De purs hommes, est le troisième roman de Mbougar Sarr (après Terre Ceinte (2015) ; Silence du Chœur (2017). Il m’a plu de commencer mes analyses littéraires pour le compte du blog www.biscotteslitteraires.com pour faire entrer le lecteur dans l’horizon interne de la pensée de cet auteur sénégalais qui sait confronter le réel et les apparences en laissant à chacun l’heur de tirer les conclusions qui lui conviennent. Que recèle le roman De purs hommes de Mbougar Sarr?

Synopsis 

Ndéné : je ne sais toujours pas vraiment pourquoi tu es venu et revenu. Je ne sais pas pourquoi tu t’es tellement attaché à mon fils. Ou à moi. Tu cherches quelque chose. Je ne sais pas non plus si la réponse est ici. Ici, il n’y a rien. Mais j’espère que tu trouveras ce que tu cherches. J’espère sincèrement.” Ce sont les mots de la maman du “présumé” homosexuel exhumé à l’endroit de Ndéné, professeur de lettres à l’Université, du reste hétérosexuel historique, qui voit sa vie prendre un tournant surprenant. Tout est allé si vite : sa suspension pour avoir enseigné des poètes homosexuels, ses visites incessantes à la maison maudite, le lynchage de deux personnalités insoupçonnées (le porte-parole de la mosquée et un prof à l’Université, parce qu’ils seraient homosexuels), la rumeur d’un Ndéné homosexuel…Cette rumeur, cette couveuse à clichés qui prend de l’ampleur comme une montgolfière dans un pays où le discours sur l’homosexualité se nourrit de paradoxes et d’incertitudes…

Analyse :

I- La sublimation d’une typographie à valeur énonciative dans la narration

Travailler sur le discours nécessite un effort de tri, d’isolement, de hiérarchisation, de synthèse entre le corps de la matière et ce qui l’entoure. Ce travail signifie, dans le déroulement sémiologique et sémantique, par certains procédés (de rapprochement et de distanciation) mettre le curseur sur la substance réelle et les éléments du discours métalinguistique et métadiscursive. C’est aussi, pour faire simple, mettre un marqueur entre les éléments essentiels du texte et les informations secondaires. Travailler sur le discours, c’est, enfin, si on ose le dire, “guider” le lecteur, faire à sa place le travail de tri pour que sa mémoire discursive retienne les éléments de synthèse. Cela revient distinguer, étioler, classifier, ranger, reléguer dans l’ordre de priorité les informations. Comment y procéder ? Simple. Les signes. Les conventions. La ponctuation. Ou qu’en sais-je, la typographie.

De purs hommes, le troisième roman de Mbougar Sarr (après Terre Ceinte (2015) ; Silence du Chœur (2017)) est une pure de la place ou de l’importance des signes typographiques dans l’écriture romanesque. Parmi ces signes, il y en a deux sur lesquels le texte expérimente (bien évidemment les deux points et le point virgule ont largement contribué à la mise en narration du Roman) : le tiret[1] et la parenthèse[2].

Quelles différences existe-t-il entre les deux signes ?

Qu’il s’agisse du tiret ou de la parenthèse, la phrase est interrompu. Mais, à la différence des parenthèses, le tiret a un effet moins radical dans la rupture énonciative et l’élément isolé (dans le tiret) a un rapport plus étroit avec le reste de la phrase. Le tiret permet de créer un effet de commentaire, de relancer le mouvement énonciatif, d’amorcer un remaillage narratif.

