« Tous les jours seront 14 février pour toi et moi » (3/3) Junior GBETO

« Tous les jours seront 14 février pour toi et moi » (3/3) Junior GBETO

– «  Mais j’avais tellement exagéré ce soir-là, s’accusa-t-il. Je le reconnais. J’ai vraiment déconné. Je ne savais pas que je tomberais si bas, aussi bas que ces enfoirés qui se plaisent à bastonner leurs femmes et dont j’ai toujours condamné le manque de tact. Quand je me remémore avec quelle violence je lui ai asséné les deux gifles, je suis dégoûté. En même temps, elle n’avait pas le droit de me gifler. Les feuilletons leur tournent un peu trop la tête à ces femmes qui se prennent parfois pour Teresa, Marina ou je ne sais quelle autre actrice de telenovelas. Mais c’est clair, je n’aurais jamais dû lui faire ça, je méritais bien d’être giflé. Et ces atrocités qu’on avait pris l’habitude de s’échanger, ce n’était pas très beau, c’était monstrueux. Des «  stériles ! bon à rien !, femme vide !, drogué !, incapable !  etc… », toutes ces horreurs n’avaient rien à faire dans notre foyer. Je n’en suis pas fier maintenant que les images repassent en boucle dans ma tête. Je n’ai jamais rêvé mon mariage ainsi. Une demi-dizaine de vie de couple seulement et tout partait déjà en couilles. C’était loin d’être l’idéal de mariage harmonieux dont je rêvais et voulais nous offrir à Diane et moi. Mais voilà,  j’ai échoué, lamentablement. J’ai échoué en m’absentant plusieurs jours à la maison. Pour quoi faire ? Passer des nuits entières chez cette satanée Zain’da à qui j’avais loué un appart et qui rendait mes salaires aussi fugaces qu’un pet de mémé. J’ai échoué quand le corps de Diane ne m’intéressait plus. Elle ne se sentait plus femme. Elle était frustrée. J’ai échoué. Je ne la regardais plus, je la voyais. J’ai échoué. Pourtant le traitement avait marché. Elle pâlissait. Comment aurais-je pu le constater ? La regardais-je encore ? Non je n’en avais plus le temps. Je la voyais juste. Pour moi, elle n’existait plus. Pas question que je passe toute ma jeunesse à subir les caprices d’une muette agaçante et éminemment acariâtre. Je me débrouillerais pour avoir un enfant, avec ou sans elle. Pour fermer leurs grandes  gueules béantes de moqueries à mes potes et contenter ma pauvre vieille qui ne voulait qu’un petit-fils à bercer et laver.

 

Elle allait finalement satisfaire mes espérances la Zain’da. Elle allait me faire un gosse. J’étais heureux, fou de joie. Enfin ! J’allais devenir Papa. Dans la foulée une mission de trois mois m’envoyait dans le nord. Comme tu le devines sans doute, j’avais laissé la dépressive à Cotonou et voyageai avec ma « nouvelle femme », la future mère de l’enfant que j’attendais depuis bientôt cinq ans. Pourtant elle était pâle. Ça aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Je l’ai abandonnée quand même. J’ai échoué. À Pehunco où j’avais été missionné mon échec était acté. Plus de retour en arrière. Cette salope de Zain’da m’avait roulé dans une belle farine. Elle m’avait piégé comme un débutant. Elle voulait mes 650 mille le mois pour elle seule. Elle voulait être l’unique madame VILONH. Elle s’était gonflée le ventre toute seule avec une saloperie made in Ghana. Il n’y avait rien dans son ventre. Tu m’entends? Que dalle, cria-t-il en se tapant la tête. Pendant ce temps à Cotonou mon enfant poussait dans le ventre de Diane depuis six longs mois. Elle ne m’avait rien dit la muette, nada. Il a fallu cet appel vidéo lancé par hasard ce matin-là pour que je m’en rendisse compte. Pour que je remarquasse les yeux légèrement enflés, le visage complètement pâle, le ventre tout arrondi malgré la robe ample qu’elle portait. Je lui fis cracher le morceau. Pour la première fois depuis ce que j’appellerai une éternité, nous nous sommes dits des mots doux. Nous avons rigolé, nous avons échangé des sourires. C’était fou, on allait devenir parents. J’eus envie d’abandonner la mission et de descendre illico presto à Cotonou pour la serrer dans mes bras, la supplier de me pardonner et la couvrir de baisers. Mais aurais-je pu ? Certainement pas. C’était dommage. Dès lors, on multipliait les appels, on échangeait des heures au téléphone malgré les caprices de la connexion qui était terriblement instable. Puis un jour Zain’da le remarqua. Elle me fit une effroyable scène de jalousie, bloqua le compte de Diane. Comme si cela ne suffisait pas, un mercredi nuit que je m’étais discrètement caché pour parler avec ma femme..

