Chapitre 3

Emmanuelle chérissait son mardi, particulièrement le cours d’aquagym. Son professeur était le père d’une petite fille de l’âge de Bertille qui fréquentait la même nourrice, si bien qu’on les appelait « les jumelles ». Ils échangeaient fréquemment sur des questions d’éducation, autour de la machine à café du hall de la piscine, après les cours. Léopold était petit mais musclé. Il était d’un naturel plutôt discret, peu loquace, mais engageait volontiers la conversation pour peu qu’on l’y invite. Il parlait de toutes sortes de choses, semblait plus instruit qu’il n’y paraissait aux premiers abords, car il ne se donnait aucun genre. Or, il avait semblé à Emmanuelle qu’il s’adressait à elle avec plus d’aplomb qu’aux autres. Il avait une façon de la regarder, de l’écouter, de lui répondre en choisissant ses mots qui ne la laissait pas indifférente. C’est vrai qu’il plongeait ses grands yeux verts dans les siens sans ciller. Lorsqu’elle l’observait discuter avec les autres femmes il n’agissait pas ainsi. Ce détail la bouleversa quelque peu.

Un jour, Léopold oublia son écharpe sur le dossier de la chaise en plastique de l’espace cafétéria. Emmanuelle qui s’en aperçut voulut l’appeler, comme il venait de partir, pour qu’il la récupère aussitôt. Mais quelque chose la retint. Elle emporta l’écharpe avec elle, se disant qu’il en avait certainement d’autres et qu’il pourrait s’en passer jusqu’au prochain cours. De retour chez elle, avant de poser l’écharpe sur la commode de l’entrée, elle l’inspecta. C’était une pièce de lainetrès douce, gris chiné, tricotée en point de blé. N’ayant pas d’étiquette, elle avait dû être tricotée par quelque tante, sœur, grand-mère… ou épouse.Disons la grand-mère. Puis elle porta l’écharpe à son nez et y retrouva sans surprise le parfum de chlore mêlé à celui de l’après-rasage de son professeur. Elle comprit alors pourquoi elle l’avait gardée et en eût presque honte. Cela lui offrait deux choses : la possibilité de maintenir le contact physique avec cet homme plus attirant qu’elle ne voulait bien se l’avouer et un prétexte pour lui envoyer un message sur son téléphone portable. Elle prit le temps de peser ses mots. Il fallait faire des phrases brèves et en faire peu. S’expliquer, mais pas trop. Et surtout, lui dire « à mardi », afin qu’il ne se méprenne pas sur ses intentions.

Léopold répondit dans la minute qui suivit. l était ravi de savoir son écharpe en mains sûres et de pouvoir la récupérer rapidement, car il ne voulait pas attraper froid jusqu’au prochain cours ! Comme il déposait sa fille chez la nourrice à dix heures le jeudi, il proposait à Emmanuelle de la retrouver au café de la Place à 10h15.

Emmanuelle fut surprise, autant par la rapidité de la réponse que par la proposition, qu’elle accepta. Elle passa la nuit à se retourner dans son lit en pensant à ce rendez-vous. Il en fut de même toute la journée du mercredi et la nuit suivante. Alors elle réalisa la nature de ses sentiments. Elle avait toujours éprouvé une attirance pour Léopold et cela lui avait paru tellement stéréotypé de fantasmer sur son professeur d’aquagym qu’elle n’y avait accordé aucune importance. Mais le parfum de l’écharpe avait jeté de l’huile sur ce petit feu, et la perspective d’un rendez-vous seul à seule en dehors de la piscine l’embrasait. Elle se demanda ce qu’il pourrait bien se passer. Se pouvait-il qu’il s’engage sur des terrains glissants, par ses mots, par ses actes ? Et quelle conduite devrait-elle tenir en pareille situation ? Que souhaitait-elle donner ? Que pouvait-elle donner ? Tout. Et rien.

