« Dans un pays de dégoût pour le livre comme le nôtre, c’est une prouesse d’être en manque dans les lieux dédiés aux livres. Et si au bout de deux ans, je ne publie pas, on me réclame. C’est heureux ! »[1] Ainsi s’exprimait Jérôme TOSSAVI dans une interview qu’il avait accordée au blog Biscottes Littéraires en 2017. Et comme pour s’incruster davantage dans le cœur et la mémoire de ses chers lecteurs, il publie un livre au titre provocateur et dérangeant: « Oraisons pour un vivant». De mémoire d’homme, on n’a jamais prononcé une oraison funèbre pour un vivant. Et c’est là le hic. Prononcer une oraison pour un vivant serait certainement un signe de mauvais augure puisque ce rituel n’advient qu’à la mort. A travers ce titre, doit-on lire ou pressentir une volonté délibérée de rejeter l’idée que cet être cher est mort? Ou encore, doit-on y voir le désir brûlant de voir de précipiter quelqu’un dans l’au-delà. Toujours est-il que « Oraisons pour un vivant», a contrario, et cela nous rassure d’ailleurs, peut être compris comme une supplique adressée aux dieux en faveur d’un vivant. Et cela, tout homme, qui n’est pas athée, (et même là) le fait à un moment ou à un autre, étant donné que la soif du numineux est inscrite au cœur de toute créature. Il faut le dire, oraison vient du verbe latin « orare » et signifie « prier». Quoi de plus normal, légitime et juste de prier pour un vivant? Mais la question demeure: « au-delà de nos élucubrations, qu’est-ce que Jérôme TOSSAVI lui-même entend exprimer à travers ce titre « oxymorique » et déroutant? Mais avant de nous intéresser à l’œuvre, disons un petit mot sur l’auteur.
1- Présentation de l’auteur
Il n’est pas le moins du sérail des écrivains béninois. Voici ce qu’il dit de lui-même :
« Je me nomme Jérôme-Michel TOSSAVI. Je suis natif de Ouèssè-Wogoudo logé dans la chaîne des Collines au centre du Bénin. Issu d’une famille pauvre mais très modeste, j’ai eu la forte chance de connaître le bonheur de l’école qui m’a ouvert les chemins de la vie ; c’était une chance parce qu’à mon âge nubile et vu les conditions familiales peu reluisantes, l’école était vraiment sanctuaire autant que la chapelle. J’ai troqué ma sueur contre la pluie et le soleil, pour ne pas rebrousser chemin. Les Lettres ont tôt fait de me saisir. Les meilleures sensations furent miennes lorsqu’à chaque pas posé, on m’identifiait à un modèle d’écolier, d’élève, d’étudiant et enfin de citoyen qui porte en lui les germes d’un avenir radieux (des fleurs jetées ? Je n’en sais rien).
Passionné de mots et des lettres, j’ai fait le département des Lettres Modernes à l’Université d’Abomey-Calavi jusqu’à l’obtention d’une Licence classique es-Sciences et Lettres, avant de tenter l’aventure dans le domaine de la bibliothéconomie. Formé à distance par la plateforme Médiadix de l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense sous la caution de l’Institut Français de Cotonou qui m’a engagé en tant qu’Aide bibliothécaire depuis 2009, j’ai effectué un stage pratique d’un mois en France pour la réception de mon diplôme de compétence en gestion de médiathèque. J’officie à la médiathèque de l’Institut Français de Cotonou où j’entreprends des activités ludiques et académiques autour des livres et de l’écriture. Mon expertise est souvent sollicitée par mes contemporains pour des ateliers d’écriture, des rencontres du livre et de la parole et surtout dans le domaine de la bibliothéconomie où je suis souvent appelé pour implanter, concevoir et animer des bibliothèques en gestation. »[2]
Bibliothécaire à l’Institut français de Cotonou, Jérôme Tossavi est un béninois, natif de Ouessè-Wogoudo. Écrivain béninois reconnu pour ses œuvres à savoir » signatures et balivernes », poésie (2012); »les complaintes de la sirène, pièce de théâtre (2014) et »crevaison dans ma bouche, pièce de théâtre (2017), « Oraisons pour un vivant» est l’oeuvre par laquelle il entre dans le cercle des romanciers béninois. L’ouvrage est publié le 23 février 2019 aux Editions Savane et couvre 136 pages.
Crédit photo: Scribe Apéro
2- Résumé de l’oeuvre
Toute une digression pour finalement parler de « Deuil », dira-t-on après avoir lu le livre. Tout est parti d’un simple message. Un message imprévu, inattendu voire surprenant. L’oncle Ogoukpatè apporta la contrevérité du malaise de Cocou Amagbégnon Tossavi, le père du narrateur. Une fois au village, ce dernier découvrit la pure invention de son oncle. Le vieux avait été fauché par une mort brutale. Le vieux est vraiment mort et déposé à la morgue de Savè. De cette mort foudroyante, les rumeurs trouvaient la cause. Le village était convaincu que le bras de fer entre Cocou Amagbégnon et son frère Akidé était la base de cette disparition tragique. Car, Akidé, d’une calamité tourmente a déjà écarté tous ses autres frères audacieux du patrimoine familial. C’est donc à cause de la défense du bien commun que dilapidait l’immonde, l’impure et le dégoûtant Akidé, que le vieux est mort. Ce personnage d’une extrême hideur sera néanmoins châtié le jours de l’inhumation de Cocou Amagbégnon.
