Sony Labou Transite a commencé « La vie et demie » par le tableau des affres du Guide Providentiel pour finir sur une note apocalyptique. Charles GUEBOGUO, professeur à la Washington International School, quant à lui, commence «Cacophonies des voix d’Ici» par ce chaos transversal à plusieurs mondes: pensée, société, précarité et gouvernement, pour aboutir à l’impuissance des guides d’Ici, pays imaginaire où l’auteur campe son récit, à montrer aux leurs le chemin de la libération intérieure. Ici, le sol est glissant. Il faut se faire caméléon sur les terres d’Ici et dans les branches des « Cacophonies des Voix » qui le peuplent. D’entrée de jeu, il faut reconnaître que « Cacophonies des voix d’Ici » n’est pas qu’un roman. C’est un une œuvre protéiforme où se sont donné rendez-vous devinettes, mots croisés, charades, chants, etc. Et quand l’oralité s’en mêle, il faut être présent à soi pour ne pas s’égarer dans les dédales des réflexions de l’auteur et dans celles de ses personnages qui sont en désaccord avec eux-mêmes et en conflit avec le monde dans lequel ils vivent. Le livre incarne ce que dit le titre : cacophonies. Rien, presque rien, ne semble être ordonné et harmonisé dans ce livre. Que ce soit les voix, que ce soit Ici où Charles GUEOBOGUO campe son récit, rien ne donne vraiment l’impression de respecter la présence de l’autre et lui faire une place pour un vivre ensemble paisible. C’est à une série de cacophonies que l’auteur invite le lecteur. Mais c’est justement ce chapelet de cacophonies faites de dissonances stylistiques, ponctuation atypique, portraits renversants, phraséologies étouffantes, narration tumultueuse et hurlante de vies inachevées, de désirs inassouvis, de vengeances sur l’histoire et le temps, d’échecs inévitables et de fatalité orchestrée, c’est dans cet imbroglio voulu par l’auteur pour décontenancer et tester le lecteur qu’il faut trouver l’équilibre et la beauté de ce livre qui, plus qu’une fresque d’Ici, se veut l’écran où se projettent avec arrogance et démesure toutes les exactions qui ont lieu sur le continent noir. «Cinquante-six ans après les drapeaux des indépendances. Mais nous allons parler expressément de la période bénite de ces trente-trois dernières années. Que sont donc trente-trois ans de pouvoir Ici? Le griot roula plus fortement ses doigts sur les lianes de sa kora-mvet et poursuivit sa narration…» P.15
Ici, tout est codé, les phases saccagées, pas que saccadées. Rare de trouver une phrase entière. Ou la principale sert de remorque détachée, soit la subordonnée languit quelque part, esseulée, triste, morne et revancharde. Et ce qui donne le ton de ce voyage initiatique dans les entrailles de cet Ici de tous les coups et de toutes les blessures, c’est le prologue, ode à la voix fondatrice, voix qui prépare les cœurs et les têtes ainsi que les reins à accueillir la parole. A la vérité, le prologue des « Cacophonies des voix d’Ici » fait la part belle au verbe et aux rêves, donnant au lecteur d’avoir une vue panoramique sur l’état apocalyptique d’Ici. C’est alors que les « voies » s’embrouillent dans les nues oniriques où l’auteur se plait à torturer son lecteur avec la complicité du binôme: « Allompo-Rêve ». Cacophonie ; apocalypse. Le lecteur ne voit pas toujours la frontière entre le rêve et la réalité mais il s’accroche. Entre deux phrases, on passe d’Ici à ici. Ici d’ici et Ici de la tête d’Allompo. Avec ce même Atagna qui est en harmonie avec ses dissonances gouvernementales et en désaccord profond avec la vertu et la bonne gouvernance. Ici, pays de toutes les incongruités et des plus grandes bêtises : « Tout comme la société qu’il gouverne. Il faut se vendre pour avoir une place dans l’administration. Même pour être laveur des lieux d’aisance »
