« Tessons amnésiques » : Ce grabuge existentiel d’un poète

« Tessons amnésiques » : Ce grabuge existentiel d’un poète

Arsène Pancrace Edehou, est un poète d’un lointain jouissif, malgré son « sérieux avertissement » dès l’entame de son recueil Tessons amnésiques (Porto-Novo, Editions Légende, 2023, 68p.) qui voudrait bien l’excuser de prendre la parole dans un monde de brutes, totalement machiné et défraîchi. Comme s’il fallait attendre d’être Senghor pour faire une première « part d’émotion ». Qu’on ne s’y trompe pas : le poète meurt et renaît, non de ses cendres, mais de la lessive de ses linges sales et intimes : « après l’instant/rempli d’un vin ruine/ou je mourrai d’un silence borgne/ » ( p.17). C’est donc dans la cueillaison des mots et des fragmentsqui forment ce florilège qu’il faut situer la verve et le sens oraculaire de la parole poétique d’Arsène Edehou qui se donne comme tâche d’écrire « la détresse sonore de (ses) jours et l’allégresse lumineuse de (ses) nuits ».

Si les images flamboyantes et somatiques dans ce recueilnous emportent et transportent dans leur centre de gravité, cela tient surtout au fait que sa parole s’enracine et s’enrage dans une forme débridée qui rend fidèlement compte du malaise existentiel qui est le sien. Ce grabuge existentiel d’un poète qui« coache la lune à rebours/sur la plaie de vos tombes » ( p.19) est bellement étalé sur les pages de ce recueil à la manière des notes sur la portée en musique. Il se caractérise en effet par ce sentiment de « l’être-au-monde » qui amène le poète béninois à s’interroger en tant qu’homme du quotidien qui vit le même sort que les autres et à interroger aussi la portée d’un monde où « la vie n’est que page d’accueil/qui nous transfuse ses menstrues/au premier toucher du ciel rassis » (p.19) et où surtout « n’être sonne comme un exilallongé dans un chant de solitude » (p.20). Eparpillé et déchiré, le poète béninois trouve finalement comme un exutoire nietzschéen – encore que, toujours en apprentissage tragique – dans la quête d’un dépassement (« …je suis marqué au kaolin /à réclamer d’un entrain épars/ma solitude ensanglantée/à pleurer l’absence-embryon/du vide » (p.30)), d’une révolte solitaire et plaintive face au spectacle consternant des dérives sociopolitiques (« ce pays pet où l’humanité s’allume sous le seul ombrage des excréments/ce pays diaphane où la main anonyme/dévore ses horreurs et/se réjouit de la nuit sur les âmes gravats » ( p.43))et de fatalisme préconisé (« nous sommes rétameurs d’horloges oubliées/sanctifiant de feu la gadoue qui auréole vos pas/quand l’amour défunt des faisans/somnole la vie devant nos regards repus/qui rejettent le lendemain » (p.40))qui peuplent malheureusement son quotidien.

Même la figure d’Ève aimée, dont le souvenir hante presque chaque page du recueil (« je promène ta voix étreinte/et ton nom sur mes épaules/je te porte/Toi-entier dans ma crécelle » ( p.27), « comment oublier/les bananes non gardées/la note que tu criais d’un alto lumineux/quand s’étire ta chair/et que pleurent de sueur tes pores/cette note où j’emprunte tes fièvres/pour évanouir le monde » (p.32) ; « ton regard anonyme égorge mes sens/et mon silence se réveille dans le bruit/du vase étourdi de la vie » (p.38), ne semble jouer son rôle de consolante, de baume que partiellement. Comme si l’effet sédatif escompté sur les cardiopathies et les ruptures dont souffre le poète avait du mal à prendre et à s’appliquer. Dès lors, sa poésie, si attentive au pays et aux errements politiques qui le lénifient, devient aussi une partition de symboles et d’images mélancoliques (« j’ai souvent ovulé des nuits pour rapatrier ta chaleur/j’ai souvent hâté le soleil pour dénicher dans son cadavre/la suture de tes chemins » ( p.55) ) qui chantent ses amours tristes et désabusées, son bonheur envolé, son désir surtout de faire corps avec une source de bonheur sans cesse fuyante. Mais l’amour ne peut qu’être ou reste un souvenir, ou un prochain souvenir où la femme aimée lui échappe toujours, et qui n’arrête pas de « nourrir les rides de la vie » ( p.57).

Grégoire Folly

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