Deux défis colossaux, deux épreuves monstrueuses se sont donné rendez-vous dans le titre de cet opuscule, « Vivre, être-soi » petit par la forme (juste 104 pages) mais profond quand on se mesure à la densité des thématiques qu’il charrie. Deux énigmes, deux casse-tête qui semblent relever aujourd’hui de la quadrature du cercle s’offrent à voir dans le titre de ce livre à la couverture bleu azur dominée par de géants cocotiers : « Vire, être-soi ». Si vivre, pris au simple sens de respirer, être vivant, se mouvoir, est déjà un combat, être soi relève d’une audace toute aussi folle qu’ambitieuse en ce siècle de dilution collective où des moules de la pensée unique et du mimétisme ouvrent la voie à d’autres dérives plus graves encore : vivre par procuration et vivre à la périphérie de l’être dans un univers digitalisé et réifié à loisir. Vivre et oser être soi, deux défis énormes pour l’homme de ce temps, mais aussi deux rêves qu’il faut conjuguer au présent puisque l’être, aussi loin qu’il puisse se porter ou se projeter dans le futur, ne saurait saborder l’instant présent qui le porte et lui sert non seulement de pied d’appui mais aussi de matrice pour un engendrement perpétuel, un auto-engendrement continuel. Ces deux défis se muent en rêves sublimes qui constituent les ailes de l’homme qui entend vivre sa vie comme il le désir au plus profond de lui-même dans le respect de sa dignité et dans le respect de la liberté des autres. Car en définitive, vire, être soi, c’est aussi vivre pour soi tout en vivant pour les autres dans cette dynamique d’altérité définie par le jeu du Je et Tu de Buber. C’est dans ce va et vient que se cristallise la vie. Vire, être-soi, Euphrasie Calmont et Colette Lina-Dubail en font une préoccupation dans ce livre qui renferme juste deux textes suggestifs : « Tourne la page, le bonheur est là » et « Un bienheureux dans la ville ».
Dans la préface de l’œuvre, Jean Florentin Agbona écrit : « Vivre, être soi, c’est une subtile dialectique que nous offrent à travers ce livre Euphrasie Calmont et Colette Lina-Dubail. Elles se donnent la main pour faire parler des personnages atypiques, mus par une même conviction, guidés par une confiance en soi assez élevée. » (P5). La conviction dont il s’agit ici, c’est que chacun doit pouvoir vivre sa vie, être soi afin de jouer le jeu de l’altérité. L’on ne peut être aux autres si l’on pas d’abord soi. On le voit bien dans la trajectoire que Euphraise Calmont donne à l’étoile de Jean Sènou dont le nom résume en quelque sorte son existence. En effet, si Jean signifie en hébreu « Dieu a fait grâce » et que Sènou se traduit en fon, langue locale du Sud Bénin, par » la part du destin, la part de Dieu« , l’on voit bien en filigrane toute la charge sémantique que l’auteure attribue au nom de son personnage. Elle lui donne un nom programmatique et lui fait porter le même destin que Jean, fils de Zacharie et d’Elisabeth. Si ce dernier est fils de la vieillesse, fils de la promesse, Jean Sènou, le plus doué des enfants de son père, brillera comme le rêve éveillé de tout un peuple : un pape noir. Avec le personnage biblique, il s’inscrit dans le mystère de l’être qu’essaient d’élucider les parents sans jamais le percer et l’appréhender totalement : « Que sera cet enfant ? ». Jean Sènou était prédisposé, selon les vues de l’oncle Pascal Susudji, à devenir un grand dignitaire Vodoun. Mais son destin s’accomplira dans la soutane, au terme des péripéties dont sa vie est jalonnée. De son Abomey natal, le voilà cardinal dans la Ville Eternelle : « On murmure déjà son nom parmi la liste des cardinaux qui se réuniront en conclave pour l’élection du prochain pape. On imagine déjà l’enfant présumé maître animiste, devenir pape. » (P100) Au-delà de ce rêve fou qui habite Euphrasie Calmont et qui traduit aussi l’aspiration de beaucoup d’hommes et de femmes, il faut retenir que vivre est une décision personnelle qui se prend à la première personne du singulier. Vivre, c’est aspirer à être soi, être à soi, c’est vivre sa vie suivant la trajectoire qu’on s’est tracée en mettant à profit toutes les opportunités, fussent-elles moindres et insignifiantes, et en faisant des différents obstacles des lieux de relèvement. Que Euphrasie Calmont écrive un texte de ce genre, cela se comprend quand on se rappelle qu’elle est Diplômée en écriture créative.
