Mon conte roule, s’enroule au bout d’une corde puis se déroule, se dévide pour chuter dans les dédales du village Ayizɔ.

Dans ce village vivaient des hommes et des femmes qui se rencontraient chaque jour et se racontaient chaque détail de leurs vies. Dans le village Ayizɔ, chacun pouvait dire avec précision, sans bégayer ni tourner 7 fois la langue, ce que l’autre avait mangé la veille ou quel habit avait-il ou elle cousu ou quelle couleur de sauce avait-il ou elle préparée ou combien de fois avait-il ou elle toussé dans la nuit profonde.

Ayizɔ était réputé pour la complicité inquiétante de ses 77 habitants sans compter les fœtus ni les embryons ni les spermatozoïdes en course à la vie. Ce village faisait parler de lui à cause des anecdotes qu’on connaissait sur lui et qui s’avéraient à la longue.

Les femmes du village malgré leur fécondité et leur générosité, ne concevaient jamais des jumeaux. Leur ventre durant la grossesse fut-il aussi rond et ballonné qu’un ballon publicitaire, elles n’accouchaient que d’un menu bébé ou parfois d’un faux jumeau ou une fausse jumelle, 2-bébés-en-1-seul c’est-à-dire un garçon ou une fille qui sort les pieds en premier du vagin. On reconnaît ce genre de jumeau ou jumelle grâce à son  prénom: il s’appelle Agɔsu ou elle s’appelle Agɔsi. Ce qui signifie un mari de la déesse À l’Envers ou une femme du dieu À l’Envers.

Les hommes du village n’étaient pas costauds, étaient tous plus courts que leurs femmes. Chaque matin, ils se réveillaient tous 5 minutes avant celles-ci pour s’étirer longuement espérant grimper en taille de quelques centimètres. C’était un rituel pour eux et leurs épouses le savaient. Parfois elles les réveillaient pour le leur rappeler.

Quant aux enfants d’Ayizɔ, ils savaient tous nager dans le fleuve du village au bout de trois grandes saisons pluvieuses succédant leur naissance.

Malgré toutes ces particularités, le village Ayizɔ cachait un secret inconnu des visiteurs et des touristes. Avant que mon conte ne dévoile ce secret, les villageois ont imposé que ce chant soit exécuté :

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé.[1]

Chaque fois que les Ayizɔnu devraient parler de leur secret, ils chantaient ce refrain comme pour protéger ceux qui l’écoutaient.

Mon conte s’arrête ici

Et ici commence le conte des Ayizɔnu.

Leur conte roule, roule et parcourt toutes les chambres de Ayizɔ mais ne sort pas hors du village puis tombe sur  Agueyovo et Zɛ́nwii.

Zɛ́nwii était le plus costaud des hommes du village et le plus grand d’eux tous. Personne ne le convoitait pour ses atouts mais on le prenait comme référence pour mesurer la taille des autres hommes. Zɛ́nwii faisait 1m70. Quand un homme lui venait aux épaules, on lui attribuait 1m66; quand un lui venait au bras, on lui donnait 1m61; quand un autre atteignait son coude, on lui marquait 1m58.

Zɛ́nwii était une jolie bâtisse corporelle. Son teint était tellement foncé qu’on le prenait pour distinguer la couleur marron d’une couleur plus sombre. La peau de Zɛ́nwii brillait au soleil et cela lui donnait tout un charme quand il passait torse nu dégoulinant de sueur pour aller se laver au fleuve en milieu de jour. La nuit, quand il passait, personne ne le voyait parce que son teint se confondait aisément à l’opacité. Le blanc de ses yeux et ses dents aussi éclatantes le faisaient quelquefois remarquer au cours des nuits sans étoiles ni lune. Zɛ́nwii devait donc bien écarquiller les yeux et sourire tout le temps la nuit pour laisser découvrir tous les points éclatants de son corps qui permettaient aux uns et aux autres de le reconnaître.

Agueyovo quant à elle, était très claire. Elle était née Albinos et sa peau tellement fragile ne supportait pas les coups de soleil ni de chaleur. Agueyovo était une belle fille aux yeux mi-bleus, mi-verts. Ses dents étaient jaunâtres et ses cheveux roux comme l’épi d’un maïs. Ses veines gorgées de liquide rouge étaient à fleur de peau quand on la voyait au cours des nuits lunaires. Agueyovo était très belle la nuit quand elle nouait son pagne jusqu’a tenir ferme sa protubérance pourtant très remarquable de tous. Tout le village protégeait Agueyovo contre les grands visiteurs aux beaux costumes et aux brillantes tuniques qui ne visitaient Ayizɔ que pour repartir avec une goutte de sang de cette lumière humaine du village. Les Ayizɔnu savaient ce que faisaient ces mécréants avec le sang des Albinos. Agueyovo était donc en sécurité. Elle était un soleil qui ne sortait que la nuit pour éviter la jalousie du dieu Hwezivɔ́[2].

Agueyovo et Zɛ́nwii ne se rencontraient jamais parce que les deux sortaient à des moments différents. Zɛ́nwii savait qu’elle était très belle parce que tout le village venait lui raconter l’épopée Agueyovo. Cette dernière savait que Zɛ́nwii était un bel homme parce que toutes les femmes du village venaient lui chanter la geste Zɛ́nwii.

