J’étais il y a quelques mois dans les rayons de mon supermarché préféré à Cotonou, pour acheter un bock de crème fraiche, ou un sac de riz – je ne sais plus très précisément – quand j’ai aperçu dans l’angle »librairie », un numéro du magazine Jeune Afrique, avec en manchette, le titre suivant :
« Dr Abdoulaye et Mr Wade ».
Evidemment, les journalistes sont coutumiers de ce genre de détournement de titres de romans, et évidemment, je savais vaguement que ce titre en particulier, faisait référence à un dédoublement de personnalité, et notamment à un fameux roman au sujet du Dr Jekyll et de Mr Hyde.
Disons qu’il existe, dans l’imaginaire populaire, un »stock », je dirais un agrégat de classiques que peu ont jamais vu, quelques rares ont lu mais dont tout le monde connait l’existence. Le roman « L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde » en fait assurément partie, et c’est avec plaisir que, quand j’en ai dégoté un exemplaire à la librairie, je l’ai acheté, et comme qui dirait, dévoré en moins d’une journée. Il faut dire, à ma décharge, que c’est un roman relativement court.
Il raconte la déchéance d’un scientifique qui s’est choisi comme son propre cobaye, dans la conduite d’une expérience plutôt singulière : isoler les deux pendants de sa personnalité, le mauvais Hyde, et le bon Jekyll. Sauf que, un peu comme cela advient trop souvent, la théorie ne coïncide pas exactement avec la situation empirique, et l’expérimentation part en vrilles lorsque le méchant Hyde prend le pouvoir sur le bon Jekyll, au point de l’anéantir.
L’on sait que le thème du dédoublement de personnalités, la problématique du double a fasciné et fascine toujours les romanciers. Cette question est liée à nos angoisses les plus intimes, à l’altérité, à la peur de se perdre soi-même en l’autre. Parce que, si tous les romans sont d’amour, alors tous les romans sont des romans de double, puisque n’est-ce pas cela que visent les amoureux ? Se confondre à l’autre, ne former plus qu’un avec lui ? Ceci est valable pour toutes les formes d’amour, maternel, filial, etc…
Qu’il soit question de miroirs, de sources enchantées, de jumeaux (les bessons de Georges Sand par exemple), de fantômes, de sosies, ou autres deux-ex-machina (voir « le double » de Fiodor Dostoïevski, ou « les mémoires de porc-épic » de Alain Mabanckou ou encore « le château blanc » du Nobel Turc Orhan Pamuk), les romanciers ont toujours essayé de « dissocier » ou de disséquer leurs héros. L’originalité ici tient au fait que Stevenson va plus loin en mettant en scène un même personnage en deux, chacun au portrait moral et physique distincts, les deux évoluant dans des quartiers de Londres raccords avec leur psychologie, un pavillon chic pour Jekyll, une banlieue sordide pour Hyde.
J’ai été, au delà de l’originalité de l’histoire racontée, et de la dextérité de la plume de Stevenson, frappée par l’économie de personnages. Parce que, si l’on compte les deux héros en un, ce roman est bâti sur un total de seulement quatre personnages qui sont tous des scientifiques, qui sont tous des hommes. Les femmes, on l’aura compris, sont absentes quoiqu’on les imagine, tout au plus, présentes dans les nuits débridées de Hyde qu’évoque l’infortuné Jekyll, sans jamais les décrire. Une économie de moyens donc, très peu de personnages, peu de figures emphatiques, mais une plume maîtrisée, un méticuleux sens de la description et du suspense, une histoire conduite avec maestria pour mener logiquement le lecteur vers le feu d’artifice du dénouement inattendu. « L’étrange cas du Dr Jekyll et de My Hyde » est, assurément un classique de la littérature mondiale. J’ai compris, à sa lecture, que cette réputation n’est pas volée. Johny Halliday chantait : on a tous quelque chose en nous de Tennessee.. Je pasticherais en écrivant qu’en chacun de nous, sommeillent à coup sûr, un Mr Hyde et un Dr Jekyll, et le pari ici, c’est de réussir où a échoué le héros de Stevenson : faire primer le second sur le premier… ou pas d’ailleurs.
Robert Louis Stevenson est un romancier britannique né en 1850 et mort 44 ans plus tard. Il est l’auteur d’une riche biographie faite d’essais, de récits d’aventures, de nouvelles et de romans.
Carmen TOUDONOU.
Très beau compte rendu, chère Carmen TOUDONOU. Je suis séduit chaque fois que je lis vos chroniques littéraires. Merci pour ce bijou.