Vivre et être soi, cela ne va jamais sans la quête de la vérité, la quête de la vérité sur soi, la vérité sur sa propre vie. Elle écrira à cet effet : « On croit avoir la vérité, mais la vérité exige que l’on soit toujours en sa quête. La vérité est que personne n’a la vérité, mais personne ne veut croire qu’il n’a la vérité. C’est pour cette raison que le monde fleurit d’idiots tant en va-nu-pieds qu’en col blanc ». (P101) Et la chute de ses propos ouvre une fenêtre de compréhension sur l’univers de Colette Lina-Dubail quand elle lâche : « J’aime mon enfant, je veux son bonheur, quoi qu’il me coûte. » (P101) Le « bienheureux dans la ville » « tourne la page » parce qu’il sait que « Le bonheur est là ».
Du petit Jean Sènou à la petite Ayala, Euphrasie Calmont et Colette Lina-Dubail peignent le mystère de l’homme qu’elles confrontent à ce qui leur semble salutaire pour le monde de ce temps : la réflexion. Cette dernière est d’autant plus importante que, lorsqu’on compare ce que vit actuellement l’auteure de « Tourne la page, le bonheur est là » à ce qu’elle fut, à la jeune fille précoce et pleine de vie qui alliait musique, danse, théâtre et écriture, il est important de faire une pause et de réfléchir sur ce qu’est la vie. Que Colette Lina-Dubail se retrouve aujourd’hui dans un fauteuil roulant, elle qui jadis parcourait monts et vaux pour donner vie et sens à ses passions, cela peut faire se demander ce que peut bien signifier vivre et être-soi quand on n’a plus toute la mobilité nécessaire pour faire soi-même ce qu’on aimerait. Mais ce qui peut paraître intrigant, c’est que cette Colette Lina-Dubail, malgré son handicap, continue de danser et de répandre la bonne humeur, refusant que fauteuil roulant et la mal qui l’affectent soient son éteignoir. L’on peut dire, en partant du vécu actuel de l’auteure à la vie qu’elle assigne à Ayala, son personnage, que la route du bonheur passe par l’axe de symétrie qu’on est soi-même. Le bonheur se reflète sur qui sait le produire au laboratoire de son cœur et de ses désirs. On n’est pas heureux, on ne vit pas le bonheur, on ne vit pas dans le bonheur parce que les autres sont dans le bonheur. Avant d’être une contagion collective, le bonheur est d’abord un choix libre et personnel. Colette Lina-Dubail met en garde : « Il ne faut pas non plus refuser d’être heureux car, inconsciemment certains refusent le bonheur ». (P9). Face à la dictature de l’avoir, elle propose la thérapie du rire, la sagesse de savoir se contenter de ce qu’on a sans être animé du sentiment d’en avoir trop peu que les autres. Cette sagesse qui évite au « Roseau faible » les tourments et les inquiétudes de ce que sera l’avenir, fait de lui, en retour, « un roseau pensant » (pour reprendre Blaise Pascal) sui sait que : « Dans la vie, beaucoup de problèmes viennent perturber le bonheur, mais, il faut essayer de voir ce qui est beau, d’en profiter au maximum et, quand le souci est là, il devient plus petit. » (P38) Car, en réalité, ce qui compte, c’est de pouvoir tirer de chaque seconde la plénitude de bonheur qu’elle apporte, sans s’enfermer dans les filets d’un passé trop compliqué ou douloureux : « Personne n’est à l’abri d’épreuves de la vie, un jour ou l’autre le sentiment de non-satisfaction nous hantera, la nostalgie peut-être, s’installera mais il ne faut pas la laisser prendre possession de notre vie. Trop réfléchir au passé ne sert à rien. S’inquiéter pour le futur, ne nous apportera rien non plus, alors « vivons le présent tel qu’il se présente à nous, simplement. » (Pp 12-13).
