Mon conte marche, marche et tombe dans un village où vivait Gbodja, un polygame de classe exceptionnelle. Il avait en effet trois femmes. La première, Dédé, avait quatre enfants, la deuxième, Têtê, deux, et la dernière, Tonoussé, n’en avait qu’un seul. Elles vivaient tellement heureuses et en parfaite harmonie qu’il était difficile de savoir si elles étaient des coépouses ou des sœurs. Le constat était le même du côté de leurs enfants. Ils étaient toujours ensemble et entre eux régnaient une entente et une convivialité qui rendaient jaloux et aigris beaucoup de mauvaises langues qui ne trouvaient rien à leur reprocher.
– Quelle chance tu as d’avoir des femmes et des enfants qui t’aiment tant et s’entendent entre eux, ne cessaient de chanter les amis de Gbodja.
– Moi-même je ne sais pas ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter cela, répondait le polygame heureux, et je le remercie beaucoup.
Un jour, Gbodja, sentant sa mort prochaine, rassembla toute sa famille et fit la déclaration suivante :
– L’enfant qui acceptera de se faire enterrer avec moi à ma mort, recevra avec sa maman toute ma fortune ».
Il voulait ainsi tester ses femmes et ses enfants pour voir réellement jusqu’où ils l’aimaient. Coup de tonnerre dans un ciel serein. Trouble et désolation du côté des femmes et dans le rang des enfants.
– A quoi bon tout cela ? N’as-tu pas des preuves de notre amour pour toi ? Je préfère descendre moi-même avec toi dans ta tombe plutôt que de sacrifier l’un de mes enfants, avait lancé Dédé, la première femme, d’une voix pleine d’amour et d’émotion.
– Que veux-tu de nous à la fin, Gbodja ? Je ne vais pas laisser la mort toucher à mes enfants. Je mourrai avec toi, reprit Têtê, avec une assurance déconcertante.
Elles n’eurent aucune réponse de Gbodja. Tonoussé avait les larmes aux yeux. Elle ne put rien ajouter de particulier sinon, que de d’adhérer au choix de ses coépouses :
– Je me ferai enterrer avec toi, si c’est ce que tu veux, avait-elle dit, avec beaucoup d’hésitation dans la voix.
Et c’est avec un désespoir et pincement au cœur qu’ils se levèrent et se dirigèrent, femmes et enfants vers leurs chambres respectives. Deux mois après cet incident, au grand étonnement de tous, on pouvait voir qu’entre les enfants, la solidarité était beaucoup plus renforcée qu’avant.
Une semaine plus tard, Babalao annonça que Gbodja venait de tirer sa révérence. Les siens le savaient malade, mais étaient à mille lieues de s’imaginer qu’il mourrait si vite. Malheureusement, la mort vous prend quand vous l’attendez le moins. Gbodja venait ainsi de trépasser. On le mit dans la chambre funéraire prévue pour la circonstance. On creusa la tomba, et tout fut apprêté. On rassembla toute la famille et on demanda aux enfants, lequel voulait se faire enterrer avec son père. Les femmes devraient parler et désigner l’enfant qui devrait être sacrifié. La première femme, Dédé prit la parole, devant l’assemblée constituée pour servir de témoin devant le corps étalé sur une natte et recouvert de pagnes :
– Notre mari, depuis environ trois mois nous avait réunis et voulait notre preuve d’amour. On devrait donc sacrifier un enfant de nos entrailles pour lui prouver qu’on l’aime plus que tout. Voilà, il vient de mourir. Je refuse de laisser un de mes enfants mourir inutilement. Si c’est vraiment ce qu’il attend de nous comme preuve d’amour, qu’il considère alors qu’on ne l’aime pas. Je ne donne aucun de mes enfants. Son spectre peut nous chasser de la maison, on vivra notre vie ailleurs. D’ailleurs, je suis la plus ancienne. S’il y en a qui devraient quitter cette maison, ce sont les autres. Mes enfants et moi n’allons pas bouger et Gbodja ne se fera pas enterrer dans cette maison. Qu’on aille l’enterrer au cimetière du village. Toute sa fortune nous revient de droit, mes quatre enfants et moi. Les autres doivent s’en aller. J’ai fini de parler.