Contrairement à la parenthèse (qui souvent donne une information secondaire qui peut ne pas avoir effet, au cas où on l’enlèverait, à la substance de la phrase mère), le tiret parenthétique, si on l’ampute à la phrase, la configuration ne serait plus,  car l’information enchâssée a relativement une valeur plus ou moins importante au reste de la phrase. L’expérimentation du tiret dans de purs hommes illustre parfaitement ce postulat. Dans le constat que Ndéné fait du personnage de Samba Awa, l’information en tiret a une valeur d’étagement, de flux discursif-par les (ses) ramifications comparatives en insérant des dissidents : “Dans un pays majoritairement musulman, où les homosexuels étaient exclus de la vie sociale – et parfois de la vie tout court –, je ne comprenais pas que Samba Awa Niang fût épargné, voire apprécié, alors que tout le monde savait qu’il était un góor-jigéen. Samba Awa était l’improbable mais pourtant réelle rencontre du motif le plus puissant de haine populaire et de la réalité la plus visible de l’adoration publique. Il concentrait dans sa personne ce que les Sénégalais appréciaient le plus – ces êtres hauts en couleur, parangons du folklore local – et ce qu’ils avaient sans doute le plus en horreur – les góor-jigéen. J’ignorais comment ce mélange était possible, et ça me travaillait. »(p 143). Le tiret peut aussi servir de relance, par un bref commentaire dans le fil syntagmatique par un mouvement de passage, éphémère qui peut paraître subtil. Le narrateur opère en pareil cas un rebond sémantique approximatif. Cet effet est visible quand Ndéné essaie de s’imaginer à la place des membres de la famille du “Goor jigéen” exhumé de sa tombe : “Je m’imaginais les membres de sa famille, présents dans la foule à l’exhumation, trop apeurés pour oser réagir, à moins – c’était après tout possible – qu’ils n’aient participé au lynchage post mortem”. (P59).

Dans un segment narratif, la suture du tiret, peut permettre de retrouver une certaine linéarité ou symétrie de l’information surtout dans le cadre du discours oral pour la reconstituer dans son entièreté (comme si le narrateur avait oublié un élément essentiel). Ce procédé est employé par Ndéné “jeune diplômé fraîchement sorti d’un long et cahoteux – quoique honorable – parcours universitaire, chargé de cours plein de dynamisme, d’ambition pour mon pays (…) revenu pour enseigner et transmettre…” (P.25), lors de sa rencontre avec Samba Awa pour rattraper certaines informations descriptives. Il l’avait mal saisi… “Mais le scrutant longtemps – par chance, il s’était assis à une table voisine et je pus, malgré la faiblesse de l’éclairage, détailler son visage – je finis par reconnaître ses traits véritables, derrière le maquillage qu’il arborait lors de ses performances. (P 146).

Enfin, le tiret peut faire figure d’annonce forte pour que la chute soit retentissante : “La vive flamme du froid sur mes os, le linceul noir de la nuit précocement jeté sur le monde, la mélancolie qui m’a toujours accompagné en cette période de l’année – tout cela s’était allié au chagrin que me causait ce fait terrible et pourtant simple : ma mère était morte.” (P.17).

On se rend compte de la valeur narrative du tiret dans le roman De purs hommes de Mbougar Sarr. Mais il n’est pas le seul procédé. Le narrateur, (Ndéné), a eu recours (le long du texte) au parenthésage.

Les spécialistes de la littérature contemporaine sont unanimes sur l’évolution de la parenthèse. Pour beaucoup d’entre eux : “l’élément isolé par les parenthèses peut être totalement indépendant du contexte où il est inséré […]. Généralement, cet élément que le locuteur n’a pas jugé bon de faire figurer directement dans son texte de base, a une importance secondaire et pourrait être retranché sans affecter le sens ni la construction de la phrase.[3]Se proposant d’étudier la parenthèse dans l’œuvre de Marcel Proust, Léo Spitzer a fait la même remarque en ce qu’elle dépasse sa fonction de marquage de l’énoncé. Pour lui, “Les parenthèses ne sont pas de simples tampons d’ouate destinés à capitonner la phrase [..]. Les parenthèses sont les judas par lesquels le romancier regarde son action et ses lecteurs, leur fait des signes, des clins d’œil – et par où les lecteurs peuvent le regarder à leur tour.[4]

Clin d’œil, enclaves énonciatives, veinules de sens[5], miroitements textuels, signifiants ponctuations, dissémination équivoque, éparpillement discursif, les théoriciens de la narratologie ne manquent pas d’intelligence pour nommer ces deux ouvertures rondelettes fortement usitées par les romanciers. L’usage de cette convention du langage renferme une vérité pour le moins évidente : la parenthèse est une méta-énonciation à la valeur de “j’ajoute plus” ou “dire en plus”. La phrase en parenthèses est souvent une information monolithique sans attache avec la phrase-mère qui la couve. Ndéné, dans ses étreintes avec sa copine Rama glisse un commentaire qui, s’il n’est pas hors-propos, se détache du reste de la phrase : “Je savais parfaitement ce que le ton de cette invitation signifiait. Ecœuré (mais la chair est si faible), je jetai le mégot de la cigarette et l’y rejoignit.” (P.15). Le même procédé, cette fois-ci pour décharger la phrase-mère de sa lourdeur, est utilisé quand Ndéné valse entre diktat de la moral et du désir : « Le désir revint au bout de quelques minutes, beaucoup plus vite que la morale ne l’eût voulu (mais j’aurais bien aimé l’y voir, moi, la morale, contre le corps nu et chaud de Rama, ses fesses aussi fermes que les poings d’un boxeur revanchard, ses petits seins mous et confortables comme des boules de plumes)… Je jouis comme un saint transfiguré dans une extase mystique.”