L’homme le plus costaud de Ayizɔ n’osait donner rendez-vous à Agueyovo la nuit parce qu’il n’était que charmant sous le soleil et invisible la nuit. Quant à Agueyovo, quand bien même elle voulait faire le premier pas pour courtiser le bel homme, elle ne pouvait pas le rencontrer le jour parce qu’elle se serait cramée sous les rayons de soleil.

Les deux légendes humaines du village ne pouvaient donc pas s’unir parce qu’elles ne se rencontraient jamais. La clarté de la lune ne permettrait même pas à Agueyovo de reconnaître Zɛ́nwii. Cela pourrait la trahir quand à la cérémonie de dot, on lui demanderait de procéder à la reconnaissance de son homme parmi 10. Zɛ́nwii était tellement tatillon sur les détails qu’une nuit ne lui permettrait pas de considérer tous les détails physiques de Agueyovo. Il ne voulait pas prendre une femme sans connaître le nombre exact de taches de naissance, de grains de beauté naturels et des éventuels accrochordons qu’elle avait sur son corps. Il priait tous les dieux pour que ce moment arrivât.

Les parents d’Agueyovo, compatissant aux supplices en sourdine de leur fille, allèrent demander grâce aux esprits surnaturels de Ayizɔ sans gain de cause.

Les Ayizɔnu étaient surpris de ce qui se passait pour les deux jeunes  légendes de leur village. Ils s’en étonnaient et chantaient:

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé.

 

Agueyovo prenait de l’âge, Zɛ́nwii aussi. La première en subissait les coups que le dernier. Elle voulait mettre fin à cette impasse naturelle qui les opposait. Après mûre réflexion, elle prit la ferme décision d’aller à la rencontre de son futur homme en plein jour, en plein soleil de midi. Cette décision ébranla tout le village. Les 75 habitants restants étaient tous informés et donneraient tout pour ne pas manquer ce rencard du siècle qui changerait le cours de l’histoire de leur village.

Le jour qui ne devrait pas venir arriva.

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé.

Zɛ́nwii était vêtu d’un short et d’un débardeur qui mettait en valeur ses biceps et sa poitrine. Il était sur le lieu de rendez-vous, à la place publique du village. Il brillait sous le soleil au zénith. Il attendait avec grosse crainte que les rayons de soleil ne cramassent sa belle Agueyovo. Celle-ci s’amenait vers la place avec des chants de joie qui l’accompagnaient. Toutes les femmes marchaient devant et derrière elle. Elle transpirait et subissait les picotements. Ses yeux s’étaient refermés et elle avait du mal à les ouvrir. Le dieu Hwezivɔ́, grand jaloux de Agueyovo déversait son amertume sur sa peau claire. Zɛ́nwii voyant cela, accourut lentement vers sa destinée tellement il avait hâte à voir celle dont on lui avait raconté la geste.

L’épopée Zɛ́nwii alla à la rencontre de la geste Agueyovo en plein jour sous un soleil très brûlant. Fatiguée, elle voulait s’écrouler quand le géant Ayizɔnu bondit pour l’accueillir sur son genou droit la belle tête qu’il contemplera désormais. Subitement le ciel devint légèrement opaque. Les éclairs du soleil disparurent. Pendant que tous avaient les yeux rivés sur le ciel, ils virent la lune qui apparut. Les deux astres lumineux s’embrassèrent : une éclipse ! Les Ayizɔnu s’écrièrent :

  • Sunwlíhwè ![3]

Zɛ́nwii n’avait pas quitté des yeux Agueyovo qui avait subitement retrouvé son énergie. Elle sourit de toutes ses dents au bel homme qui la tenait. Les villageois applaudirent cette fois-ci en criant :

  • Hwèwlísun ![4]

Mes deux amoureux se contemplèrent en silence sous les chants et ovations des villageois :

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé

A yi To gban mɛ̀ ɔ‚ a ná mɔn nú gban

A mɔn a wa Ayizɔ hún‚ a na mɔn gban lɛ́ɛ bi sé.

Zɛ́nwii prit enfin pour épouse Agueyovo. Ensemble ils donnèrent naissance aux premiers vrais jumeaux d’Ayizɔ, deux belles filles : Sunví et Hwèví.[5]

Les Ayizɔnu racontaient cette histoire avec émotions et terminaient avec ce paragraphe :

« Peu importe la durée du jour, la nuit finit par tomber. Peu importe la durée de la nuit, le jour finit par tomber. Quand le jour tarde à quitter, la nuit vient le surprendre et quand la nuit tarde à quitter, le jour finit par la surprendre. « 

 

Fabroni Bill YOCLOUNON

[1] Si tu visites 30 pays tu découvriras 30 nouvelles choses

Mais si tu viens à Ayizɔ tu découvriras les 30 en même temps. (bis)

[2] Soleil

[3] La lune a attrapé le soleil !

[4] Le soleil a attrapé la lune !

[5] Enfant de la lune et enfant du soleil.