Le recueil de poèmes Comme un chapelet de Nkul Beti –publié aux Éditions Le Lys bleu en 2019,après Mixture (Edilivre, 2014) et Aux Hommes de tout… (Ladoxa, 2016) –est le terreau d’une écriture du bouleversement qui porte le sceau de l’indignation. Il est à lire comme la manifestation et le dévoilement d’un sentiment d’amertume dont le prétexte est imputable à un événement triste de la vie de l’auteur. Et se pose comme l’expression d’une colère ou encore la conséquence d’une douleur ; on dirait Alphonse de Lamartine s’écriant :« Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, /Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?/Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, /Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »[1]. Tout semble donc dépeuplé autour de Nkul Beti ; un peu à l’image de Victor Hugo âprement éprouvé par la disparition de sa fille Léopoldine, morte noyée dans la Seine avec son mari, le 4 septembre 1843. Laquelle disparition a en grande partie influencé l’écriture du recueil de poèmes Les Contemplations, dans lesquelles Hugo célèbre les Mémoires d’une âme, les souvenirs marquants de sa vie, dont le plus vivace s’impose justement comme le tragique décès de sa fille.

En fait, dans ce recueil de poèmes ; le poète camerounais avoue son adynamie, clame son désarroi et exhibe son mal-être face à la « disparition-fugue à la Anton Voyl »(p. 93) d’un être cher dont les appellations hypocoristiques témoignent à suffisance le lien affectif qui rattachait les deux êtres. Cet être cher qu’il appelle tendrement :« Choupi » ou « Poupi »,il ne le reverra plus, si ce n’est derrière le rideau de la pièce d’à côté, celui qui donne accès à la terre des Hommes morts ; d’où le questionnement bouleversant qui marque cette œuvre de bout en bout. Comme un chapelet, l’auteur égrène donc son lot de peines et frustrations, et nous ballade sans lésiner dans l’univers de ses sentiments empreints de nostalgie, de mélancolie, de doute et de révolte entre autres. Par le biais notamment d’un « je » spleenétique et langoureux ; ils candent l’hymne de la douleur splanchnique-viscérale de la mort, qui a tout emporté sauf les souvenirs de bons moments passés avec sa bien-aimée qu’il a du mal à oublier :« Où jouirai-je encore ?/Bel éromène,/La vie, sans toi,/N’a plus le même goût sucré de l’ananas/Des premières saisons !/Parti au cœur de la brouillasse,/Loin de toi,/Je suis une fois de plus perdu/Au carrefour des mondes captieux et des bouffonneries/Humaines !/Sans être dans ta musette,/J’essaie de te comprendre,/Seulement…/Nos intimités noctambules me manquent !/Qu’as-tu fait de nos oaristys/Sexes dans les bouches,/Doigts dans les trous,/Langues qui se panachent,/Mains qui se rencontrent/Dents qui se mordillent une lèvre,/Corps qui se cherchent ! »(p. 91)

La brisure de la mort est donc au centre de ce fait littéraire. On y retrouve aussi des hommages à deux figures symboliques qui ont d’une manière ou d’une autre influencé la vie de l’auteur ; il s’agit notamment de Bernard Dadié et Monseigneur Jean-Marie Benoît Bala. L’écrivain ivoirien Bernard Dadié, est l’un des auteurs africains à qui Nkul Beti a toujours voué une admiration sans faille. Son style passionnant ainsi que la pertinence de ses écrits ont fortement influencé l’auteur camerounais qui ne manque d’ailleurs pas de le relever dans ses différentes prises de paroles. Raison pour laquelle, il a décidé d’écrire un poème à son honneur juste après sa mort, en 2019 : « À toi, Climbié ! »[2]. Et c’est quasiment le même hommage qu’on retrouve dans ce recueil.

L’autre hommage posthume est celui rendu à Monseigneur Benoît Bala, cet évêque camerounais mort en 2017 et dont le corps sans vie a été retrouvé dans les eaux du fleuve Sanaga. Il serait judicieux de rappeler que ce décès a été parsemé de plusieurs circonstances troubles ; telles que le mot laissé sur un bout de papier trouvé dans la voiture de l’évêque : « je suis dans l’eau » ; l’absence de l’eau dans ses poumons, ce qui semblait réfuter la thèse de la noyade ; et les sandales inversées sur ses pieds après qu’on a sorti son corps de l’eau entre autres. La tentative d’élucidation de cette mort jugée mystérieuse n’a abouti à rien de probant, si ce n’est à des expertises et contre-expertises parlant d’une part d’un assassinat et d’autre part d’un suicide. Et l’enquête a malheureusement été emportée par le bateau de l’oubli. Nkul Beti, en tant qu’ancien séminariste, a donc voulu commémorer à sa manière cette triste disparition mystérieuse, en saluant la mémoire de l’un de ses anciens pères spirituels : « Dans l’eau…/ Monseigneur le Benoît, / Corps ivre-vide, poumons secs / Thèse mutilée, soutane immergée/ Sandales inversées, bras-jambes cassés/ Cabinet non moins ouvert-saccagé, / Assassinat, noyade/ Autopsie, contre-autopsie/ Couci-couça / Que de flèches posthumes ! » (p. 85)