Du rêve à la réalité, et de la réalité aux profondeurs les plus ténébreuses du rêve, il y a ce va et vient qui ouvre et ferme des parenthèses de vie, il y a ce Allompo qui est tout aussi bizarre que les délires oniriques de Bitomo. Dans « Cacophonies des voix d’Ici », la raison et la déraison s’imbriquent. Que de personnages atypiques : Allompo est plus qu’un fou, Bitomo un petit démon, Atgna, un zombie, Mbo qui seul semble logique et raisonnable est pire qu’un kamikaze. Quels personnages! « Cacophonies des Voix d’Ici », sous la plume de Charles GUEBOGUO, se laisse percevoir comme un pagne tissé à la main. On pourrait dire que c’est de l’artisanat taillé à la main. D’où son côté rustique et précieux. Il n’est pas cousu et livré comme les autres livres. Il peut dérouter qui veut aller vite et ingurgiter les morceaux d’intrigues et s’en rassasier tout en continuant son aventure. Ici sont nécessaires plusieurs aller-retour. Du coup il nécessite beaucoup de patience et d’attention. Mais au-delà de son aspect déroutant, ce qui fait la spécificité de ce livre, c’est qu’il se donne pour ambition de faire cohabiter l’écriture et l’oralité sans que celle-ci perde de sa teneur et que celle-là impose ou imprime son diktat. En outre, l’œuvre se présente comme une suite de spirales et d’intrigues qui se dénouent au fur et à mesure qu’on évolue dans la lecture et les personnages qui, au début semblaient venir d’un autre univers ou figés dans le temps, prennent chair et se révèlent comme les acteurs d’un monde plus que réel : l’Afrique au lendemain des Indépendances. Et son réalisme, c’est de dépeindre l’Afrique et ses pesanteurs, l’Afrique et toutes ses opacités. « Cacophonies des voix d’Ici » est une initiation autrement à l’Afrique, c’est découvrir et faire découvrir à frais nouveau cette truculence qui fait la richesse du continent-berceau de l’humanité, « le berceau officiel de la fuite des cerveaux » (p75). Les grandes thématiques de ce livre, ce sont naturellement les déboires de l’Afrique au lendemain des indépendances, la corruption, la gabegie, la dictature, le népotisme. Tout ceci constitue une histoire incompréhensible puisque c’est toujours un mystère que l’Afrique malgré toutes ses ressources humaines et naturelles, minières et florales, demeure encore comme agenouillée dans la misère. L’auteur les aborde tantôt avec légèreté, tantôt avec sérieux mais toujours avec un arrière-fond pessimiste et fataliste. Aucune entreprise bonne et sérieuse n’a pu aboutir dans le livre, sauf celles où il faut verser le sang, torpiller, manipuler, ruser. Voilà le visage de l’Afrique que peint l’auteur. On y sent le souffle l’afro-pessimisme inavoué qui constate les maux de l’Afrique et qui confesse sa faiblesse à ne pouvoir faire autre chose que d’en parler sans vraiment trouver le chemin de s’en sortir. Alors il convoque ses souvenirs, se réfugie dans ses rêves met à nu les exactions du régime en place.
Ce roman de Charles GUEBOGUO convoque toutes les profondeurs artistiques et sollicite les cordes vocales de tous ceux qui peuvent dire quelque chose de cette Afrique qu’il faut affronter et confronter à ses réelles peurs et torpeurs. On voit alors l’auteur sous plusieurs manteaux : musicien, percussionniste et griot. « Cacophonies des Voix d’Ici » en porte les relents et se lit fondamentalement comme une partition qu’on joue à l’orgue. On ne joue justement pas un seul mot. Mais toute une musique qui communique et parle à ceux qui ont des oreilles pour écouter le silence et le mélange des notes et le chassé-croisé des gammes qui se superposent ou des accords voulus dissonants pour faire vibrer l’auditeur ou des notes altérées pour arracher un frisson ou des contretemps brusques pour le secouer ou encore des monotonies langoureuses qui évoquent la tristesse au cœur d’une pièce jubilante et jubilatoire. Et ces appogiatures… ces points d’orgue et ces anacrouses dont l’auteur fait usage pour fait vivre son livre comme une longue chanson. Il n’y a que de la musique derrière chaque phrase… De la kora jouée par le griot, des références à des airs musicaux… C’est un orchestre. Dans le titre, phonos renvoie à la musicalité du son… Derrière les monologues du griot dans le livre, l’on voit l’organiste faire pleurer et gémir l’orgue. Alternant le grave et l’aigu. Le rapide et le lent. C’est tout cela qui fait la complexité du livre. Et on est parfois moins porté par l’histoire que par la charpente et toute l’architecture qui la porte. En fin de compte, l’histoire devient