Introduction

Tout commence par un titre  « Verre Cassé » , un titre vague. Les lecteurs étant généralement passionnés par les mystères, plus le titre est vague, mystérieux, plus il est intéressant, accrocheur. Quel verre est cassé ? Qui l’a cassé ? Où et comment ? Ensuite on tombe sur « le crédit a voyagé  » à la première page du livre et on n’y comprend plus rien. Comment un crédit peut il voyager? On se demande alors de quoi traite cet ouvrage écrit dans un style hors du commun et dans lequel l’inspiration débordante de l’auteur se manifeste par l’absence des points à la fin des phrases. On nous avait pourtant appris qu’une phrase commence par une lettre majuscule et se termine par un point! Bienvenu dans l’univers délirant de  « Verre Cassé » , cet ouvrage qui raconte la vie d’un bar où se côtoient des personnages avec des histoires les unes plus tordues que les autres.  « Verre Cassé » , c’est un mélange d’humour, de critiques sociales et de scènes érotiques qui vous laisseront sans voix. Dans un genre peu commun, l’auteur narre l’histoire d’hommes qui auraient pu être des richards mais qui ont fini en clochards comme L’imprimeur; des hommes cocufiés qui ont fini en chiens errants comme le type aux Pampers ; des hommes escrocs qui ont fini derrière les barreaux comme Mouyeke. Tout cela est raconté par « Verre Cassé », le personnage principal qui, lui-même, autrefois exemplaire et respecté, a fini comme un verre cassé à cause des vicissitudes et tourments de sa misérable vie. C’est un ouvrage qui peint aussi dans un style qui frise le dégoût, la société africaine dans son insouciance primitive et qui, pour oublier sa misère, se noie dans l’alcool et dans des débats loufoques entraînant parfois des querelles de lézards. C’est une société africaine apparemment dépourvue de bonnes manières et de décence que décrit cet ouvrage notamment à travers certaines séquences. « Verre Cassé  » dresse, à travers des mots, le portrait d’une Afrique noyée dans des maux comme l’alcoolisme, la pauvreté ou encore la prostitution. Que l’on accuse comme le ministre de l’Agriculture (page 17) ou que l’on ait compris le Président Général des Armées (page 31), cet ouvrage est tout sauf du  » pipi de chat sauvage  » car il constitue l’une des plus grandes innovations littéraires de ces dernières années sur le continent africain. Mais qu’est-ce alors, si ce n’est du  » pipi de chat sauvage « ?

1- « Verre Cassé « : Un ouvrage de ratés ?

À voir le casting des personnages de cet ouvrage, on croirait que c’est la crème de la crème ou, que dis-je? la crasse de la crasse de la nullité qui a été imaginée par l’auteur. Des personnages malheureux, trahis, ivrognes, déçus, déchus, sans aucune chance de réussir. C’est vraiment un bazar de qualificatifs péjoratifs qui peuvent être collés à ces personnages. Du type aux Pampers cocufié et contraint à devenir homosexuel en prison en passant par l’imprimeur, ancien travailleur à « Paris Match France » qui est revenu au bercail -à zéro- après avoir été trahi de la pire des manières par sa femme blanche et son fils antillais, sans oublier le faux féticheur Mouyeke qui ne manque pas d’audace puisqu’il a voulu corrompre son juge en pleine audience, on peut dire que tous ces personnages ont un point commun: ce sont des ratés, des vauriens. Que dire de Verre Cassé, le personnage principal qui, après avoir été un instituteur exemplaire, a fini par avoir une vie de merde, noyée dans les bouteilles de vin de la Sovinco. On se demande ce qui a poussé l’auteur, Alain Mabanckou, à décrire des personnages aussi vagabonds dans un monde où le désir de réussir est la chose la mieux partagée? Veut-i nous montrer que la vie n’est pas toujours rose? Que la vie n’est pas toujours un fleuve tranquille? Qu’une vie entamée sous un soleil d’été peut finir sous une nuit d’automne ? Peut-être était-ce son intention. Le triste à dire, est que ces personnages décrits dans cet ouvrage renforcent les vieux clichés occidentaux qui conçoivent l’Afrique comme un continent de perdants et de paresseux, un continent incapable d’innovation et de créativité, où les hommes n’ont pas de destins glorieux, où les hommes ne pensent qu’à la fête, au sexe et à l’alcool, des hommes condamnés à l’oisiveté et à la dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Tout cela n’est que mensonge érigée en vérité dans les stéréotypes occidentaux. L’Afrique est capable du meilleur. L’Afrique est un continent d’avenir. Loin de moi l’idée d’ouvrir un débat sur la guerre des races ou d’élaborer une thèse sur l’émergence africaine. Nous regrettons juste le mauvais portrait de l’Afrique qui est peint dans cet ouvrage afin de montrer aux lecteurs que l’Afrique est aussi une terre de prospérité et d’hospitalité même si beaucoup reste à faire. Peut-être que cette plume noire est une façon pour l’auteur de dénoncer les maux dont souffrent les africains afin de susciter chez ces derniers un éveil de conscience.