Le parenthésage ne sert pas toujours à donner une information. Il peut constater une simple évidence, une remarque dont pourrait totalement se passer le lecteur. C’est une simple manche ajoutée à la phrase. Ndéné compare ainsi les professeurs de l’Université inactifs, qui n’écrivent pas, à des “fossiles, des dinosaures, qui n’écrivaient plus (l’avaient-ils jamais fait ?), ne publiaient plus, ne cherchaient plus, ne réfléchissaient plus à leur pratique…” (P.26) L’idée est de surprendre le lecteur, de le faire sourire (bêtement ?) lui faire dire “et pourtant, il a raison.”

Par l’emploi des parenthèses, le narrateur peut rechercher aussi un effet d’intumescence (gonflement) ou extradiégétique (procédé littéraire ou cinématographique qui permet de décrire un son, une action, des personnages, présents dans le film/livre mais extérieur à la scène. Cet effet apparait au moment où Ndéné essaie de mettre un visage sur le corps de “l’homosexuel” exhumé. En effet, “à aucun moment le visage de l’individu n’était visible et je n’avais donc pu le détailler (d’où alors venait… l’obscure certitude que l’homme avait ce visage laid et fascinant ?) (P.88).

La parenthèse peut, dans un registre, servir à nuancer le propos (De purs hommes P.103), à créer une répétition d’action qui s’éternise (De purs hommes, P.127), à décrire le non dit (De purs hommes, P.129), à interroger des concepts (De purs hommes, P.137), à commenter un propos (De purs hommes, P.139), à relancer le dialogue (De purs hommes, P.150), à conforter une opinion (De purs hommes, P.144), à marquer une césure (De purs hommes, P.232 ; P.234).

Cependant, il ne faut pas voir dans la mise en parenthèse un détachement total de la phrase isolée. Elle est rattachée à l’idée d’ensemble que peut véhiculer la phrase-hôte. Ainsi, « même si elles sont en général syntaxiquement indépendantes, les insertions parenthétiques ne doivent pas être considérées comme des “corps étrangers” qui seraient dépourvus de tout rapport avec le discours hôte. Au niveau de la mémoire discursive, les opérations réparatrices qu’elles provoquent s’intègrent de façon opportune et sans solution de continuité au flux des actions communicatives : elles enchaînent avec pertinence sur les actions antérieures, et conditionnent les actions subséquentes. Quant au plan du texte, il contient le plus souvent des traces de ces rapports de cohésion pratique.[6]

II- L’exploitation du hors-champ à géométrie variable

Composant de la représentation filmique au cinéma, procédé déréalisant, le hors-champ est complexe par et sa présence et son absence. Le hors-champ est pour faire simple, l’ensemble des éléments (sonores et imagés) qui n’apparaissent pas dans le cadre. Il établit les limites spatio-temporelles du plan. Mais, le hors-champ peut s’inviter dans un film, en devenir un élément essentiel ou tout simplement en être la principale technique. La même règle est valable dans le roman. Le narrateur peut, à travers le subjectif, l’entendement, la sensation faire convoquer le hors-champ dans son récit. Peinture de l’imaginaire, raccords de tranches de temps, des consciences perceptives, des sonorités imageantes que le narrateur n’évoque pas (où que perçoivent tout simplement les personnages en dehors du cadre imminent), le hors-champ pour Gilles Deleuz n’est pas une négation, il renvoie plutôt à ce qu’on entend ni ne voit, pourtant parfaitement présent.