– « La titulaire ou la locataire ? » le taquinai-je »

– «  Non, non rigola-t-il ma femme, ma Didi, ma chérie à moi, la seule titulaire. Et donc pendant que je causais avec elle, Zain’da fit irruption, m’arracha le téléphone des mains et l’envoya s’écraser contre un mur. Voilà qui mériterait une bonne double paire de soufflets. Mais je réussis à garder mon sang-froid. Plus de quoi communiquer pendant cinq longs jours. J’avais bien de quoi m’offrir toute suite un nouveau téléphone mais entre le trou à rats où je bossais et le centre-ville il fallait compter plusieurs kilomètres et surtout il fallait attendre le prochain passage d’un des rarissimes taxi brousses qui desservaient Dousira et environs. Comble du comble, le seul véhicule de service dont je disposais était tombé en panne. Je me décarcassai pour trouver de quoi communiquer. Dommage, cinq jours c’était assez long, beaucoup trop long . Simple coïncidence ou acharnement du destin, c’était le moment que mes supérieurs avaient choisi pour me harceler de coups de fils. Cinq appels en absence. Mais ce n’était pas le plus préoccupant. Ils étaient au courant de que le seul téléphone fixe disponible était affreusement défectueux et de surcroît savaient bien à quoi ressemblait la connexion à Dousira. Ce qui me mit dans tous mes états, c’étaient les treize appels en absence de Diane, les six enregistrements vocaux de ma belle-sœur Katy que j’eus un mal fou à télécharger, les dix-huit appels de son père et les longs messages que m’avaient laissés ma belle-mère et dame Dorothy, notre voisine d’en face, qui était très amie avec ma femme. La nouvelle, l’épouvantable nouvelle, c’était que Diane avait été évacuée à l’hôpital St Cœur où on lui administrait des soins intensifs. C’était l’horreur qu’on me rapportait. J’étais abasourdi. Que pouvait- elle bien avoir, ma Diane ? Et pourquoi en soins intensifs ? Serait-elle déjà arrivée à terme ? Non, elle ne devrait en être qu’au septième mois. J’étais confus. Et toutes ces questions et les nombreuses autres que je me posais comment pouvais-je y trouver réponse ? Avais-je jamais été papa ? Savais-je comment cela se passait ? Avais-je jamais été entraîné pour ça ? Et surtout avais-je jamais été là ? Là pour elle, là à ses côtés pour lui apprendre à être mère et moi à être père ? J’ai échoué Jordi, dit-il en embouchant cette fois la bouteille entière de Jack dont elle but tout le contenu d’un trait. »

 

 

Cette fois, il fallait que  j’intervinsse. Mais là c’était compliqué. Il était dans un état second. Il était inarrêtable, Pierrot. Il râlait, il criait. Puis il se calma soudain.

– «  J’aurais tellement voulu remonter le temps, reprit-il, calmement, tout couvert de sueur, avec une solennité papale. J’aurais tellement voulu ne l’avoir jamais négligée, ne l’avoir jamais traitée de «  femme vide ». Elle ne se serait pas renfermée. Ma tendresse, mes attentions les auraient sauvés, elle et le bébé. »