2- « Verre Cassé « : un ouvrage panafricain, un ouvrage à la croisée des continents?

Il est sans l’ombre d’aucun doute que cet ouvrage traverse plusieurs pays et plusieurs continents, compte tenu des multiples références relatives à différentes civilisations qu’il contient. Dans un premier temps, c’est un ouvrage panafricain car il fait référence à plusieurs pays africains même si ce n’est pas toujours pour les valoriser. J’y retrouve le Cameroun à travers New Bell (page 33), un quartier célèbre de Douala. J’y retrouve le Gabon, l’Angola, le Tchad ( page 92) quand on évoque les aventures de l’escargot entêté propriétaire  » le crédit a voyagé « . J’y retrouve le Congo natal de l’auteur à travers la vie de certains personnages. Grande a été ma fierté quand j’y ai retrouvé ma patrie le Bénin, notamment à la page 212 lorsque l’auteur faisait référence à des pêcheurs béninois.

Dans un second temps, cet ouvrage est plus que panafricain puisqu’il fait référence à plusieurs autres pays du globe. J’y retrouve bien évidemment la France à plusieurs reprises lorsqu’on parle de Paris Match, la bourse de Paris, les Champs-Élysées l’arc de triomphe, Astérix et Obélix. J’y retrouve les Antilles ( page 77) à travers l’histoire de L’imprimeur. J’y retrouve les Pays-Bas quand on évoque le célèbre peintre Van Gogh, l’Angleterre quand on fait allusion à Hitchcock, la Belgique à travers Lucky Luke et les aventures de Tintin, les États-Unis quand on évoque Mohamed Ali à la page 94 ou encore quand on parle de New-York, Manhattan ou Central Park à la page 247. J’y retrouve le continent asiatique quand on parle d’encre de Chine à la page 211.Tant de références qui font la richesse et la beauté d’un ouvrage universel dans lequel tous les lecteurs quelles que soient leurs origines peuvent y voir se refléter leurs cultures.

3- « Verre Cassé « : un arc en ciel de thématiques abordées.

L’ouvrage « Verre Cassé » est un livre riche en thématiques qui reflètent les relations entre les hommes dans la société (amitié, amour), les maux dont souffrent la société africaine (pauvreté, alcoolisme) ainsi que parfois des sujets tabous (homosexualité, prostitution). L’auteur aborde une kyrielle de sujets qui tantôt séduisent, tantôt choquent, tantôt émeuvent, tout cela dans un style composé bien souvent d’humour et parfois de dégoût.

Quelques thèmes abordés

*L’amitié

L’auteur y aborde l’amitié, l’amitié pure, une amitié accompagnée de solidarité, une amitié sans limite qui se manifeste même dans les vices comme l’alcool. Cette amitié se reflète dans la relation qu’il y a eu dans l’ouvrage entre « Verre cassé » et « l’escargot entêté », propriétaire du bar « le crédit a voyagé ». Lorsque ce dernier, ami de longue date de « Verre cassé » lui demanda d’écrire un livre sur l’histoire des clients de son bar afin de perpétuer l’histoire, il le fit avec joie.