Emmanuelle ne regrettait pas son engagement auprès de Charly. Ils s’étaient choisis ; ils s’aimaient. Mais à présent, il lui semblait que Léopold possédait toutes les qualités dont Charly était dépourvu : une musculature sécurisante, une réserve non dépourvue d’audace, un esprit d’analyse pointu et une capacité à aborder des sujets sérieux avec aisance, même avec plaisir. Elle remarqua que jamais son mari ne se souciait des questions d’éducation de leur fille et qu’il disait oui à tous ses choix plus par commodité que par conviction. Chaque fois qu’elle lui soumettait une idée nouvelle ou lui demandait un avis, il parvenait à clore le sujet en un temps record. Non qu’il ne manifestât du désintérêt, mais il semblait avoir une telle confiance dans le jugement de sa femme et comprenait si bien le fond de sa penséequ’il parvenait à la conduire sur un terrain d’entente avant que les pours et les contres n’aient pu être pesés. C’était trop facile. C’en était exaspérant.

Emmanuelle ne ressentait plus d’ardeur pour Charly et cela lui manquait beaucoup. Maintes fois, elleavait soufflé sur les braises de son amour apaisé dans l’espoir de raviver l’amour brûlant des premiers instants. Mais elle était à bout de souffle. Et puis c’était peine perdue : la flamme de retour, elle le savait, ne serait jamais aussi sublime que la flamme nouvelle, surprenante et fougueuse. Ressassant ses rancœurs, laissant ses pensées voguer de Charly à Léopold, elle en venait à remettre en doute toutes les certitudes rassurantes qu’elle avait sur son couple. Peut-être que Charly approuvait désormais toutes ses décisions par lâcheté, par peur du conflit. Autrefois, ne prenait-il pas plaisir à mettre le doigt sur ses incohérences, rien que pour la taquiner ? Ensuite il la serrait fort dans ses bras pour qu’elle arrête de s’agiter, l’embrassait dans le cou, elle faisait mine de se renfrogner puis se radoucissait. Depuis combien de temps n’avaient-ils pas élevés la voix ? Toutes ses amiesse disputaient avec leurs conjoints. Elles en semblaient presque heureuses : selon elles, les disputes étaient essentielles et pas seulement pour les réconciliations sur l’oreiller qui y mettaient fin. Elles étaient le signe que la liberté d’expression était toujours à l’action dans le couple et que la vérité se cherchait, que l’indifférence n’avait pas encore frappé. Or, jusqu’ici, Emmanuelleavait pensé éviter les disputes grâce à une communication efficace. C’est vrai que Charly et elle étaient tous deux de bonne composition. Mais à présent il paraissait évident que cette communication efficace n’était que le déguisement d’une communication à sens unique. Charly n’était pas bavard, il avait toujours parlé peu, parlé bas. Elle s’en était aperçue dès le premier jour où ils s’étaient abordés, sur l’esplanade. Il chuchotait presque, comme pour s’excuser de parler. Lors des dîners entre amis, lorsqu’il sentait que la conversation s’engageait mal et que son opinion ne serait pas partagée, il rebroussait chemin. Le dîner terminé, Emmanuelle lui faisait la remarque et il lui délivrait sans peine tout ce qu’il n’avait pas osé dire quelques heures plus tôt. Qu’il évite les conflits avec ses amis passait encore. Mais il était absurde de vouloir les fuir avec sa propre femme. Ne l’aimait-il plus assez pour lui accorder une véritable attention ?Ne l’aimait-il plus assez pour lui pardonner ses emportements si la conversation s’enflammait ? N’était-elle plus assez désirable pour les réconciliations charnelles ?

Et s’il ne l’aimait plus tout court ?Et s’il en aimait une autre ? Et s’il aimait les hommes ?