3- Commentaire
« Oraisons pour un vivant» est une oeuvre divisée en 14 chapitres. La première de couverture présente une lumière diffuse qui précède le lever ou le coucher du soleil, signe manifeste d’un crépuscule, le crépuscule d’une vie, le crépuscule comme fin d’une série de tumultes et luttes fraticides. On y voit des branches avec quelques bouts de collines, ce qui évoque les Collines dont est natif l’auteur. Ainsi, la première de couverture plante bien le décor du contenu du roman. Cependant, la question revient, qui soupçonne une contradiction dans le titre : « Les oraisons seraient elles pour des vivants? » A cette interrogation, on est tenté de répondre par la négation. Ce n’est qu’en parcourant « ce tissu de mensonge » qu’on découvre le projet esthétique de Jérôme Tossavi: sa volonté d’immortaliser Cocou Amangbegnon Tossavi au travers d’une démarche explicative, un texte simple et accessible à tous, un paratexte qui renforce la compréhension du récit. Et comme il le confesse lui-même, « Oraisons pour un vivant est un vœu de faire parler un absent. Un absent si présent dans la vie du narrateur qui le livre à la parole pour mieux essuyer son deuil. Le roman se présente comme une série de chroniques sur les vieux jours d’un vieux mort par asphyxie occultiste par ses frères villageois allergiques à son retour au village. »[3] C’est donc à juste titre que le doyen de la Faculté de Lettres, Langues, Arts et Communication de l’Université d’Abomey Calavi, le professeur Okri Pascal Tossou, intervient dans ce travail, à travers une note préventive. Ce dernier recommande d’ailleurs ceci: « Il va falloir lire aussi « Oraisons pour un vivant », un carrefour esthétique où la parole de la poésie engendre le corps de la prose, sur un fond de brouillages narratif et narratorial ».[4]
A la lumière de ce qui précède, l’on comprend aisément Jérôme Tossavi donne à lire un discours digressif avec une pluralité de personnages.et dans ce livre, il faut vraiment s’intéresser aux personnages. Ils sont à la fois truculents, originaux, proches et en même temps loin de nous, dégoûtants et emportant notre pitié, simples et complexes. On fera attention par exemple à Petit Majuscule, un personnage qui fait allusion à ces enfants qui ne se lavent jamais en période d’harmattan. On peut lire à loisir à la page 17 : » Petit Majuscule (non propre, masculin, singulier), puant d’ordinaire le porc, ne se donnait plus la peine de se laver. Chaque matin, au vu et su de ses parents, petit Majuscule remplissait la jarre d’eau, apportait son éponge, son savon et sa serviette. Une fois sous la douche, avec sa petite calebasse, il prenait l’eau, et au lieu de la mettre sur le corps, la lançait en l’air, passait en dessous, rejetait le liquide et repassait en dessous ». Un peu plus loin, on rencontre un autre personnage unique: Lionel qui incarne la tribu des artistes de haut vol: « »Lionel, c’est un gentil bonhomme. Mais le moins intelligent. On s’amusait à l’appeler moteur Diesel. Très lent à démarrer pour ne pas dire qu’il ne démarre jamais. La chose qui le faisait démarrer au quart de tour, c’est-à-dire la seule chose qu’il savait faire, et très bien, sans la baïonnette, c’était l’exécution de l’hymne national » (Page 19) Auréole représente tous les enfants »nés à crédit » dans nos maternités; Sewado, Goyigbe et compagnie décrivent la classe des chômeurs perdus dans les dédales du désespoir. Créant ces personnages romanesques campés autour d’une table de belote, l’auteur interpelle ce monde labyrinthique caractérisé par la pauvreté, l’impécuniosité, la nécessité, la banalité, la médiocrité, etc. Il y a d’autres personnages comme Djo-adagbé, Akouta kpé dont l’existence est rendue difficile à cause des mécomptes, des déconvenues et des épreuves de la vie.
Conclusion
Ainsi qu’on peut s’en convaincre, « Oraisons pour un vivant» est bien-sûr un miroir promené le long des quartiers de nos villes et villages pour en révéler pour les dénoncer les fleurs du mal. Et le mérite de Jérôme TOSSAVI, réside dans ce doigté et cet œil qui lui ont permis de présenter tout cela sur fond d’ironie, de sarcasme, de blâme et d’humour noir.
Quand on a fini de lire le livre et qu’on scrute de près la vie de l’auteur, l’on se demande si finalement il a réalisé une autofiction ou une autobiographie. Dans tous cas, l’auteur donne la parole à l’enfant du vieux, un diplômé en Lettres Modernes, devenu plus tard journaliste et actuellement bibliothécaire à l’Institut français de Cotonou. Tout porte à croire que Jérôme Tossavi raconte avec un charme désarçonnant sa propre histoire enchevêtrée de croustillants microrécits. Mais toujours est-il qu’elle est belle cette œuvre qui vient redorer le blason de la littérature béninoise.
Habib NOUENI, Chroniqueur littéraire sur TV Carrefour
[1] http://biscotteslitteraires.com/2021/interview-a-monsieur-jerome-michel-tossavi-j-mt-2/
[2] http://biscotteslitteraires.com/2021/interview-a-monsieur-jerome-michel-tossavi-j-mt-2/
[3] https://www.beninlivres.org/component/k2/interview-jerome-tossavi-mon-1er-roman-est-le-recit-d-un-cadavre-capricieux
[4] https://www.beninlivres.org/component/k2/benin-litterature-okri-tossou-reveille-stendhal-pour-jerome-tossavi
Comments are closed.