Chapitre 5

Le mardi suivant fut fort en café. Léopold avait repensé à ce qu’Emmanuelle lui avait confié, à leurs conversations si passionnantes, à la difficulté de trouver quelqu’un à qui parler, pour de vrai. Lorsqu’Emmanuelle sortit du vestiaire, quatre cafés serrés attendaient, tout fumants. Ils n’étaient que deux, mais Léopold avait anticipé la longueur de leur conversation. Elle fut en effet passionnante. A mi-gobelet, Emmanuelle prit conscience que son interlocuteur ne parlait jamais de lui. Elle avait tenté à plusieurs reprises d’en savoir davantage sur sa vie personnelle, sa famille, ses passions. Lorsqu’il philosophait, elle l’invitait à donner des exemples, prétextant ne pas saisir tout à fait son propos. Mais il évoquait toujours un quelconque ami ou avouait qu’il ne parlait pas d’expérience. Il aurait pu inventer quelque chose, juste pour l’illustration, mais la créativité n’était pas sa première qualité.

Leurs cafés furent terminés plus vite qu’elle l’aurait souhaité. Elle alla en chercher quatre autres sans rien dire, mue par une sorte d’accord tacite. Puis elle essaya à nouveau d’engager le sujet sur leurs vies respectives. Après tout, leur dernier rendez-vous ne les avait-il pas rapprochés ? Elle posa des questions, les moins indiscrètes possibles, sur sa femme et ses enfants, mais il ne s’en tenait qu’aux réponses les plus strictes, ne s’étendant jamais comme il le faisait avec d’autres sujets. Emmanuelle fut presque vexée. Elle aurait aimé qu’il se livre à elle comme elle se confiait à lui. A plusieurs reprises, leurs échanges furent entrecoupés de silence. Pas de ces silences envahis par la gêne, non, de ces silences électriques, concentrés mélodieux de désirs indicibles.

Comme il avait neigé la veille et que le soleil, de ses rayons blancs magnifiait le paysage givré, Léopold proposa une ballade. Après son déjeuner, Emmanuelle le retrouva à l’heure convenue. Il avait mis son écharpe. Elle avait oublié ses gants et enfoui ses mains dans les poches de sa parka. Ils s’étaient enfoncés loin dans le parc, empruntant des chemins sans réfléchir. Parfois, aux embranchements, Léopold avançait le pied dans une direction, Emmanuelle dans une autre, alors ils plaisantaient, se faisaient des galanteries et tournaient celles-ci en dérision. A un moment, le chemin emprunté déboucha sur un cul-de-sac. Devant les ronces et les hortensias, il y avait la souche d’un arbre fraîchement abattu. La sciure du bois tapissait la neige et le ronronnement de la tronçonneuse résonnait encore au loin. Sans un mot, Léopold prit les poignets d’Emmanuelle, les amena vers lui, scruta les mains blanches, nues, fines et gelées, les referma dans les siennes, de laine gantées. Il ôta ses gants en prenant le temps de dégager chaque doigt et reprit les mains de la jeune femme pour les réchauffer au contact de sa peau moite et tiède. Quand il inclina sa tête, Emmanuelle tourna la sienne, apeurée. Elle demanda à Léopold ce qu’il faisait, lui rappela qu’elle était mariée, en bredouillant, comme une enfant qui s’excuse d’une bêtise, prise en flagrant délit. Ses propres phrases sonnaient faux à ses oreilles. Mais elle se félicita de les avoir dites, surprise du courage dont elle faisait preuve pour assumer ses engagements moraux en dépit de ses désirs les plus brûlants. Il s’excusa de lui avoir fait peur, bien sûr, il savait qu’elle était mariée, et il ne voulait pas… il ne voulait pas… Il laissa sa phrase inachevée, hocha la tête, et comme Emmanuelle restait suspendue à ses lèvres, il plongea ses yeux dans les siens et tous deux ses prirent dans les bras, comme le font deux amis après une petite dispute, comme le font deux amants avant un long baiser.