*De l’amour à la haine en passant par l’adultère

Les vicissitudes de l’amour s’invitent aussi dans cet ouvrage à mille et un rebondissements. Un amour passionné au départ qui se manifeste à la fin par une haine musclée, conséquence logique des bévues de la chair entraînées par l’adultère. Eh oui c’est ce que reflètent les histoires de L’imprimeur et du type aux Pampers. L’imprimeur qui après avoir connu l’amour dans la capitale parisienne retourna au bercail avec tristesse et désolation, victime de l’adultère de Céline sa femme blanche avec son fils antillais. C’est aussi un cas d’adultère qu’à connu le personnage surnommé le type aux Pampers après des années de mariage avec sa femme qui l’a finalement trompé avec un gourou (un faux pasteur) et qui l’a conduit en prison où il connaîtra le pire des affronts. L’Homosexualité

L’Homosexualité

Le type aux Pampers, c’est bien de lui qu’il s’agit, lui qui fut contraint en prison de devenir homosexuel ce qui le marqua à vie. L’auteur aborde à ce niveau un sujet presque tabou en Afrique mais autour duquel les débats se font de plus en plus récurrents.

*Alcoolisme et prostitution

Dans cet ouvrage, l’auteur parle de tout même des sujets les plus controversés. Il aborde la question de l’alcoolisme, véritable fléau en Afrique qui détruit la vie de milliers d’hommes au chômage, obligés de se noyer dans l’alcool pour oublier leurs soucis. Dans le contexte de l’ouvrage, les bouteilles de vin deviennent des antidépresseurs et se consomment sans modération au « crédit a voyagé « , quartier général de ces hommes en manque de repère. L’auteur y aborde aussi le métier aussi vieux que le monde, selon certains: la prostitution. Il l’aborde à travers tous ces délices et toutes ces dérives. Il utilise tous les qualificatifs pour en désigner les praticiennes : des plus vulgaires (putes) au plus courants (prostituées) jusqu’au plus voilés (péripatéticienne). Il l’aborde sous tous ces angles et dans tous les horizons allant des filles fraîches du quartier Rex de son Congo natal jusqu’aux prostituées nigérianes squattant la rue Saint-Denis à Paris en France. Cela est un choix osé mais l’auteur l’assume dans un style presque décontracté et de cet fait rends presque banal ce sujet demeuré malgré tabou à travers les âges.

4- « Verre Cassé » : un ouvrage hors norme, un ouvrage révolutionnaire?

L’une des particularités qui fait la renommée de cet ouvrage, c’est son style rédactionnel, marque indélébile de son auteur Alain Mabanckou. Sur le plan de la forme, l’auteur a fait preuve d’une grande audace puisqu’il a remis en cause les principes les plus élémentaires de la langue de Molière, notamment par l’outrage qu’il fait volontairement à la ponctuation dans les phrases, ce qui peut rendre difficile la compréhension du livre pour des personnes qui ne sont pas forcément des lecteurs chevronnés. Sur le plan du fond, l’auteur fait aussi preuve d’audace et d’innovation en abordant parfois des thématiques choquantes dans une Afrique toujours conservatrice de ses traditions. L’auteur, pour narrer ses histoires, se sert parfois d’humour afin d’attirer le lecteur. Cela explique les nombreuses séquences drôles de l’ouvrage comme : le dessin d’une carte de France avec de l’urine (page 104), l’histoire de Mouyeke le faux féticheur (page 124), les mésaventures de « Verre Cassé »  avec Alice, la prostituée ridée. (page 126 à 133) pour ne citer que ceux là. Mais on n’oubliera pas Robinette que l’auteur a principalement crée pour rendre davantage noire son humour. Et si Robinette était le féminin de Robinet? Et si sa vessie était un vrai robinet?

Dans d’autres passages aussi, on remarque un style voulu leste (page 55, 56, 82, 83, 84) Des extraits comme ( elle ne portait pas de slip, la garce ) à la page 99 ou ( et puis on a vu son sexe lorsqu’elle a écarté les tours jumelles qui lui servaient de fesses) à la page 100, qui peuvent heurter certaines sensibilités. Ce livre peut être aussi considéré comme un vivier d’insultes les unes plus vulgaires que les autres au point où on peut arriver à croire que le terme  » imbécile  » est un compliment. Le registre de langue est varié et les mots, formules et images littéraires sont recherchées. C’est tout cela qui fait la complexité et la beauté de cet ouvrage récompensé à plusieurs reprises dont notamment « Le Prix Des Cinq Continents. »