secondaire, en effet, on la connait tous : l’Afrique et ses mystères, l’Afrique et ses misères… Mais sa musique est plurielle. Il s’agit dès lors davantage de la musique stylée que du récit en lui-même… Ce dernier n’a de sens et de puissance que si sa musique est jouée simultanément. Même en pleine cacophonie… Et quand Katalina en rajoute aux misères des gens d’Ici qui cherchent leurs voies dans la fange républicaine, le résultat n’en est qu’apocalyptique. L’apocalypse n’est pas que destruction et chaos, elle est aussi révélation. Ici, elle est révélation du chaos existentiel : « De loin, Allompo avait observé toute la scène du passage dévastateur de l’ouragan qui frappait Ici sans prévenir. Ou personne ne crut bon de prévenir les populations. À quoi bon d’ailleurs ? Il était bloqué dans ce bar avec ses compères de beuverie. Les pieds noyés dans la marée de la gouvernance clochardisée, il ne se souvenait plus très bien comment il y avait atterri. Mais y fut bloqué pendant trois jours, sans possibilité de communiquer avec l’extérieur. » (p.26)
Lire « Cacophonies des voix d’Ici » de Charles GUEBOGUO, c’est au demeurant faire un pacte avec lui dès le départ : s’entendre pour ne pas s’entendre. Dans une cacophonie, on ne s’entend pas mutuellement. Le désir de réitérer l’expérience de Babel n’est pas la clé au mystère et à l’énigme de la cacophonie. « La vérité est symphonique » dit Hans Urs von Balthasar, mais les voix qui la portent et la disent sont plurielles. L’harmonie réside moins dans la nécessité et l’imposition de la pensée unique que dans le choix de laisser libre cours aux ressentis de chacun pour, à la fin et à la suite de Jacques Maritain : « Distinguer pour unir ». Unir le rêve et la réalité, en les distinguant. Unir l’oralité et l’écriture en les distinguant. C’est un travail sur la langue qui imite les codes de la complexité de la vie, ici le chaos. Comment linguistiquement rendre compte de cela? Mieux, comment l’oralité peut-elle servir l’écriture moderne sans perdre totalement de son intégrité ? Défi de symphonie pour une unité de l’être, défi d’accord et de consonance pour une réappropriation identitaire au cœur de ce chaos bâti Ici autour de Allompo, Bitomo, Atgna, , Mbo, Katalina, Aïda, Epépari, Eméritus, Kitoko, etc. Mais la clé de voûte des « Cacophonies des voix d’Ici » réside dans ce que dit ici Hans Urs von Balthasar : « La symphonie n’est absolument pas une harmonie doucereuse et relâchée. La grande musique est toujours dramatique, action incessante et suprême détente. Mais la dissonance n’est pas la cacophonie. Elle n’est pas non plus l’unique moyen de maintenir le rythme symphonique. »
« Cacophonies des voix d’Ici » de Charles GUEBOGUO est un désordre entretenu par un chœur malade et pourri de l’intérieur, mais un chœur qui aspire à un mieux-être et qui paradoxalement renoue avec les chaînes du passé. Fatalité. Pessimisme. Ce n’est pas qu’une pièce dramatique. Ici le drame a revêtu les couleurs du mélodrame et noué avec le tragique et le décapant. Le griot est moins le virtuel qui s’époumone dans le livre que l’auteur lui-même qui feint d’être confiant et optimiste mais qui en réalité vit les mêmes cauchemars et les mêmes angoisses que ses personnages : « Le griot s’était posé près d’un arbre. Il tenait entre ses mains un instrument à cordes. C’est la kora-mvet. Elle a toujours accompagné les trajectoires des épopées des gens du pays qu’on appelle Ici. Ici s’était transformé en un camp de réfugiés fuyant les atrocités des hommes. L’homme-griot donc, venu Ici, pinça la corde supérieure de sa harpe. Il en ressortit une mélodie enchantée. Sous le charme de cette mélopée, les hommes et les femmes coururent rek dans leur cabanon de fortune pour se saisir qui d’une natte, qui d’un tabouret, qui d’un banc et revinrent se poster autour de l’homme à l’instrument enchanté. Mais qu’avait-il donc dans sa bourse à partager avec ceux d’ici ? » (P9)
Destin Mahulolo
J’en suis à plusieurs lectures et à chaque fois, je re-découvre l’immensité de cette richesse littéraire …
Merci cher Yañe. On ne peut saisir ce livre en une seule lecture. Vous l’avez bien compris.