

5-La thématique

L’ouvrage regroupe plusieurs thèmes.

* Sciences de la santé : Elle aborde des notions de biologie et de santé. Cela se manifeste à travers l’anomalie génétique de Patrick Guillard, une anomalie pas très connue du monde dont il révèle les pans. Par ailleurs, l’anomalie génétique de Naoko « syndrome de Rokitanshy-Kuster-Hauser », le cancer et les métastases de Sandrine, la dépression de Passan, la psychopathie de plusieurs personnages, et bien d’autres, sont autant de notions autour de la santé.

* Violence : Elle se manifeste partout et sous toutes les formes. D’abord celle dont a été victime Patrick à cause de sa maladie, celle dont il fait preuve, celle de Passan, et celle présente dans plusieurs scènes qui glacent le sang.

* Amour : Il est ici vague, pas développé. Parce qu’il est plus décrit comme une illusion. Passan et Naoko qui pensaient être des âmes sœurs, se rendent compte qu’ils ne sont que deux étrangers qui se croyaient fusionnels, et paradoxalement ils le sont.

* Homosexualité : Elle est ici abordée sous un nouvel aspect. Patrick qui, après son opération devient un homme, nourrit une attirance pour Patrick, rien d’autre que la manifestation de sa féminité. D’autre part, Sandrine, à l’article de la mort, pense être amoureuse de sa meilleure amie, alors qu’elle ne nourrit qu’une obsession, une autre accroche qui saurait  la maintenir liée à ce monde.

* Famille : La famille est importante pour les personnages. Elle est aussi le lieu de leurs plus grands problèmes. Parfois hostile, parfois cajoleuse et soudée, parfois désunie et brisée. Elle apparaît même sous une forme obsessionnelle : fonder une famille, sa famille, à tout prix.

6- Style de l’auteur

La plume de Jean-Christophe est directe, voire brutale. Il ne tourne pas autour du pot et emploie les mots tels qu’ils doivent l’être, dans le contexte où ils doivent l’être. Il a une plume précise et magique qui fait vivre les scènes, transporte dans les émotions, poignarde le cœur, le panse, le torture et le soigne. Parfois complexe, sa plume s’étend dans plusieurs directions, de la vulgarité à l’aristocratie. Il n’hésite pas à faire référence aux grands mythes comme celui de la Venus d’Ille, à des phrases poignantes comme « les psys, au contraire des médecins généralistes, s’évertuent à vous convaincre que vous n’êtes pas guéri », ou encore « il ne faut pas tirer sur l’ambulance ». Il n’hésite pas à attaquer des croyances, à les réécrire comme « les fleurs d’hier sont les rêves d’aujourd’hui » qu’il se réapproprie en disant « les fautes d’hier sont les cauchemars d’aujourd’hui ». Il brise des clichés et crée des personnages opposés mais convergents. Il nourrit l’intrigue, jusqu’aux os, au-delà du récit et de l’œuvre.

 

7- Commentaire

« Si on ne peut rien faire face à un problème, c’est donc que, d’une certaine façon, il n’existe pas », écrit Jean-Christophe en parlant du stoïcisme japonais. Pourtant, dans son œuvre, les problèmes existent pleinement, faisant battre le cœur des personnages et du lecteur. Il plonge dans un nouvel univers. Il présente l’univers de la police, dans toute sa splendeur… et ses limites accablantes. On croirait presque devenir flic à son tour. On vit chaque scène, chaque enquête, on se glisse dans la peau du flic. La culture japonaise est fortement présente et on en apprend énormément. Le roman de base, policier,  contient des scènes d’horreur qui ne sont pas faites pour les âmes trop sensibles. Il montre qu’il faut parfois aller au-delà des règles, dans la quête pour la justice, qu’il faut se battre, intrépide et courageux. Il révèle, d’une manière des plus directes que les fantômes du passé reviennent toujours, il vaut alors mieux les affronter que de les fuir. Il dénonce implicitement les problèmes dans plusieurs secteurs de la société, que ce soit de la loi à la vie privée, de la santé à la psychologie, des insuffisances qui peuvent tourner au cauchemar. De plus, il dénonce d’une part des traditions morbides comme le suicide qui est normalisé voire vénéré au Japon, la soumission trop extrême et le manque de liberté, et d’autre part les limites du système judiciaire français et des français eux-mêmes. Toutefois, certains passages sont choquants, voire révoltants et à l’extrême racistes, mais « c’est parce que le mot erreur existe qu’il y a une gomme sur la table de tous les savants ».

Conclusion

On ne sort pas de cette œuvre comme on y est entré. Cette histoire est bouleversante, précise et parfois choquante. Déjà la couverture, nous plonge dans l’obscurité qui entoure le livre: une nippone au regard vide, à l’expression atterrée, perdue. Parfaite transcription du destin de Naoko, la japonaise qui a fait de mauvais choix, plongeant son présent dans une obscurité mortelle et impitoyable. Pourtant, et si elle n’avait pas fait ces choix-là, aurait-elle pu fonder cette famille à laquelle elle tient tant ? Ses enfants n’auraient peut-être jamais existé. Devait-elle réellement tourner dos à ses origines, à sa culture et à sa réalité au nom de la liberté ? La liberté est-elle la première prison ? Doit-on réellement toujours passer outre les règles pour accomplir son destin ? Derrière son masque de femme belle, perfectionniste et à succès, elle cachait un terrible secret. Doit-il toujours avoir derrière un ange, un démon qui est sa muse ? N’avons-nous pas tous un Kaïken qui menace notre vie ? Ce livre est beau, poignant, plaisant, déconcertant, bouleversant, saisissant. Il est certes volumineux, mais on ne voit pas le temps passer quand on le dévore. Peut-être que ce compte rendu suscitera d’autres lecteurs qui iront à la découverte de ce livre pour en partager avec nous le fruit de leur lecture.

 

Mélissa DélalieHouinsou

Mélissa D. HOUINSOU est une jeune béninoise de 17 ans. Elle vient de publier chez Jets d’encre  son premier roman :« Un pari dangereux ».