5- « Verre Cassé » et le Bénin : une idylle qui a duré le temps d’un feu de paille. Tout commence en 2012 – 2013 lorsque cet ouvrage publié en 2005 intègre la liste des ouvrages inscrits au programme de l’enseignement secondaire béninois notamment en classe de Terminale pour remplacer l’ouvrage « Les bouts de bois de Dieu » du célèbre auteur sénégalais Sembene Ousmane. Quelques temps plus tard, l’euphorie née de l’entrée de cette œuvre dite originale dans le programme béninois a laissé place aux inquiétudes et critiques des professeurs chargés de l’enseigner dans les écoles. Les critiques portaient aussi bien sur la forme que sur le fonds. Sur le plan de la forme, cet ouvrage serait compliqué à enseigner puisqu’il remettrait en cause les règles de la littérature classique notamment par l’absence des points à la fin des phrases. Insérer donc un tel livre dans le programme d’enseignement béninois, risquerait de tuer le niveau déjà de plus en plus faible des apprenants béninois qui ne reflète plus le quartier latin d’antan. Sur le plan du fonds aussi, il y a eu de nombreuses critiques. L’auteur y aborderait des thématiques peu adaptées à la jeunesse (alcoolisme, adultère, prostitution). De peur donc de pervertir les apprenants béninois dont la moyenne d’âge en terminale est de 17 ans en leur offrant sur un plateau d’or cet ouvrage bourrés d’insultes et d’érotisme à certains endroits, il ne serait donc pas si opportun de mettre ce ouvrage au programme bien qu’il soit excellent. De critiques en critiques et de polémiques en polémiques, l’ouvrage fut retiré des livres programmes. Certes il n’a pas fait long feu dans l’enseignement secondaire béninois mais cela n’enlève rien au fait qu’il demeure un ouvrage d’exception qui continue de séduire les passionnés de littérature.

Conclusion

« Verre Cassé » , c’est 248 pages d’histoires, d’anecdotes racontés généralement avec humour et parfois satire. Cet ouvrage vous fera voir des personnages loufoques qui vous transmettront mille et une émotions simultanément.  « Verre Cassé » , c’est un ouvrage de complexité et de beauté qui vous fera rêver à travers les pays et les continents.  « Verre Cassé » , c’est un ouvrage qui reflète des réalités venues d’ici comme venues d’ailleurs. Lisez tout simplement et vous allez l’adorer.  « Verre Cassé » , lisez-le sans verre en main au risque de le casser avec les tourbillons d’émotions et fous-rires que vous aurez. Car en définitive, la vie est un verre qui brille quand on l’astique et quand on l’entretient bien, mais qui se casse aussi quand on la néglige. N’oubliez pas  « Verre Cassé »  est ‘une œuvre grandiose qui divise les amoureux de la langue de Molière, une œuvre truculente qui peut se définir comme la transcription de la « Sapologie » inscrite dans l’ADN de tout vrai Congolais de souche pure. Cette oeuvre est avant tout une ode à l’oralité africaine, car au commencement était parole et la parole n’a pas de point.

Alain Mabanckou, comme Amadou Kourouma, vient, à sa manière, planter une case africaine dans la maison de Molière. Qu’il épingle les femmes en leur attribuant comme toutes les causes des déboires des hommes, il demeure convaincu que tant qu’il y aura de l’alcool, il y aura à dire, que le crédit ait voyagé ou pas, que l’escargot demeure entêté ou pas, le comptoir aura de la visite. Car après le boire, place au déboire. Et c’est ici que s’invite le concours de pisse entre Robinette la mastodonte et Casimir le gringalet. Comme « Verre Cassé », que chacun tienne le cahier journal de sa vie, dans ce qu’elle contient de bassesse et de noblesse: le compte se fera peut-être au cours d’un concours d’urine où le plus « grand urineur » (aussi bien dans le temps dans l’espace) pourra emporter le gros lot. Mais encore faudra-t-il pouvoir dessiner, sur le sol, avec son urine, un escargot entêté.

Evrard AKPO

Evrard AKPO est étudiant en troisième année de Diplomatie et Relations Internationales à l’ENAM ainsi qu’en troisième année de Droit Public à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques. Il est aussi passionné de littérature notamment de poésie.

 

  1. Magnifique résumé. Belle analyse.
     »Verre cassé » quelle oeuvre !!!

    Ah Alain Mabanckou, l’homme qui aura 20 ans demain avec à ses pieds des verres cassés.
    Je l’adore. C’est un monument littéraire.