« Tant de choses, surtout des mauvaises, sont dites sur Ceux qui sortent dans la nuit, selon l’expression consacrée. Ce qui est heureux pour tout le monde c’est que personne n’en sait rien de précis, car ceux qui savent ne parlent pas » p.17.
Introduction
Dans le monde, mais surtout en Afrique, certaines sociétés disposent de mythes sur de prétendus hommes « sorciers ». De plus en plus, ces mythes sont associés à des faits par analogie, entraînant toute réflexion sur le sujet à une déduction plus ou moins évidente : les sorciers existent vraiment. Se basant sur cette déduction, on pourra se poser la question de savoir qui sont en réalité ces sorciers ? Quelles sont leurs origines et quels rôles jouent-ils ? Peut-on qualifier la sorcellerie de « science » à l’africaine ? Dans son ouvrage Ceux qui sortent dans la nuit, l’écrivain camerounais Mutt-Lon épluche ces questions à travers une histoire aussi édifiante que palpitante. Allons à la découverte de ce chef-d’œuvre.
- De l’auteur
De nationalité camerounaise, Mutt-Lon est né le 21 novembre 1973. Il a été étudiant à l’Université de Yaoundé et travaille comme monteur à la CRTV. Il a également enseigné les mathématiques. Mutt-Lon a reçu le Prix Ahmadou-Kourouma à Genève pour «Ceux qui sortent dans la nuit ».
- Résumé
Agonisante, Dodo révèle à son frère aîné Nsona qu’elle est une « ewusu ». Celui-ci apprend donc que sa « petite sœur était une sorcière qui s’était faite bastonner à mort par d’autres sorciers » (P79). Il entreprit alors « un projet qui tenait en deux mots : venger Dodo » P.86. C’est à la poursuite de cet objectif qu’il dut lui-même se faire initier pour devenir un « ewusu ». Ce fut-là, la première étape d’un processus qui le conduisit à faire une rencontre qui changea sa vie.
- Etude des personnages
- Dans le présent (en 2011)
Alain Nsona : Personnage principal et narrateur du roman. A la mort de sa sœur, il décide de la venger et raconte tout ce qu’il dut vivre pour cela.
Dodo : Sœur de Nsona, elle était une ewusu qui mourut quelques temps après s’être faite bastonner par ses pairs. C’est elle que Nsona décida de venger.
Mispa : Grand-mère de Dodo et d’Alain. Elle initia Dodo à devenir une ewusu puis à la mort de cette dernière, elle initia Alain.
Le diacre : Diacre de l’église du village, mais aussi grand ewusu. Ce fut lui qui dirigea la bande d’ewusus qui bastonna Dodo.
Jean-Paul Ada : Professeur d’Université agrégé des sciences physiques, ami de longue date de Mispa et ewusu. Il hébergea Mispa et Dodo lors de leur cavale, c’est lui qui eut l’idée de la réunion scientifique des ewusus et conçut l’idée du voyage retour, dont Nsona sera le principal auteur.
Bertrand Ndame : Ethnologue, ami d’Ada et partenaire de celui-ci dans le projet sur le voyage retour, il est aussi ewusu.
Henri Nliba : Commissaire d’agriculture à la retraite, il est un ami d’Ada et de Ndame. Il participe aussi à la réalisation du projet sur le voyage retour.
Tikyo Jean-Michel : Petit fils de Jean-Paul Ada, premier candidat au voyage retour, il finit par tomber amoureux du monde du passé et décida d’y rester sans tenter de revenir dans le présent.
Veuve Françoise Tikyo : Mère de Jean-Michel
- Dans le passé (en 1705)
Ngué : Doyen du village de So-Maboye
Ngambi : Jeune homme du village de So-Maboye, ewusu détenteur du secret de la dématérialisation dont la recherche est la cause du voyage retour.
Ngo Minka : Jeune femme de So-Maboye, admiratrice de Nsona.
Nliba : ancêtre d’Henri Nliba et chef des ewusus de So-Maboye.
