Elle s’est toujours définie comme celle dont personne ne veut. Elle, c’est Ken Bugul, de son vrai nom Mariétou MABAYE. Et Dieu sait que chacun de ses livres est comme une bûche enflammée qu’elle introduit dans le cœur de ses lecteurs. On la connaît pour son langage osé, son style audacieux et direct. On lui connait beaucoup de livres dont DE L’AUTRE CÔTE DU REGARD . Parue aux éditions Terres Solidaires en 2003, ce roman de 282 Pages est un monologue poétique savamment écrit qui met en relief l’enfance heureuse tant désirée par la narratrice. L’œuvre est d’un dolorisme rébarbatif et trempée de part en part des larmes de l’abandon et du regret. Mais quelle est la nature réelle de ce livre? Monologue poétique ou poétique du monologue ? Difficile de le savoir d’autant plus que l’auteur s’allie les services du pléonasme et de moult procédés stylistiques pour peindre en noir les rapports affectueux manqués entre une mère et sa fille. L’auteure ne manque pas non plus de clouer aux piloris et même au mépris sa nièce Samanar qui bénéficia de cet amour à sa place. Amour maternel volé ou mérité ? Point n’est besoin d’une ascèse intellectuelle pour proposer une réponse raisonnable à cette interrogation. Samanar serait une voleuse d’amour maternel, une usurpatrice; et c’est ce qui justifie le mépris que la narratrice a envers elle. Elle en vient à envier la vie de Samanar :
« S’il fallait se battre, ma mère était là !
S’il fallait répondre à quelqu’un, ma mère était là !
S’il fallait remettre quelqu’un à sa place, ma mère était là !
Ma nièce Samanar que je t’avais enviée toute ma vie !
Je t’avais enviée d’être si proche, si complice, si aimée de ma mère !
Et moi la propre fille de ma mère j’étais une étrangère. »(Page 115)
Elle grandira et vivra avec ce sentiment de mépris pour sa nièce et ce manque d’amour maternel. Tous les efforts consentis pour ne serait-ce que vivre un instant la chaleur maternelle n’aboutiront à rien. Viendra la mort de la mère tant désirée. Elle s’en est allé laissant de ce côté du regard deux filles : Samanar et sa propre fille jamais aimée, du moins celle la mal aimée, l’assoiffée d’amour, de tendresse et d’affection. L’auteur accentue le lien fort qu’il y avait entre samanar et la mère de la narratrice au point où Samanar meurt peu de temps après elle.
Nouveau déchirement pour la narratrice qui vit dans ce décès tragique de sa nièce angoisse et amertume. Mais cette mort est aussi source de haine envers la défunte car Samanar semble ne pas vouloir rester de ce côté du regard toute seule. Elle rejoint, de l’autre côté du regard, alors la mère volée à la narratrice. Ken Bugul fait usage de la répétition pour faire passer son message des plus émouvants. Une fille non voulue, moulue par le rejet de la mère. Un personnage un peu bavard mais qui use de sa liberté d’expression à bon escient et chante au nom de toutes ces enfants abandonnées à elles-mêmes, pour qu’à jamais nos mères comprennent le mal du rejet. Pourquoi a-t-il fallu que Samanar aussi meure? Ken Bugul, celle dont on n’a pas voulu, ne veut non plus la mort de sa nièce juste par peur qu’elles continuent de jouir de son amour de l’autre côté du regard, mais se rendre compte de cette réalité poignante : « La vie n’est pas la mort ». L’auteure nous fait découvrir 282 pages consacrées à la poésie mélancolique d’un amour maternel manqué et spolié par une nièce trop chanceuse. DE L’AUTRE CÔTE DU REGARD est une de ces œuvres bavardes qui livrent un flux de paroles traduisant un profond besoin de confidence. C’est une écriture à l’allure d’un journal intime à laquelle Ken Bugul imprime une touche surnaturelle à travers le dialogue entre l’héroïne et sa mère dans l’au-delà. Une belle prosopopée, dirons-nous, où la narratrice et sa défunte mère conversent :
« J’étais là à toucher les bouts de mes seins quand j’entendis la voix de ma mère. Ayo néné…
La voix de ma mère semblait sortir du bout de mon sein que je tenais. » (Page 268)
Cette œuvre cathartique et thérapeutique est plaisante d’abord par son allure et la liberté prise par l’auteur vis-à-vis des exigences de la ponctuation et celles liées au genre roman. Je ne vous la recommande pas. Prenez-la et vivez-la, comme on vit une poésie. Sentez-la comme on se remplit les poumons de l’air frais des aubes tropicales. En la prenant dans la main, rassurez-vous que vous tenez un pan de la vie réelle de l’auteure et que vos larmes, soupirs et gémissements intérieurs serviront à féconder la terre de demain, celle où la mère et sa fille sont complices et vivent comme des sœurs.
Adébayo ADJAHO
Merci à vous pour cette chronique bien faite. Elle permet de toucher de près les réalités de l’oeuvre même sans l’avoir lu. Aussi, donne-t-elle l’envie d’en savoir beaucoup plus… en la lisant.