Mais à côté du thème de la mort, il faut dire que ce recueil incurve d’autres thèmes comme l’amour et la religion entre autres. Le thème de l’amour se magnifie fondamentalement à travers l’érotisme qui est perceptible dans plusieurs passages du livre. Sauf que cet érotisme se pose plus comme une dilection que l’auteur a choisi de voiler, en la plongeant dans une obscénité plus ou moins subtile. Car, en réalité, le paratexte aidant, le poète écrit ce recueil pour rendre hommage à sa sœur Simone partie très tôt, en 2018. Au regard de tous ces hommages, Comme un chapelet, ressasse par conséquent les mémoires d’une tranche de la vie de l’auteur, plus précisément les souvenirs liés à la mort, circonscrits dans une période de trois ans essentiellement, de 2017 à 2019. On peut donc se permettre de dire que ce recueil a de manière fondamentale été bâti autour de trois entités : Simone principalement, Monseigneur Benoît Bala et Bernard Dadié. Ce qui démontre avec aisance l’accablement qui affuble l’âme du « moi-poétique », dont le soutien et la consolation ne trouvent refuge ni dans l’écriture ni dans la religion. Plus clairement, c’est une manière pour l’auteur de montrer qu’au-delà de sa douleur de perdre une sœur, il est tout de même malheureux d’avoir vu partir certains de ses « pères » dans l’écriture ainsi que dans l’église catholique qui, faut-il le rappeler, a marqué toute sa jeunesse.

L’un des plus grands mérites de Nkul Beti dans Comme un chapelet et partant, dans tout son processus créatif, repose sur sa capacité à construire une dynamique subversive qui entend démystifier la vision dogmatique de la vie. À travers une écriture frénétique, l’écrivain camerounais réussit à re-susciter l’éternel questionnement autour de la liberté humaine ; en ce sens qu’il ne cesse d’ébranler l’inébranlable ou encore, n’hésite de bousculer les idées reçues qui relèvent de l’ordre établi. Ce, dans un style hardi et vigoureux qui rend l’œuvre attrayante de fond en comble. Par conséquent, ce recueil résonne comme un péan du libre-arbitre, consubstantiel à la faculté de l’homme à se déterminer par sa volonté et d’agir sans contraintes :« Je déifie les encoignures des équerres et les tabliers / De la purificatio / Sans superstition ni religiosité/ D’une mandore lambda !/ Marivauder sans ratatinement, / Parfiler le saint linceul/ Avec les fils riches/ D’une âme / Oulipienne de génie ! / Je ne suis guère sain/ Comme tous ces bons-mauvais saints, / Je m’enivre dans les caves lucifériennes/ Pour l’accalmie des folies et bizarreries tumescentes de moi,/ Le pedzouille avant-gardiste !/ Pas d’oniromancie / Pas de coercition ni contention d’esprit / Aucun encombrement :/ Péan au libre-arbitre ! »(p. 89)

De manière subséquente, le déploiement de la libre pensée qui se dégage dans ce texte se manifeste non seulement à travers le choix d’une écriture débarrassée des carcans de la codification, confinée dans un style poétique libre qui se traduit notamment parla distanciation avec les formes poétiques traditionnelles, la disparité métrique, l’absence de la rime entre autres. Mais aussi, à travers le fait que cette écriture est fortement entachée d’une pensée dissidente qui se matérialise par la perception d’un fort sentiment de doute et de révolte à l’endroit de la Religion, qui est généralement source de consolation pour justifier les vicissitudes de la vie. Non, dit-il,« Tout ce que Dieu fait n’est pas bien, et tout n’est pas grâce ! » (p. 9),« Boomerang sur les paradigmes / Les piliers de la fidei / Lâcher le voile / Regarder le voile / Et / Voir les mondes sans gants ni chaussures… / Sur la route du monastère, / Grêle de tambours / Pour chanter la messe d’adieu à Dieu / Chansons…paroles / Hymnes…mots / Cantiques…Églogues / Pur bourrage de crânes / Ces artifices-là ! » (p. 99)De ce fait, l’impuissance de l’Homme face à la mort est révoltante et non moins troublante. Le mystère qui l’entoure est une véritable leçon de vie qui permet de prendre conscience de certaines réalités de notre parcours existentiel, de voir la vie autrement et de mieux cerner sa préciosité. Au regard de L’insoutenable légèreté de l’être[3], il est nécessaire de vivre pleinement sa liberté, sans entraves, chacun à sa manière, avec pour seul juge sa conscience :« Mains sur ma frimousse, / Je bois chaque jour comme le dernier / Hédoniste et épicurien assermenté ! /Quand je ne serai plus là / Engoncé dans cette portion de terre empuantie, / Ne leur dis rien / Et griffonne sur mon épitaphe :/ Il était là, il est parti… / Tout à côté de nous ! » (p. 101)

 

Boris Noah

Université de Yaoundé I                                                                                                                                               boris.noah52@gmail.com

[1]Extrait du poème « Isolement », tiré du recueil de poèmes Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine, 1820.

[2]Le poème est disponible en ligne.

[3]Milan Kundera, Gallimard, 1984 (première édition), réédité en 2007.