« Un dieu et des mœurs » ou l’insurrection d’un humaniste indigné

« Un dieu et des mœurs » ou l’insurrection d’un humaniste indigné

On ne présente plus Elgas, son récit Un Dieu et des mœurs non plus. Publié en 2015 chez Présence Africaine, l’inconnu de naguère fit une entrée remarquable dans les lettres africaines francophones. Brossé d’un trait rapide, il se figure sous la charpente longiligne du sahélien, le visage éclairé par une ironie souriante matinée de gravité seigneuriale. Traits hérités tout d’abord de son patrimoine génétique, puis burinés par les environnements qui ont modelé sa glaise. Il nous vient du Sénégal, de la verte Casamance, de Ziguinchor… Résidant en France depuis une quinzaine d’années, le journaliste et sociologue a le nez en permanence dans les bouquins, les sens picotés par le chant des mots. Son désir de sens et de beauté s’étanche dans la panoplie complète de l’écrit. Poétique, argumentatif et narratif sont bus au goulot. Présentation sommaire diront les sainte-beuviens, enclins aux analyses biographiques des œuvres, mais, outre la maigreur de mon loisir, une forêt de détails de cet ordre encombrerait cette brève présentation. Ces linéaments de l’homme ébauchés, venons-en à l’ouvrage lui-même.

Journal d’un séjour au Sénégal après une longue absence, Un Dieu et des mœurs relate les retrouvailles d’Elgas avec son pays natal et sa famille quittés pour aller étudier en France. En quelques portraits, observations et relations interposées, les maux du Sénégal, extensibles (à quelques nuances près) au reste de l’Afrique, sont exposés. En tête du cortège, la religion, la tradition et la pauvreté. Suivent la crédulité, la passivité, la bêtise, le fatalisme, selon l’auteur, enfants des deux premières. Elles en sont le terreau et le fourrier. L’hypocrisie, inévitable voisine de la religion, n’est pas oubliée : « comme pour témoigner de l’âme hybride de cette ville, les mosquées jouxtent les bordels, les fidèles et les pervers sont les mêmes. Très souvent on y confond les lieux » (p.86).

Ces lignes procèdent de ma deuxième lecture du récit, elle-même précédée par celle ardue d’un roman de renom. Malgré le style brillant de l’auteur, son exceptionnelle maitrise de la narration et l’originalité de la composition, le plaisir n’était pas au rendez-vous. C’est dire à quel point mon esprit se cuirassait de prudence après cette déception. Grande fut ma surprise à l’entame de mon tête-à-tête avec Un dieu et des mœurs. J’avais à peine dépassé 10 pages que l’alanguissement dans lequel m’avait laissé ma dernière entrevue se transformait en enthousiasme. Mes journées sans le livre d’Elgas se meublaient d’une fiévreuse impatience.

Orfèvre du verbe, les premiers attributs de séduction de l’écrivain lui sont fournis par son ciselage de celui-ci. A ce compte le talent d’Elgas est incontestable. Quelques peccadilles dans le texte n’y changent rien. La phrase elgatienne présente une physionomie variée. Moulée avec vigueur et poésie, elle est d’abord décidée, concise, efficace. Point de fioritures qui en l’ornant l’auraient affaiblie. Les descriptions comme les portraits ne s’encombrent donc pas de détails. Favorable à l’esquisse de l’essentiel, cette manière économe signale la pudeur de l’auteur dans l’usage de ses considérables moyens. Que de faveurs ! l’insigne conscience de la subordination de l’art à la réalité, manifeste à travers cette délicatesse, échoit à peu. Partant, il ne se fatigue pas à reproduire la vie point par point. Il en restitue la sève. Anatole France en serait satisfait qui disait : « tout dire, c’est ne rien dire. Tout montrer c’est ne rien faire voir. La littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d’éclairer ce qui est fait pour la lumière ». Des oxymores soulignent l’absurde, renforcent le pittoresque ; des gradations accentuent le trait ; de subtiles métaphores imagent le propos. Tout ceci n’est encore rien : des adjectifs intenses, tout en relevant la langue, flanquent des sceaux d’eau froide sur les consciences endormies. Imaginez le souffle d’un clairon par temps froid. De brèves percussions cadencent une marche, un chant s’élève :telle est la musique de Un dieu et des mœurs. Le rythme épouse les urgences décrites. Avec cet Elgas là la catégorie de moins en moins garnie des partisans de la littérature comme projet esthétique s’enrichit d’un membre supplémentaire.