Emmanuelle abrégea cette embrassade à contrecœur. Elle s’écarta de Léopold en lui appliquant une petite tape sur l’épaule. Ils rebroussèrent chemin et elle lui confia combien cette tendresse sincère, affectueuse et dépourvue d’arrière-pensées, lui manquait parfois. Parce que la vie nous traîne, nous envoie à l’essentiel, nous trimballe d’une tâche à une autre, et qu’au milieu de tout cela, un câlin ne servait à rien, semblait-il. Léopold lui répondit qu’il les aimait aussi, ces marques d’affection anodines, et qu’il lui en donnerait autant qu’elle le souhaitait. Ils marchaient côte à côte, aussi ne put-elle voir avec quel regard il avait dit ces mots. Ses yeux, peut-être, auraient traduits ses sentiments.

Quand ils se quittèrent, Emmanuelle était satisfaite du tournant que prenait cette relation. Aussi, elle se demanda ce qu’il serait advenu si elle s’était moins maîtrisée, où la tête de Léopold aurait-elle abouti, combien de temps l’étreinte aurait duré. Quelques heures plus tard, s’installant dans le canapé avec une tisane et un peu de jazz, elle se dit que Léopold n’avait pas été trop entreprenant ; qu’encore une fois, c’est elle qui avait pris peur face à ses gestes, craignant que ce qu’elle imaginait dans ses fantasmes les plus inavouables fût sur le point de se produire. Elle se demanda ce qu’il ressentait pour elle. Du désir, c’était certain, mais l’aimait-il comme elle l’aimait ? Peut-être était-elle une conquête parmi tant d’autres. Elle le connaissait si peu, et bien qu’il n’ait rien d’un homme à femmes, après tout, il était son professeur de sport ! Elle rit d’elle-même, car elle avait horreur des clichés. Charly, qui s’était allongé à ses côtés pour lire sa revue médicale, lui demanda pourquoi elle riait. Elle ne répondit pas. Il était heureux de la voir si épanouie. Elle était gênée de s’être abandonnée à rire ainsi, en présence de son mari, à la pensée d’un autre. C’était très déplacé. Et si, cette nuit, dans ses rêves, elle prononçait son nom ? Elle chassa vite cette idée en se rappelant qu’elle avait agi avec beaucoup de droiture cet après-midi, qu’elle pouvait désormais avoir confiance en elle. Elle ne cèderait pas aux affres du désir.

Puis la nuit tomba vite et les certitudes d’Emmanuelle avec elle. Et si Léopold en voulait vraiment plus ? Et s’il en voulait autant qu’elle, mais sans se mettre les limites qu’elle s’était imposée ? Et si elle était en train de gaspiller une opportunité de bonheur qui ne se reproduirait jamais plus ? L’infidélité, elle ne pourrait jamais s’y résoudre. Mais ne pourrait-elle pas refaire sa vie avec un homme qui satisferait tous ses désirs, physiques et intellectuels ? Après tout, un mariage sur trois ne finissait-il pas en divorce ? Que croyait-elle ? Qu’elle était au-dessus de tout ça ? Qu’elle valait mieux que les autres ? Elle n’avait jamais osé croire en l’Amour parfait, elle se moquait de ceux qui rêvaient à l’âme-sœur. Mais n’était-ce pas par dépit de n’avoir su trouver chez Charly tout ce à quoi elle aspirait ? Alors elle s’était dit que oui, même s’il n’était pas parfait, Charly était l’homme de sa vie, pour la simple raison qu’il la rendait heureuse. Un bonheur tout relatif, mais un bonheur tout de même. Elle n’était pas comblée mais elle n’était pas à plaindre. Faisant l’addition de tous les biens matériels et immatériels qu’elle possédait, elle se considérait comme une privilégiée. Et si elle s’était trompée ? Peut-être pouvait-elle prétendre à davantage ? Pourquoi ne pas tout recommencer ? Elle n’avait qu’une vie ; n’aurait-elle pas le droit à une seconde chance ? Serait-elle assez sotte pour se la refuser dans une société où la rupture n’était plus considérée comme une tare mais plutôt comme un accident de parcours ? Bertille n’était encore qu’un bébé. Elle n’en souffrirait pas. Lily serait sa sœur jumelle, pour de bon. Quant à Charly, pas d’inquiétude, ils trouveraient un terrain d’entente comme ils l’avaient toujours fait.

Elle se coucha en jugeant ses pensées bien coupables, bien folles, et bien grisantes aussi. Elle s’endormit avec l’espoir que le sommeil porte conseils. Elle s’en remit donc à la nuit comme d’autres s’en remettent à Dieu.