Colette Lina-Dubail estime, à travers l’histoire de la petite Ayala que, ce qui fait vivre sa vie à soi, c’est la somme des gentillesses et des joies données et semées gratuitement. Que ce soit avec Eve-Marie qui finit par accepter son amitié ou Misyé Jojo, le vieux aigri, ou même sa propre « mère acariâtre, très dure avec sa fille, qui ne la complimente jamais (…) et qui est convaincue qu’elle « est inutile, que personne ne peut aimer tant son caractère est mauvais, qu’elle est une bonne à rien qui peut avoir d’amis », (P23) Ayala fait preuve de résilience et offre ce qu’elle a de meilleur : sa bonne humeur et sa joie de vivre sans se soucier de l’avenir. Elle vit dans un milieu opulent où la richesse a pris la place de la joie et du bonheur. Mais elle, par contre, se donne pour mission de devenir un pont entre les hommes pour que les ruisseaux de bonheur transitent d’une rive à une autre. Sa persévérance a fini par payer : Misyé Jojo est devenu plus sociable, lui qui était renfermé sur lui-même, Eve-Marie est devenue son amie, Camélia redécouvre la vie. Ayala est une fille précoce, plus sage que son âge. En témoignent ses diverses interventions : « (…) je ne veux pas de tristesse dans ma vie et je désire que tout le monde soit heureux » (Pp 37-38) ou encore : « C’est vrai que je ne peux pas résoudre tes problèmes mais, je peux t’apporter le bonheur ». (P 43). L’on est en droit de se demander comment une petite fille peut être capable de si profondes réflexions. Colette Lina-Dubail répond, en faisant de l’amour la source de toutes les capacités dont est doté l’être : « L’amour n’a pas d’âge, c’est vrai, on peut être amoureux fou à 14 ans, 40 et même au-delà des 70 ans ! », avant de conclure : « (…) il existe des personnes comme Ayala, qui ne voudront jamais dupliquer ce qu’on leur a infligé et qui préfèreront distribuer beaucoup d’amour ainsi que tout ce qui leur a manqué durant leur vie. » (P 52).
Les deux personnages ont eu des difficultés durant leur parcours. Si l’oncle Pascal Susudji a été un véritable opposant au désir de Jean Sènou de suivre sa propre voie et non celle de l’oracle, dans le cas d’Ayala, c’est sa mère qui ne lui a pas facilité l’existence. Mais ces deux enfants ont osé braver les écueils avec comme arme rien que la bienveillance et le sourire. C’est peut-être là le vrai bonheur : pouvoir ôter de son chemin, l’un après l’autre, tous les obstacles qui empêchent de réaliser son destin, ses rêves : se réaliser en un mot. Oser être soi dans ce monde où vivre signifie être la page, c’est en définitive tourner la page pour circuler comme un bienheureux dans l’univers. Comme on le voit, ce n’est pas seulement Jean Sènou qui est le bienheureux, mais aussi Ayala qui ne vit que tendue vers la félicité, écartant de sa vie toutes les ondes négatives, se faisant refléter par son miroir magique, les nuages de bonheur qu’elle détecte dans les poussières qui envahissent ce monde en proie à la dictature du consumérisme et l’individualisme.
Ce livre est beau, simple mais dense. La thématique abordée est toujours d’actualité : Est-ce possible d’être heureux ? Est-ce possible de vivre sa vie sans se voir dessiner la courbe de sa vie par la société qui pense à la place de l’individu ? Est-ce possible d’être soi dans ce monde où tend à disparaître le droit à la différence et où l’Occident peut, par exemple, dicter au monde entier comment vivre sa vie à travers les lois parfois contre nature qu’il vote et promeut sur l’échiquier international ? Ce qui vaut pour les Pays-Bas ou les USA en termes d’orientations sexuelles ou de questions de santé de reproduction vaut-il nécessairement pour l’Afrique ? Comment trouver son chemin dans cette forêt hostile à l’expression de la volonté individuelle ? Voilà autant de réflexions qu’inspire le livre « Vivre, être-soi » de Euphrasie Calmont et Colette Lina-Dubail, paru aux Editions Nestor en 2020.
Destin AKPO