Que serait donc le champ sans le hors-champ ? Pour un auteur, les deux ont un potentiel sensiblement égal, une existence spécifique et primordiale dans la constitution imaginaire de l’univers filmique. En effet, dès que le personnage entre effectivement dans le champ, cette entrée propose rétrospectivement à notre esprit l’existence d’un segment d’espace dont il est surgi…[7]Alors, l’espace où se trouve le personnage absent ne gagne en prégnance pour le spectateur qu’à partir du moment où il entre dans le champ, l’espace non perçu d’où il vient acquiert une existence pour le spectateur ; les deux espaces sont donc dialectiquement liés.

Au cinéma, le réalisateur peut au montage décider avec son monteur quels éléments du hors-champ (sons, images) peuvent figurer dans le montage final alors qu’en littérature le hors-champ a une certaine simultanéité ; le lecteur découvre en même temps avec le narrateur le hors-cadre du récit. En littérature, le hasard, le lieu lointain, la clameur soudaine, peut (souvent dans la description) faire son irruption parce qu’ils sont imaginés par le lecteur où lui sont racontés. Sartre nomme cet effet par la fatalité de l’irruption du réel. Pour Sartre, dans le paysage d’un film, le metteur en scène s’est arrangé pour qu’il y ait une certaine unité et un rapport précis avec les sentiments des personnages. Tandis que le paysage de la réalité n’a pas d’unité. Il a une unité de hasard […] C’est que les objets dans un film avaient un rôle précis à tenir, un rôle lié au personnage, alors que dans la réalité les objets existent au hasard.[8] L’existence du hors-champ dans le cinéma obéit au bon-vouloir du réalisateur alors qu’en littérature, l’imaginaire, le hasard du décor, donne vie aux éléments off du cadre. Ce jeu du hasard que nomme Sartre est évoqué par Ndéné dans le roman. S’il n’évoque pas directement le hors-champ, ce dernier s’amène à lui.

Quand le hors-champ s’invite dans le cadre, l’effet de réception est inversé. Ainsi, pour décrire le futur sabar (festivité de quartier durant laquelle les danseurs rivalisent accompagnés de batteurs de tam-tam), Ndéné emploi énumère à un élément prés (peut-être inconsciemment) toutes les sonorités que s’imposent à ses sens : “Des rumeurs d’abord étouffées, puis de plus en plus fortes, des voix dans un micro, des lumières vives, la vibration des tam-tams…” (P.36).

Schéma 1 : Le hors-champ de réception

Sujet…………←←←←←←←←←←←Hors-champ

                                       ↩↪                                    ↑↑↑

↓↓↓↓   ↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣↣  Le réel fataliste

                                                                                  ↓↓↓

Ndéné…………….⇚↩↤↚⬅⬌⬱⭅ (rumeurs, voix, lumières, vibrations…)

Cependant, le hors-cadre peut se manifester à partir du point de vue du sujet (Ndéné ici) : () Ils parlaient, si on peut ainsi appeler ces phrases sans origine ni but, ces monologues inachevés, ces dialogues infinis, ces murmures inaudibles, ces exclamations sonores, ces interjections invraisemblables, ces onomatopées géniales, ces emmerdants prêches nocturnes, ces déclarations d’amour minables, ces jurons obscènes. Parler. Non, décidément non, ils bavaient les phrases comme des sauces trop grasses ; et elles coulaient, sans égard, du reste, à quelque sens, seulement préoccupées de sortir et de conjurer ce qui, autrement, leur aurait tenu lieu de mort : le silence, l’effroyable silence qui aurait obligé chacun d’eux à se regarder tel qu’il était vraiment. Ils buvaient du thé, jouaient aux cartes, s’enfonçaient dans l’ennui et l’oisiveté, mais avec un semblant de classe, avec cette hypocrite élégance qui faisait passer l’impuissance pour un choix que d’aucuns, noblement, nommaient dignité.” (Page 5). On le voit bien, le rapport est ici un subjectif étroit de Ndéné, un panorama de la société sénégalaise, lieu de hors-cadre pictural du récit que le narrateur a voulu saisir dans le perçu et le non perçu.

Schéma 2 : Le hors-champ d’émission :

Sujet…………→→→→→→→→→→→→→→→ Hors-champ

                                       ↩↪                                       ↑↑↑

↓↓↓↓   ↣↣↣↣↣↦↦↦ ↕↢↢↢↢↢↢↢↢↢ Perçu-non Perçu

                                                                                  ↓↓↓

Ndéné…………….⇚↩↤↚⬅⬌⬱⭅ (onomatopées, prêches, jurons, déclarations…)

Pour aller plus loin dans la représentation, on peut même, par pure coquetterie théorique, déceler un hors-champ dans le récit qu’il faille qualifier de rétrospectif. Ici le sujet évoque un cadre spatio-temporel qu’il décrit par un flash-back. Dans ce type de procédé, on sort du décor ambiant pour étendre l’espace imaginaire de manière rétrospective (se référer aux pages 169 et suivantes) quand la maman de “l’homosexuel” raconte à Ndéné le film de son l’enterrement chaotique de son fils à l’origine de cette vidéo virale).