Nouveau silence. Cette fois il avait l’air hébété, perdu. Possédé par je ne sais quel esprit, il m’arracha mon verre et le but entièrement sans que je pusse lever le doigt. Il craqua de nouveau, avec une telle violence que j’en eus moi-même peur. Ses yeux rouges tout exorbités, il râlait de plus belle, criait, vociférait des « Morts ! Morts ! Ils sont tous morts, je te dis » Et il riait aussi, d’un rire fort, satanique. Et il commença sa tournée des tables, arrachait tous les verres à portée de mains, buvait tout ce qu’il voyait. Gin , rhum, pastis, bière. Certains tentaient de dérober leur verre à sa razzia. D’autres pris de pitié, le laissaient faire. D’autres encore le repoussaient violemment. Il était méconnaissable Pierrot. Pathétique, plus pathétique encore lorsqu’il se mit à pleurer comme un môme. J’étais dévasté, perdu, honteux pour lui. Il fallait l’arrêter tout de suite. Je me ruai sur lui alors qu’il tentait de piller une nouvelle table. Il me résista avec une telle force que je faillis tomber. Mais je tins bon et m’accrochai fermement à son col. Il ne résista plus. Se laissa tomber sur les genoux en plein milieu du bar. Et là il pleura de plus belle sans se soucier des regards compatissants, moqueurs et inquisiteurs. Et il recommença, la voix charcutée par hoquets répétitifs et sanglots :

– « Morts !…hic..morts ! »  Elle est morte…hic..le bébé aussi, c’est..hic..ce qu’on me rapporta à mon …hic… retour à Cotonou…hic.. ils n’avaient pas pu les sauver…hic… Ces incapables de médecins…ils n’ont rien fait pour les sauver…hic .. pourtant des bébés pré…maturés naissent ..hic.. et survivent.. n’est-ce pas Jordi ?..hic ils les ont tués.. ils n’ont pas pu …. Arrêter l’hémorragie…hic.. non mais sérieux ?! »

Et il se remit à pleurer et à émouvoir l’assistance de ses «Morts ! Morts ! Partis, disparus ! Je les ai tués » Il était hors de question que la scène durât plus longtemps. Je le saisis virilement par le bras gauche et le traînai dehors. Je l’amenai chez moi. Fatigué de pleurer, il s’endormit profondément. Et là je me suis repassé le film de sa confession. Et j’ai pleuré aussi, j’ai chialé comme un petit morveux. De compassion mais aussi de culpabilité. J’aurais été là que rien de cela ne serait arrivé, je ne l’aurais pas laissé se fourvoyer de la sorte. Je n’avais pas été l’AMI.  Je m’étais endormi sans même m’en rendre compte.

 

 

Le lendemain matin, à mon réveil à 7h, je ne revis pas Pierrot. Il était parti je sais où. Je me dépêchai d’aller à son domicile. Pas de trace de lui. Il était peut-être au boulot. Mais là-bas je ne le vis pas non plus. Son téléphone était éteint. Après l’avoir longuement cherché dans les endroits où il pouvait traîner sans succès, j’eus l’idée au bout 2h12 minutes de recherche vaine d’aller fouiller du côté du bar. Je le trouvai enfin. Il était dans le même costume qu’il avait porté la veille. Il sentait toujours l’alcool et le vomi. Il passait de table en table pour donner récit de sa tragique histoire d’amour aux rares clients alors présents. Il récitait la même confession qu’il m’avait faite la veille. C’était pareil le jour d’après. Et comme les jours qui suivirent plus personne n’était intéressé par son histoire dont on connaissait déjà par cœur le prologue, l’élément perturbateur, les rebondissements et l’épilogue, il se résolut désormais à passer de quartier en quartier pour proclamer l’évangile son malheur. Puis comme enfants, adultes et vieux commencèrent à se lasser d’écouter son interminable rengaine, il choisit de parcourir toute la ville pour conter son histoire. Même costume, plus le temps de peigner ses cheveux ébouriffés, plus le temps de se laver, se brosser, plus le temps de dormir. Une seule chose l’intéressait,  raconter encore et encore. Puis il finit par choisir pour auditeurs les chiens errants, les coqs puis les arbres, puis lui-même, et enfin un interlocuteur invisible qui lui n’en avait jamais assez de l’écouter se raconter. C’est alors que je compris que ni moi ni lui-même ni personne ne réussirait à l’empêcher de clamer son remords, de bavarder son regret. Au vent et à la lune, au soleil et aux étoiles, il chantait: « Tous les jours seront 14 février pour toi et moi ». Car aujourd’hui c’est le 14 février, demain ce sera la Saint-Valentin, puis après-demain, ce sera encore le 14 février ».

 

Junior GBETO

 

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