 

Chapitre 4

Le quart sonna. Léopold était déjà là, assis à une petite table contre la baie vitrée. Il avait commandé deux cafés crème. Ceux-ci étaient meilleurs qu’au distributeur. Emmanuelle but en silence, lentement. Elle sentit la mousse crépiter autour de ses lèvres. Ça la fit tressaillir. Elle regarda la bouche de Léopold, n’osant regarder ses yeux, mais ce fut pire. La crème s’était accrochée à sa moustache. Ainsi, il ressentait comme elle ce crépitement délicieux ? Il sourit, puis s’essuya avec la serviette en papier. – Merci beaucoup. – Pourquoi ? – Pour l’écharpe.

Emmanuelle fut confuse. L’écharpe. Elle ne l’avait pas emportée. Impossible de lui avouer une étourderie pareille. Elle prétexta l’avoir laissée dans la voiture. Léopold ne parut pas pressé de la récupérer ce qui la soulagea. La conversation s’engagea sur le sport, le sens de l’effort, le pouvoir de la détermination… si bien qu’Emmanuelle, dans un élan bavard,ouvrit un peu son cœur en confiant qu’elle avait un bon professeur. Elle n’avait plus fait de gym depuis très longtemps et s’en sortait mieux qu’elle ne l’aurait imaginé. Il fit le modeste, elle insista. Il hésita avant de s’épancher à son tour : pour quelqu’un qui sortait d’une grossesse et de nombreuses années sans activité sportive, elle était une très belle femme. Et comme il vit aux pommettes roses et au regard baissé qu’il était déjà allé trop loin, il posa sa main sur celle d’Emmanuelle. Elle ne la retira pas. Quelle sensation étrange. Nouvelle ? Elle se demanda quand c’était. La dernière fois qu’on lui avait pris la main à la table d’un café. Les époux ne font plus ce genre de choses. Les époux font-ils encore ce genre de choses ?

Il paya les cafés et ils sortirent sur la place. Le vent d’hiver sifflait soufflait dans les grands lampadaires. Léopold cherchait du regard la petite voiture bleue d’Emmanuelle. Emmanuelle se rappela qu’elle était venue à pied. Léopold se mit à rire mais ne fit aucun commentaire. Il l’invita à monter dans sa camionnette pour la raccompagner chez elle, car le froid était glacial. Personne ne parla de l’écharpe. Si seulement il pouvait ne plus y penser. Elle s’assit sur la banquette inconfortable et se laissa conduire, indiquant seulement la direction à prendre à chaque intersection. Le clignotant battait fort comme son cœur. Perdue dans les pensées qui se bousculaient sur le seuil de son âme, elle fixait ses genoux, ceux de son professeur, la boîte de vitesse entre les deux, la main qui s’y cramponnait et qui quelques minutes plus tôt réchauffait la sienne.

Il lui avait dit qu’elle était une belle femme. Non. Une très belle femme. Il avait pris sa main. Avait-elle seulement rêvé ? Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Aurait-il lu en elle comme dans un livre ouvert ? Connaîtrait-il ses doutes, ses regrets, ses fragilités ? Elle décida sur un coup de tête de lui dévoiler toute la vérité au sujet de l’écharpe. Sa sincérité soudaine rachèterait peut-être son mensonge ridicule. Elle avait déjà perdu la face, elle n’avait donc plus rien à perdre. Elle ne dévoilerait pas tout. Elle en dirait juste assez pour rendrela vérité plus acceptable. Elle expliqua donc qu’elle avait laissé l’écharpe chez elle en partant et qu’elle avait menti par gêne, de peur qu’il se méprenne sur ses intentions. Elle lui dit l’amitié qu’elle avait pour lui et elle appuya sur le mot amitié. Elle lui dit combien elle se sentait à l’aise quand elle discutait avec lui, qu’elle ne ressentait cette connivence avec aucune de ses amies. Elle lui dit tout cela sans oser le regarder. La main de Léopold était toujours posée sur la boîte de vitesse, au point mort. Parfois, d’un geste machinal, il écartait ses doigts et resserrait sa prise. Elle s’imagina qu’il pourrait déplacer cette main et la poser sur son genou par-dessus le collant. Alors quand au même moment il souleva cette main, elle quitta la voiture d’un bond et chercha nerveusement ses clés de maison. Il la rejoint sur le seuil, elle bredouilla en lui faisant signe de rentrer. Il vit l’écharpe posée sur une commode. Il n’osa pas la prendre, elle ne voulait pas lui donner.