Nous pouvons pousser, par sournoiserie universitaire, l’analyse plus loin pour aller fouiner dans le texte et sortir un type de hors-champ extrêmement rare qu’on ne voit presque jamais. Il s’agit du hors-champ subsidiaire ou de second degré. C’est un hors-champ de substitution né d’un hors-cadre d’origine, par ricochet qui s’intercale dans l’univers réel de l’action le temps. C’est une construction en château, au premier hors-champ se cache un second qui ne doit son existence au double subjectif du sujet. Ce type de hors-champ peut aller jusqu’à (N+ infini). Dans la scène de cimetière par exemple Ndéné, de manière presque imperceptible devine  “des voix, des silhouettes, des souffles…” (P.9) alors qu’il regardait une vidéo à l’aide d’un écran. L’écran comporte un cadre off (Hors-champ 1) et derrière le décor principal (objet du hors-champ principal) se déroule une action indépendante de la première par l’effet du second subjectif du sujet (Hors-champ 2).

Schéma 3 : Le hors-champ de substitution :

Sujet…………→→→→→→→→→→→→→→→ Hors-champ 1

                                       ↩↪                                       ↑↑↑

                                                                               Perçu-non perçu 1

↓↓↓↓   ↣↣↣↣↣↦↦↦ ↕↢↢↢↢↢↢↢↢↢ Hors-champ 2

                                                 ↩↪                             ↓↓↓

                                                                        Perçu-Non perçu 2

Ndéné…………….⇚↩↤↚⬅⬌⬱⭅ (voix, silhouettes, souffles, foule…)                   

Finalement, le hors-champ, qu’il soit d’émission, de réception, de rétrospection ou de substitution, a permis au narrateur d’inclure dans son récit les éléments qui en cadrent le contexte. Il permet à Ndéné de raconter la réalité empirique du Sénégal, un pays en effervescence où la rumeur impose sa loi aux différents personnages du roman De purs hommes. Le regard de Ndéné dépasse (de loin) la réalité imminente, il transcende l’espace-temps pour interroger la rumeur.

III- Le diagnostic d’une rumeur pathologique au sein du corps social

Tout le récit du roman De purs hommesde Mbougar est articulé sur la rumeur. D’ailleurs, le narrateur propose même une définition. En a croire Ndéné, la rumeur est “l’illusion d’un secret collectif. Elle est une toilette publique que tout le monde utilise, mais dont chacun croit être le seul à connaître l’emplacement. Il n’y a aucun secret au cœur de la rumeur ; il n’y a que des hommes qui seraient malheureux s’ils ne pensaient pas en détenir un, ou détenir une vérité rare dont ils auraient le privilège.” Et selon Lydia Flem, “la rumeur se murmure, se chuchote, serpente à travers toutes les couches de la société puis se gonfle et se répand comme une épidémie. Certains en ont conclu qu’il s’agissait d’un phénomène social pathologique, d’une maladie qui germerait en situation de crise et qu’il convenait donc de la comprendre pour la vaincre et en guérir le corps social.”

La rumeur est donc une information incertaine qui circule par des canons non officiels et qui se transmet dans un mouvement collectif d’un émetteur à un récepteur. La rumeur se nourrit de clichés, de commérage, de délation, d’à-priori, de “m’a-t-on dit” ou encore d’“il parait”.

1- Le paradoxe Sénégalais

Dans le roman De purs hommes, tout s’articule et se désarticule autour de la rumeur.

