Espiègle
Une clef tourne dans la serrure avec deux bruits secs, et la porte d’entrée s’ouvre, c’est ma maman : elle revient du collège où elle était allée enseigner depuis sept heures du matin. Mais contrairement à mon habitude, je ne suis pas allée à sa rencontre pour l’accueillir et lui faire des câlins. Je me suis plutôt cachée sur le balcon de l’arrière-cour.
Bonsoir, tonton, lance-t-elle à son frère.
Bonsoir maman Mero, répond mon oncle de sa voix fluette. Celui-là n’élève jamais la voix pour parler, peut-être par souci d’économiser son organe vocal, peut-être aussi par manque de confiance en ses réponses. Qu’est-ce qu’il peut être agaçant parfois par cette manie ! Il faut bien tendre l’oreille pour l’entendre.
Comment allez-vous dans la maison ?
Ne me demandez pas si j’ai entendu sa réponse. J’étais bien dans ma cachette. S’il y avait même un trou, j’y serais entrée.
Et où se trouve ta fille ? Interroge ma mère. Émeraude n’est pas dans la maison ? Mero! Mero ! appelle ma mère. On n’accueille plus sa maman chérie, maintenant ?
Oui ! euh, si maman, répondis-je d’une voix sanglotante, en tentant de sortir de ma planque. Plus j’avançais vers elle dans le salon, plus je donnais d’intensité à mes pleurs. Un flot de larmes coulait de mes yeux rougis par leur frottement du revers de ma main droite.
Qu’as-tu donc à pleurer, Émeraude?
Pardon, maman ; je ne recommencerai plus.
Quoi donc ? dit-elle.
Je te jure que je ne recommencerai plus, répétais-je en pleurant plus fort et en frottant davantage mes yeux.
Qu’a-t-elle fait, tonton ? Je n’en sais rien, réplique l’homme. Comme à l’unisson , les deux posent la même question. Qu’y a-t-il, Émeraude ? Au lieu de répondre, je criais de plus bel comme si l’on m’égorgeait.
Face ridée, lâcha ma mère, excédée par le vacarme de mes pleurs. Je vais te gifler sur la bouche et tu en perdras tes dents emmêlées et pourries.
Pardon, maman, je ne recommencerai plus, continuais-je à marmonner.
Réalisant qu’elle ne parviendra jamais à me faire taire par la menace, de sa main gauche, ma mère m’attire vers elle et me prend dans ses bras. D’une voix doucereuse, elle entreprend de percer le secret de mon désarroi.
Qu’as-tu, ma puce ? dit-elle en me fixant dans les yeux.
Désolée, maman ; je n’ai pas fait exprès. Je te jure que je ne recommencerai plus. Désolée, désolée.
Je couvre son visage de baisers dont chacun est entrecoupé du mot désolé, l’aveu de mon regret. Je sais qu’elle aime cela.
Viens m’aider à me déshabiller et après, tu me raconteras ton histoire. S’il se trouve que tu n’as pas raison, je te frapperai. D’ailleurs, va me chercher la spatule.
La spatule ! Cet objet a longtemps servi à malaxer la pâte. Aujourd’hui, disgracié, il est, en de rares occasions, l’acteur de mon supplice. Tout en scandant ma désolation, je récupère le bâton sur l’évier de la cuisine et reviens sur mes pas. Parvenue dans notre chambre à coucher où ma mère avait presque fini de se dévêtir, je lui remets le bois-correcteur en redoublant les sanglots. Assise en tailleur au bord du lit, elle m’attire vers elle, me coince entre ses genoux légèrement repliés sous la position et me demande de raconter mon histoire. Doucement, je me dégage de l’étreinte, m’éloigne un peu et reprends mes supplications.
Je te jure que je ne l’ai pas fait exprès, dis-je à nouveau en pleurant fort. Désolée.
Et qu’as-tu fait, mon amour ? demande-t-elle.
J’ai cassé ton miroir, mais je ne l’ai pas fait sciemment.
Han ! Tu as cassé le miroir de ma coiffeuse ! dit-elle, survoltée. On eut dit qu’un ressort l’avait propulsée vers la deuxième chambre pour vérifier son bien ; elle en revient quelques minutes plus tard, un peu apaisée. Ayant vu son miroir intact, elle me demande lequel j’avais cassé.
Le petit miroir de sac, dis-je, ponctué de mes excuses.
Tu as encore cassé le second, Mero ! !! Alors-là, tu me dépouilles et, cette fois-ci, je vais te frapper.
Pardon, maman. Je n’ai pas fait exprès. Désolée !
Elle se lève, empoigne la spatule par le manche et m’intime l’ordre de m’approcher. Mais moi, les deux mains ouvertes posées l’une dans l’autre, je suppliais. Les trémolos de ma petite voix pouvaient s’entendre chez nos voisins. Et mon oncle, un homme d’une grande gentillesse, vient à la porte, il arbore un sourire débonnaire mais ne dit rien pour ma relaxe. Je me tournai vers lui, implorai de lui une parole, une intercession, mais lui restait figé comme une statue. Peut-être était-il venu se distraire de mon châtiment.
D’accord, Mero! Où se trouvent les morceaux du miroir ? demande ma mère qui s’était levée.