Des murmures de désapprobation se firent entendre dans l’assistance. Personne n’avait imaginé que ces propos haineux pouvaient sortir des entrailles de Dédé, elle qui était la plus chérie des femmes de Gbodja.
Têtê prit la parole à son tour et contesta le désir de Gbodja. Elle menaça de partir avec ses enfants, mais avant, elle exigea de prendre ce qui lui revient de droit comme héritage. Elle trouva indigne et inhumaine cette pratique. Sa décision était prise. On ne touchera à aucun de ses enfants.
On remit la parole à Tonoussé, la troisième femme. Mais au grand étonnement de tout le monde, elle n’était plus dans l’assemblée. Elle avait profité du remue-ménage provoqué par les propos des deux premières femmes pour s’éclipser, elle et son enfant. Ils les cherchèrent partout dans la maison, en vain. Dans sa chambre, se trouvaient encore tous les vêtements, meubles et autres ustensiles de cuisine. Elle n’avait donc rien pris avant de disparaître avec son enfant. On dépêcha des gens pour les trouver dans le village. Ils fouillèrent partout, mais pas de trace de Tonoussé et son enfant. Elle avait donc, en un laps de temps, comme un éclair, réussi à disparaitre. Et à cause de cela, les sages ne surent plus la suite des événements. Il fut retenu qu’après l’enterrement, les deux femmes qui restaient, Dédé et Têtê se feront expulser de la maison ainsi que leurs enfants, car nul d’entre eux n’a voulu respecter les dernières volontés de Gbodja.
Après les cérémonies, on conduisit le cadavre de Gbodja vers la tombe. Et là, au moment de le descendre dans le tombeau, quelle horreur. Des cris s’élevèrent et tous les autres, ceux qui étaient restés dans la maison mortuaire attendant les calebasses de boisson et les plats fumants et ceux qui partaient déjà à la maison, car ne voulant pas assister à l’inhumation, accoururent vers la tombe. Grande agitation. Des cris d’étonnement. A l’intérieur du trou, ils virent tous, Tonoussé et son enfant, qui s’étaient couchés et attendaient depuis un bon moment de se faire enterrer avec le mort. La mère avait convaincu son fils de la suivre, car de l’autre côté, ils continueraient à être ensemble et à vivre aux côtés de leur cher Gbodja car le jour de son mariage, elle avait dit : « Ce ne sera pas » jusqu’à ce que la mort nous sépare », mais : « même la mort ne nous séparera point ». Elle rappela ces mêmes paroles à la foule en délire. On les pria de sortir, mais ils refusèrent et exigèrent même qu’on leur envoyât le corps. Ils étaient décidés à décéder devant leurs yeux pour manifester leur amour pour Gbodja qu’ils ont toujours aimé :
– Sans Gbodja, mon enfant et moi ne sommes rien. Je n’avais jamais été rien avant de le rencontrer. J’ai eu un enfant de lui. Je lui dois tout. S’il veut nous abandonner, je ne lui donne pas cette occasion. Nous serons avec lui où qu’il aille, car c’était ma promesse. Je le lui avais donc promis. Nous sommes prêts à continuer le voyage avec lui, et rien de ce que vous diriez ne nous ferait changer pas d’avis.