Prolonger le moment. Encore et encore. Mais ils étaient chez elle maintenant. Plus rien n’était possible.

Alors elle lui donna l’écharpe, en prenant l’air le plus détaché possible. Mais il l’attrapa sans même y jeter un regard, et garda les yeux fixés sur ceux d’Emmanuelle avec beaucoup de sérieux. Il l’appela par son prénom et poursuivit la conversation qu’elle avait commencée en voiture. Lui aussi aimait discuter avec elle. Il se tenait à sa disposition si elle avait besoin de parler, et pas seulement le mardi. Ils se quittèrent ainsi, se saluant d’un geste de la tête, avec beaucoup de pudeur et de bienveillance.

Pendant les six jours qui la séparaient de son cours d’aquagym, Emmanuelle se rappela chaque parole, chaque geste. Elle nota tout scrupuleusement dans un petit carnet qui lui servait à écrire ses courses. Elle n’arracha pas la feuille, pressentant que d’autres notes de ce genre suivraient, que l’histoire ne faisait que commencer. Alors elle chercha une cachette pour dissimuler cette étrange liste. Dans le placard de l’entrée, il y avait un long manteau à grandes poches ayant appartenu à une amie chère disparue l’année passée. Il était très à la mode, mais tellement griffé qu’elle n’osait pas le porter. A moins que ce ne soit pour d’autres raisons. En tout cas, ses poches faisaient une cachette parfaite. Avant d’y placer le carnet, elle relut sa liste. Elle se sentait fleur bleue et voulut en écrire davantage. Pourquoi ne pas lui écrire, à lui ? Une lettre, c’était mièvre. Un texto, spartiate. La note était un bon compromis. L’idée que Léopold tienne cette feuille dans ses mains lui plaisait ; qu’il possède ce petit morceau d’elle comme elle avait possédé l’écharpe, qu’il prenne le temps d’observer son écriture, qu’il le place dans la poche de sa veste ou dans son portefeuille, dans le tiroir de sa table de nuit ou la taie de son oreiller…

Mais que lui dire ? N’en avait-elle pas déjà trop révélé dans la voiture ? Et par toutes ses manigances, n’était-elle pas en train de tromper son mari ?Elle aimait Charly, elle était fière de son couple et des fruits de leur amour. Elle s’était bien résolue à ne jamais le tromper. Par devoir, mais surtout parce qu’il ne le méritait pas.Elle s’était imaginé que si elle tombait amoureuse d’un autre, un jour – tout arrive – elle mettrait tout en œuvre pour chasser l’étranger de son cœur. Mais ce jour étant arrivé, il lui semblait impossible de chasser un amant. Oui, Léopold était son amant, comment appeler autrement un homme qu’on aime ? Penser à lui réveillait des émotions si intenses, si brutes, si douces, si anciennes… Ces émotions l’assaillaient à toute heure sans prévenir. C’était surprenant et jubilatoire. N’en étant pas maîtresse, elle ne s’en culpabilisait pas. Elle se considérait davantage comme une victime, incapable de s’en libérer. L’important était de ne pas alimenter cet amour impossible, de ne pas laisser Léopold s’imaginer… toute la vérité. Elle renonça donc à l’idée de la note et attendit mardi avec la sensation d’être suspendue au-dessus d’un canyon, en équilibre sur une passerelle sauvage, balancée entre deux falaises, tutoyant les aigles et les nuages. Surtout, ne pas regarder en bas.