Par la rumeur, le texte entretient tout le paradoxe du Sénégal. Il serait difficile de ne pas s’intéresser au cas du personnage de Samba Awa. Efféminé, ce personnage est l’archétype (absolu) du Goor-jigéen, il en a toute l’allure. La rumeur aura fait de lui un homosexuel. Elle l’a envoyé “dans le lit d’une haute autorité spirituelle du pays” (P.144). La rumeur gonfle, s’amplifie. Et la rumeur divise la mosquée sur la question de l’homosexualité. Le père de Ndéné, musulman orthodoxe (prêt à déterré de ses propres mains son fils Ndéné s’il été homosexuel), second Imam dans la hiérarchie, rétrogradé pour avoir sollicité des prières à l’égard d’un homosexuel mort. (P.65) Quel paradoxe !

Le paradoxe est dans la comédie humaine que joue ce peuple (sénégalais) que relève Ndéné (parti prier non pas par conviction mais pour soutenir son père). Comme Ndéné, ils sont “très nombreux dans ce pays à être de formidables comédiens sur la scène religieuse, histrions déguisés, masqués, grimés, dissimulés, virtuoses de l’apparence, jouant si bien que nous arrivons non seulement à duper les autres, mais à nous convaincre nous-mêmes de l’illusion que nous créons. Oui, les bons musulmans au regard fervent, au cœur écrasé de pureté, au front ceint des lauriers de l’élection divine.” (P.55).

Enfin, le paradoxe sénégalais est porté par deux personnages qu’on ne pourrait soupçonner (les anté-archétypes) : Il s’agit de M. Coly (professeur à l’Université et père de famille hétérosexuel) et du Jotalikat (porte-parole de la mosquée). Surpris en train de s’embrasser, une foule les a lynchés (P.239). Qui aurait pu deviner que ces deux étaient homosexuels ?

Cherchant à comprendre ce paradoxe, Ndéné lui-même sera l’objet de la rumeur, l’irrépressible crue de la rumeur” (P.198). Il est suspendu par le ministère de tutelle pour avoir enseigné des poètes homosexuels : Verlaine, Rimbaud…Mais si Ndéné a l’air de bien se foutre qu’ils “baisent des animaux ou des femmes ou des hommes ou des trous de mur ! Qu’ils baisent des musaraignes !” (P.98), peu lui importe, les étudiants sont en droit de se demander la place d’un poète homosexuel dans un système éducatif destiné à avoir une influence sur leur vie dans une société qui n’accepte pas l’homosexualité (P.95). De qui parle-t-on finalement ? De l’artiste ? De l’homme ? Sont-ils réellement différents ? Sont-ils redevables du même passif ?

2- Une société divisée sur la question

Une question se pose alors dans la sociologie du roman De purs hommes: Les homosexuels font-ils de l’humanité ? A cette question, s’opposent deux franges, deux blocs. Il y a d’un côté ceux qui opèrent une négation totale, les musulmans orthodoxes, une partie de l’opinion qui clame que les homosexuels sont à bannir de la société. Qu’“Il faut tout simplement les éliminer de la vie. C’est ce que prescrit la charia” (P.128). Que “l’homosexualité fait partie des nombreux péchés que le Blanc a apportés.” (P.67).  De l’autre côté, se positionnent les plus tolérants comme Rama (la copine de Ndéné) et Angela qui travaille pour une ONG de défense des droits humains. Cette frange évoque la réalité ontologique et sociologique de l’homosexualité, tente d’universaliser l’homosexualité par le discours anthropologique. Pour elle, “Ceux qui haïssent les homosexuels dans ce pays parlent de pureté historique parce que c’est commode ; il leur permet d’accuser une fois de plus le Blanc de la responsabilité de ce qu’ils considèrent comme un Mal importé. Le système ne concerne pas que le Sénégal : chaque peuple de chaque pays du monde accuse l’étranger, le barbare, d’être la cause de sa décadence.” (P.111).

Il y a entre les deux camps, les indécis et ceux qui contrebalancent le propos, rééquilibrent et intègrent dans le discours la perception sociale, le relativisme des espaces, les cultures et les traditions. Ce relativisme est inévitable”. (P.115). Ce camp arrime dans ses pans cette partie de l’opinion incarnée par Adja Mbène (la tante de Ndéné) qui pense que l’homosexualité est une maladie et qu’on pourrait la soigner (P.65), et celle qui n’a pas le choix (la majorité incarnée par les jeunes qui ont exhumé “l’homosexuel”).

Finalement, tous les protagonistes sont là !