Ayant reculé un peu pour mettre de la distance entre elle et moi, parce que je connaissais la rapidité de sa détente, j’indique le chevet du lit, sous le matelas. Ma mère soulève le peb, récupère trois morceaux de vitre brisée. Ses trouvailles dans la main, elle se tourne vers moi et me dit, d’un air effondré, qu’elle n’avait plus un seul miroir de sac désormais.
En effet, le premier était bien caché dans son protège lorsque je l’avais pris à l’insu de maman. Ce jour-là, elle était à la télé avec papa. J’en ouvris le couvercle, je soulevai le miroir plus haut que ma tête et je me livrai aux grimaces à la mannequin. Je me tortillais à gauche, je me déhanchais à droite, j’écarquillais les yeux comme pour m’effrayer moi-même, je montrais toute ma denture en riant. Ma main droite, porteuse du miroir, oscillait dans tous les sens exigés par mes pitreries. Mais soudain, le miroir, tel un rampant, glissa de son étui et tomba ; d’un bruit sec, il se brisa en deux morceaux. Intriguée par le bruit, ma mère vint en courant ; elle me découvrit à deux genoux essayant de recoller les bris.
Mero! Où as-tu pris ce miroir ?
À côté de ta trousse noire de maquillage, rangée dans le casier là-bas, dis-je, toute tremblante de peur, et je désignais de mon index droit la bibliothèque ouverte, posée tout contre le mur ; il accueillait, par moments, les objets que maman, dans sa hâte de partir pour ne pas arriver au collège en retard, y déposait. La promesse ferme de me frapper était vociférée si fortement que mon père arriva. Mis au fait de ma gaffe, il s’engagea à remplacer le miroir brisé.
C’était un vendredi après-midi. Habitée par une éventuelle vengeance en sourdine de maman, je me collais à mon père comme son ombre. J’étais toute câline avec lui, sachant pertinemment qu’il s’en ira le dimanche soir, me laissant seule â seule avec sa femme. Cet alignement sur papa protégeait, pour un moment, l’intégrité de mes pauvres fesses contre la spatule. Néanmoins, quand mon père partit, maman ne revint plus sur l’incident. : j’étais sauvée.
À présent, me voici dans une situation délicate de récidive, sans un secours providentiel, ni un sauveur miraculeux. Que je le veuille ou non, je passerai au supplice. Ce sont habituellement, deux ou trois coups secs qui s’abattent sur vos malheureuses fesses, vous pénètrent le corps, injectent leur violente charge électrique tout le long de vos nerfs, vous paralysent momentanément les jambes et vous enlèvent toute résistance. Et l’on s’abandonne aux pleurs jusqu’à ce que les cuisantes brûlures des terribles meurtrissures s’estompent. Maintenant, je suis vaincue, moulue, liquéfiée, à demi morte ; je ne pleure plus, je n’en trouve plus la force en moi, je regarde seulement mon bourreau avec des yeux livides, j’attends l’exécution de la peine.
Cependant, contre toute attente, ma mère renonce à la punition et me fait promettre fermement de ne plus faire des bêtises.
Waouh ! tu es très bonne, maman, dis-je, en sautant en l’air et en gratifiant son bras droit d’un bisou. Au retour de mon papa, je partagerai mon chocolat aux noisettes avec toi.
Un transport de jubilation mêlée de gratitude s’empare de tout mon petit être ; il s’épanche en une myriade de mercis murmurés. Et mes larmes ont tari, et mes yeux sont secs, je ne sais par quel enchantement Alors, je grimpai lestement sur le lit, saisis mon micro en plastique multicolore et me mis à chanter une chanson dans une langue que moi seule connaissais et maîtrisais. Debout, je prenais des postures d’artiste sur ma scène ; d’abord les pieds joints, je me pliais en deux par devant et me redressais vivement, puis, dans une contorsion de mes jambes écartées, les fesses rentrées, je me pliais en arrière sur mes hanches, me redressais à nouveau et je finissais l’oscillation de mon corps en sautant en l’air.
Pas sur mon lit, pas sur mon lit, cria ma mère. Descends immédiatement pour faire ta prestation au sol, si non….
D’accord, maman. Je t’aime. Tu es mon amie, n’est-ce pas ?
Oui, mais ne saute pas dans mon lit. Et puis, j’ai faim, continue-t-elle, nous allons manger, mais avant, laisse-moi écrire un message à mon collègue.
Pendant qu’elle écrivait, je pris mon nounou, un gros ours blanc et douillet, plus gros qu’un chiot ; je l’assis entre mes jambes allongées et, dans une mime à deux voix, je le tançai, l’admonestai et le mis en garde.
Tu ne feras plus jamais de bêtise, m’entends-tu ? sinon je t’étriperai.
Oui, maman, me répondit faiblement l’animal ; puis il grommela entre ses crocs, naïve.
À ce mot, ma mère se retourna brusquement. Qui est naïve, Mero ? Ne serait-ce pas moi, par hasard ? Naïve djan! parce que je ne t’ai pas punie! Te moquerais-tu de moi en retour pour t’avoir graciée ? Ingrate.
Non, maman. Je parlais à mon ours et il me répondait.
Espiègle, va, dit-elle en souriant.
Et, me prenant la main, nous allons tranquillement déjeuner.
Ascension Bogniaho