Le soleil s’était mis à briller de plus belle. Une chaleur accablante s’empara de la terre. L’intérieur de la tombe était davantage chaud, si bien que la femme et son enfant y suffoquèrent. Sa voix n’était plus audible. Celle de son enfant s’éteignait aussi progressivement. On leur jeta un peu de sable. Mais, ils ne réagirent pas. Dédé et Têtê avec leurs enfants se moquèrent de Tonoussé en la traitant d’hypocrite, de bête et d’autres noms humiliants. Elles avaient déjà fait leurs bagages, et se préparaient à partir, quand se produisit un événement extraordinaire. Babalao ricana et dansa. Il se mit à se trémousser et à proférer des incantations. Un grand mouvement se produisit sur la civière où était étendu le cadavre de Gbodja. Ce dernier se mit à bouger. Débandade dans le rang des femmes. Il descendit de la civière et ôta les pagnes dont il était recouvert : les plus courageux étaient à plus de trente mètre de la tombe. Dédé et Tété, ainsi que leurs enfants avaient disparu. Gbodja se mit debout et en quelques enjambées, rejoignit Babalao penché sur le trou où ahanaient Tonoussé et son enfant.
Il leur ordonna cette fois-ci de sortir du tombeau. Ils ne bougeaient pas. Il descendit lui-même dans le sépulcre, et aidé de Babalao, il réussit à les en faire sortir. Ils étaient mal en point. Babalao leur donna de l’eau à boire, les éventa et leur mit quelques pincés de piment dans les yeux et les narines. Ils éternuèrent bruyamment et ouvrirent les yeux. Gbodja, les larmes aux yeux, se jeta à leurs pieds, les prit dans ses bras sous les applaudissements de la foule qui, de loin, suivait la scène. Il envoya chercher Dédé et Têtê et leurs enfants. Elles n’en croyaient pas leurs yeux, puisqu’elles ne comprenaient d’ailleurs rien. Gbodja prit la parole devant la foule médusée et dit :
– Je viens de voir en réalité parmi vous, mes femmes, celle qui m’aime vraiment. J’ai écouté tout ce que vous avez dit. J’ai voulu vous tenter. Avec Babalao, j’avais simulé le mort. Il m’avait donné une portion à base de plantes, d’écorces et autres racines et feuilles que j’ai bue. Elle a altéré mes sens, sauf celui de l’ouïe. J’écoutais bien tout ce que vous disiez. Dédé et Têtê, je vous remercie beaucoup. Durant tout ce temps, vous faisiez semblant de m’aimer, de vous aimer les unes les autres, alors qu’en réalité, c’est ma fortune qui vous préoccupait. Vous avez choisi votre voie. Je ne vais pas m’opposer à votre désir de vivre loin de moi. Vous avez déclaré pouvoir vivre sans moi, que vous ne pouvez pas vous sacrifier pour moi. Je vous accorde votre liberté. Je ne vous tuerai point. Je vous laisse partir. Mais les enfants resteront avec moi, car c’est vous qui avez mis dans leur tête toutes ces idées. Eux, ils n’y sont pour rien. J’ai parlé.
Et c’est ainsi que Dédé et Têtê furent chassées du village sans leurs enfants. Tonoussé devient la mère de ces enfants et Gbodja lui donna plein pouvoir sur sa fortune.
Moralité : L’amour véritable est don, pardon et abandon. Quand on aime, on peut se sacrifier pour l’autre.
Kouassi Claude OBOE
Difficile de dire qu’elles ne l’aimaient pas vraiment. On aime souvent sa vie plus que tout. On aura beau dire: « je donnerai ma vie pour toi », mais en vérité, on n’en serait pas capable. Enfin, si mais rares et très rares sont ceux qui le peuvent.
M. Emmanuel, la vie n’est pas compliquée et il faut qu’on apprenne à savoir en réalité ce que nous voulons. Avoir une parole aussi est important. Mais combien de personnes l’ont?
Monsieur Emmanuel Houngavou, vous avez raison de dire : « On aura beau dire: « je donnerai ma vie pour toi », mais en vérité, on n’en serait pas capable. » . C’est une invitation à tendre vers ce qu’est « aimer »: tout donner et se donner soi-même. L’amour implique le sacrifice de soi, l’oblation de sa personne pour le bien de l’autre dans une dynamique de réciprocité du don total de soi
Ce qu’a été fais par la 3ème femme est une chose que bon nombres de femmes ne peuvent pas faire de nos jours.
Mais notons que lorsqu’on aime,c »est pour la vie et la mort.
Merci!