- Etude des thèmes
- La sorcellerie
« Ceux qui sortent dans la nuit » est un livre qui aborde le thème de la sorcellerie. Les ewusu sont des humains d’apparence normale qui, après avoir subi une initiation compliquée, peuvent abandonner leur enveloppe charnelle pendant les heures nocturnes. Invisibles pour les autres, ils agissent impunément, souvent violemment, seuls ou en groupe, n’hésitant pas à tuer pour infléchir la vie de la communauté selon leurs vues. « Tant de choses, surtout des mauvaises, sont dites sur Ceux qui sortent dans la nuit, selon l’expression consacrée. Ce qui est heureux pour tout le monde c’est que personne n’en sait rien de précis, car ceux qui savent ne parlent pas » P.17. L’un des grands fondements de cette science est « l’initiation au voyage astral » dont le principe « consiste à isoler l’esprit qui est en nous, à le libérer de notre corps et à en faire une entité indépendante et viable » P.25-26. Le voyage astral présente bien des avantages dont l’invisibilité, la forte mobilité mais aussi des inconvénients comme la vulnérabilité du corps inanimé. Toutefois, la sorcellerie peut être utilisée comme vecteur de développement selon l’auteur car nous pouvons « puiser dans nos vies occultes des idées et des pouvoirs que nous traduisons en leçons susceptibles d’être transmises à tout homme par le canal d’un enseignement académique normal » P.115
- La politique en Afrique
En Afrique, politique rime souvent avec ruse, détournement de deniers publics, népotisme et bien d’autres vilaines pratiques. « Il est vrai que ce genre de malversation n’émouvait plus grand monde dans un pays où le gouvernement de la République n’hésitait pas à inaugurer par exemple une autoroute dont les trente derniers kilomètres sont en terre » P.67. Il est même de coutume de constater que des élus « issus de partis politiques différents, qu’on connaissait comme ennemis et qui rataient rarement l’occasion de s’insulter dans un meeting, ne pouvaient fédérer leurs ambitions que lorsqu’il s’agissait de voler le peuple » P.69
- L’agriculture, levier important de développement en Afrique
Les Etats africains ont pour la plupart un grand potentiel agricole. Seulement, les agriculteurs sont majoritairement des paysans qui ne bénéficient pas de financements et de programmes de mécanisation agricole. Ils font donc le travail avec pour seuls outils la machette, la houe, une hotte, et « et aucun de ces citadins qui dans les restaurants regardent le manioc avec dédain ne peut imaginer ce qu’il en coûte d’en produire » P.161. Afin de faire de l’agriculture un véritable pôle de développement, ses dirigeants doivent faire en sorte que les agriculteurs aient « toujours quelque chose à vendre quelle que soit la saison » P.21 Et pour cela, des moyens doivent être mis à leur disposition.
- L’Afrique du XVIIIème siècle
A cette époque, le monde n’avait pas encore connu l’évolution qu’elle connait aujourd’hui. Les sociétés africaines vivaient suivant des habitudes bien différentes de celles d’aujourd’hui. S’agissant de l’habillement, les femmes « étaient uniquement vêtus d’une matière marron clair, grossièrement taillée en jupe, qui du bassin aux genoux » P.173 ; les célibataires avaient les seins nus et celles mariées se les couvraient. Les hommes « étaient habillés d’un cache-sexe » P.176. Les cases « étaient bâties sur le même modèle : rectangle de mur en terre battue surmonté d’un toit en nattes de raphia » P.186. Le baobab « était le centre social et politique, avec la palabre du soir en guise d’institution majeure » P.188. La palabre commence par une tournée de vin de palme par les notables, puis les femmes apportaient à manger aux hommes assis sous l’arbre avant de se retirer elles-mêmes pour manger dans les cuisines. Après le repas, les femmes rejoindront les hommes sous l’arbre à palabre où tous les sujets et problèmes seront traités et des décisions seront prises sous la direction du doyen du village. Même les mariages sont célébrés d’une façon bien particulière et la maisonnée formée par l’homme, ses femmes et les enfants « ne doivent parler en public que d’une seule voix : celle du mari » P.245. A la naissance d’un enfant, le père « devait rester enfermé pendant cinq jours » P.218 et une écuelle remplie d’eau était posée sur le toit de la case. « Malgré une forte tendance au cloisonnement sur la base de l’âge ou du sexe, en dépit d’un penchant pour la loi du plus fort dans les différends, il régnait ici une vraie liberté et un élan génial de solidarité » P.279
Conclusion
Ceux qui sortent dans la nuit sont généralement vus négativement dans nos sociétés. Mais contrairement aux croyances, ils ne sont pas « des sanguinaires qui pensent uniquement à trucider des gens » P.48. D’ailleurs leurs pouvoirs peuvent conduire « à la naissance d’une nouvelle science qui produira dans chaque pays, grand ou petit, une élite capable de s’imposer par le dialogue ou par la force, qui aura la capacité de libérer son territoire, ensuite la possibilité de le sécuriser, et enfin la liberté de le développer à sa guise » P.115. l’Afrique doit apprendre à valoriser ce qu’elle a de culturelles et de cultuels, car si nous perdons notre identité et dépendons des autres, nous n’existons plus. C’est d’ailleurs pour cela que je rejoins Olympe Bhêly-Quenum, qui écrit à la page 202 de son livre La naissance d’Abikou : « Il n’est pas facile à un peuple de faire valoir sa culture, tant que politiquement et économiquement, il n’est pas maître de lui et de ses affaires ». Ce livre « Ceux qui sortent dans la nuit » est à lire et à relire absolument.
Ariel MIGAN