Conclusion

On ne pourrait tout dire, tout interroger de ce texte. De purs hommesest un roman moderne au style raffiné. La subtilité de son auteur réside dans l’élaboration d’un récit de discours sans prétendre en faire. Mais, un certain nombre de faits peuvent rester ambigus après lecture. On pourrait se demander pourquoi l’auteur range le rejet du fait homosexuel dans la case de la violence intérieure de l’homme (P.161) alors que le narrateur croit aussi à la fraternité par la violence (P.163). Vaine contradiction ou mauvais classement de l’homophobie ? La consistance littéraire et artistique du chapitre 11 peut être aussi interrogée. On a le sentiment d’une rupture stylistique dans cet inventaire mécanique. Le style se rapproche plus de la chronique journalistique que d’une mise en fonction romanesque. Voulu ou pas voulu, le malaise du lecteur est passé par là ! Le traitement à la fin du texte du personnage de Ndéné suscite quelques doutes sur l’adéquation de sa prise de position et sa psychologie de départ. Ndéné, jusqu’à l’avant-fin du roman, est un fin intellectuel, pesant le pour et le contre, interrogeant, réinterrogeant, tâtant le pouls de la rumeur, jouant avec elle, vivant avec. Pourquoi ce basculement dans le camp de la rumeur à la fin ? Le seul argument avancé par le narrateur est la lucidité pour justifier cette réponse à l’appel de la rumeur. Mais de quelle lucidité parle-t-on ? Du regard d’un gaillard qui sort de nulle part sur un cliché ? Le dernier retour à la maison maudite n’était-il pas celui de trop ? N’y a-t-il un effet de “sublimé” de la fin du texte empalé dans le réel ? Ne sais-je…… Encore ne sais-je…Que sait-on dire de cette rupture d’égalité. Que tout comme Ndéné (ancienne figure du postulat simultané entre le Bien et le Mal), on puisse du jour au lendemain devenir une figure du Mal par le simple effet combiné de la rumeur et de la lucidité ? Une chance sur mille, pensons ! Cependant, à décharge (pour l’auteur), ce texte n’est pas un roman sur l’homosexualité. C’en est ni une apologie ni une incitation. C’est un roman, un roman tout court ! A charge (pour l’opinion), ce texte un discours des éléments de langage de la société sénégalaise sur la question de l’homosexualité. On le sait, tout comme l’auteur, hormis la réalité sociologique et religieuse l’homosexualité (rangé par le droit sénégalais dans la catégorie des actes contre-nature) est punie par la réalité juridique (se référer à l’alinéa 3 de l’article 319 du code pénal sénégalais issu de la loi n° 66-16 du 1er février 1966 qui punit tout acte contre-nature entre personne de même sexe et pose le régime juridique de la répression d’une telle infraction). Alors, à quoi bon supputer ? Polémiquer ? A quoi bon faire dire à un auteur ce à quoi il ne prétend pas ? A quoi bon raconter tout sauf l’histoire de ce livre ? La rumeur a-t-elle encore eu raison de nous ? Fermons les yeux, imaginons-nous un dimanche dans un quartier quelconque du Sénégal dans un débat sur la question de l’homosexualité entre un Imam, un professeur de lettre, un citoyen lambda, une ménagère, un footballeur, un prêtre, que sais-je un chômeur, un mécanicien, une prostituée, ou que sais-je moi ? un fou…vous réécrirez, à coup sûr, avec le talent de son auteur, ce roman….!

N.B : Un roman est une simple œuvre de fiction. Toute ressemblance à des personnages ou des lieux ayant existé n’est que vaine coïncidence. Le rappel profite !

P S : les références (numéros de page) sont faites à partir de la version numérique du texte. Elles peuvent donc changer selon la version avec laquelle vous lisez.

Mamadou Socrate Diop

[1] On note une quinzaine de tirets dans des phases de narrations importantes.

[2] La parenthèse est le signe majeur du texte (on en dénote une trentaine).

[3] Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, P.U.F., 2009, p. 158-159.

[4] Léo Spitzer, « Le style de Marcel Proust », Études de style, Paris, Gallimard/TEL, 1999 (1961), p. 411-412.

[5] Pour reprendre l’expression de Barthes.

[6] Alain Berrendonner, « Pour une praxéologie des parenthèses », Verbum, XXX, 2008, 1, p. 5-23.

[7] In Une praxis du cinéma, « Comment s’articule l’espace-temps », Paris, Gallimard, 1986, p.22.

[8] n Œuvres romanesques, éd. De Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, nrf, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1698-1699.