S’il dansait tout seul dans sa musette, le beau n’aurait pas suffi pour faire d’Elgas un écrivain talentueux. Dénuée d’âme, la phrase la mieux ouvragée ne remue personne. Y suinte un atroce ennui. Les lecteurs s’en déprennent. Or l’émotion aussi s’est glissée parmi les outils d’Elgas. Sans exagération dans le pathos, il suscite de l’empathie. Pour les personnages croisés, pour les Sénégalais miséreux, pour ce pays déconfit. Les évocations de sa mère, de la petite Marieme, des talibés et de ses souvenirs d’enfance sont empreints de douceur. Kanouté, Laye, Fode, Ndeey et d’autres, sobrement décrits, personnifient les maux de cette fresque douloureuse. Comme la peinture aiguise le regard, ce texte enflammé attise les consciences pétrifiées de conformisme et de justifications bienpensantes.

Puis la phrase s’amplifie. Non par recherche d’effets ou par incontinence verbeuse, elle s’ouvre pour argumenter. Oui argumenter. Ce verbe peut sembler incongru pour un récit, mais Un dieu et des mœurs est un récit composite. Le déploiement insolent de la misère sociale la plus crasse inspire ou l’élégie, ou la déception ou la colère. Pour Elgas l’expérience, celle d’un regard et d’un esprit plus mâtures, a produit une indignation romantique. Les pulsions subjectives et subversives qui se révèlent dans ses traits bousculent « le réflexe »de peindre les causes du drame. Le descriptif, même convoyeur de consternation, n’est pas à lui seul à la hauteur de l’urgence « trop grave », semble reconnaitre l’auteur. « Il urge d’aller à cette racine, où le tabou et l’inconfort du jugement entrainent à démissionner ».C’est alors qu’il « trempe la plume dans un encrier de sanglots, de sang, de boue de douleur. » (p.43). Les tempéraments romantiques sont comme ça, leur prose emmêle argumentation, critique, blâme éloge et narration comme s’il s’agissait d’impératifs inséparables. Du reste, Elgas est un admirateur de Victor Hugo.

Religion et traditions brident intelligence, liberté et ambition. Ces monolithes entravent l’entrée en modernité de la société sénégalaise à un point où silence et résignation sont impossibles. « Ça me bouffe la tête. Ça me prend les tripes, par assauts répétés », dit-il (p. 258). Ce sont des tyrans qu’il faut déposer. Son réquisitoire est cinglant. Les menottes de la singularité et autres imbécilités sont sévèrement chargées. L’élite incapable, le militantisme feutré de la jeunesse aveuglée par une traitre surdité aux maux qui la cernent, en prennent pour leur grade. L’arrêt est sévère. Elgas lui-même s’interroge sur la légitimité de sa posture. Il ne tombe pas, cependant, dans l’accablement coupable consécutif à pareil questionnement. Le cri de l’auteur, en effet, pourrait passer pour un affront à l’« immuable » ; d’aucuns, avertis par des iconoclastes aimantés par les piédestaux vides d’idoles, pourraient y voir une hérésie bravache. Rien de tout cela. Interroger le sacré seul anime le Ziguinchorois. Si abreuvés des humanistes de quelque tradition nous n’avons pas retenu une chose, Un dieu et des mœurs nous le rappelle : l’homme, tout homme, possède une valeur supérieure intrinsèque, toute société qui l’avilit, même au nom de Dieu, est un enfer.

  Philippe N. Ngalla.

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