« La véritable tragédie de notre monde postcolonial, ce n’est pas qu’on n’ait pas demandé à la majorité des gens s’ils voulaient de ce monde nouveau ou pas ; c’est plutôt qu’on n’a pas donné à la majorité des gens, les outils pour appréhender ce monde nouveau. » cf. P.167 C’est par cette citation bouleversante qu’il me plait de commencer cette chronique sur « L’autre moitié du soleil » de Chimamanda Ngozi Adichie. Nous sommes dans les années 60, le Nigéria vient d’être indépendant. Quelques temps après, pointe dans le ciel un drapeau frappé d’une moitié de soleil : c’est le drapeau du nouvel Etat du Biafra qui décide de se séparer de la grande République du Nigéria. Bonjour la guerre. L’auteur nous replonge dans le quotidien d’un Nigeria néo-indépendant en nous amenant à redécouvrir l’un des conflits fratricides les plus meurtriers et médiatisés de cette puissance économique africaine :  » La guerre du Biafra. »

Grâce aux interventions successives des cinq personnages principaux que sont Ugwu, Odenigbo, Olanna, Kainene et Richard, ce roman est une illustration des faits ayant marqué cette partie de l’histoire contemporaine du Nigeria. Retour sur les faits.

Odenigbo et Olanna sont des intellectuels épris d’un amour réciproque qui les poussera à s’unir par les liens du mariage. Ce mariage est désapprouvé par la riche famille d’Olanna qui voit en Odenigbo, un parti peu avantageux pour leur fille. Mais, cette dernière n’en a que faire. Et, écoutant la voix de son cœur, elle ira s’installer près de son mari dans la ville de Nsukka. Dans cette cité universitaire, ils obéiront à leur statut d’intellectuels en donnant des cours à l’université de Nsukka. Témoin oculaire de cette love story sous les tropiques, leur boy Ugwu en est le spectateur attentif, parfois intrigué par des mœurs qui lui sont étrangères. Il vient en effet de la brousse.

Kainene, qui est la sœur jumelle d’Olanna noue une liaison avec Richard, un jeune journaliste britannique fasciné par la culture et l’art igbo. Le climat de quiétude relative dans lequel vivaient ces protagonistes sera bientôt perturbé par un événement qui marquera à jamais leur existence. La République du Biafra, située au Nord-est du Nigeria, déclare son indépendance. Mais le Nigeria refuse de prendre acte de cette séparation. Un conflit armé éclate donc. Cette décision audacieuse, reçoit l’assentiment et l’adhésion de la population igbo qui constitue la majeure partie du peuple biafrais. Le leader biafrais Ojukwu entouré de militaires et d’intellectuels, fait miroiter au peuple biafrais l’illusion d’une victoire totale. Mais très tôt, entre impréparation et coups du sort, ce conflit fratricide tourne au vinaigre. C’est un bain de sang général. Les biafrais euphoriques après quelques éphémères succès au début de la guerre finissent par courber l’échine et rendre les armes. Ils sont vaincus par l’armée nigériane. Odenigbo, Olanna et tous les autres protagonistes durant ces durs moments, sont confrontés à l’affreuse réalité de la guerre. La perte de plusieurs proches, les conditions de vie précaires et l’extrême pauvreté dans laquelle les plonge ce conflit sont autant de témoignages de toute la misère humaine vécue par les biafrais aux heures sombres de la sécession. Ayant fui leurs foyers respectifs au début de l’insurrection biafraise, ils y retournent, une fois la paix conclue. Mais, plus rien ne sera comme avant. Les séquelles et les blessures profondes laissées par cette guerre fratricide sont encore vives. Seul le temps se chargera de les panser et de les ranger dans les arcanes du passé.

 

 

Mais au-delà de la guerre du Biafra, l’œuvre se présente comme une relecture de l’histoire des peuples africains dont le destin a croisé celui de l’occident. Et l’un des points focaux de cette relecture, c’est la question de l’identité noire :

« Bien sûr, bien sûr, mais ce que je veux dire, c’est que la seule véritable identité authentique, pour l’Africain, c’est la tribu, dit Master. Je suis nigérian parce que l’homme blanc a créé le Nigeria et m’a donné cette identité. Je suis noir parce que l’homme blanc a construit la notion de noir pour la rendre la plus différente possible de son blanc à lui. Mais j’étais ibo avant l’arrivée de l’homme blanc. »

Comme on peut le remarquer, cette question fondamentale de l’identité qui parcourt l’œuvre et sous-tend l’attachement des igbos à leur terre, pose aussi le problème des langues, du registre de langues dont l’auteure a usé dans le livre. L’œuvre est parsemé de mots Igbos, comme le fut le cas avec « Allah n’est pas obligé » avec le nombreux recours au Malinké. Les différents registres de langue font la guerre à la langue du colon. Mais si nous distinguons la guerre du Biafra, celle que se font les langues entre elles et qui donne à l’œuvre toute sa grandeur et son charme, il y a aussi à énumérer la guerre à la culture. La guerre a tué les hommes et s’est aussi chargé de tuer la culture. En témoigne le pillage des bibliothèques, les outrages faits aux livres, aux lettres qui y immortalisent la pensée, le vandalisme infligé à la mémoire, à l’histoire.

De la lecture de ce livre formidable, qui n’est finalement qu’un chant, un poème en hommage à tous ceux qui, en raison de leur combat pour la liberté et la dignité, ont perdu la vie, de la lecture de ce chef d’œuvre, l’on peut retenir que l’histoire contemporaine de l’Afrique a été marquée depuis la période des indépendances par une succession de soulèvements, de conflits et de guerres. Ces phénomènes ont accentué par endroit, les divisions entre les populations. Ils ont parfois abouti à des sécessions ou tentatives de sécession. À titre illustratif pour notre époque contemporaine, la guerre du Biafra dans les années 60 et plus récemment, la sécession du Soudan du Sud en 2011 sont des faits parlants et poignants qui ne nous font pas oublier le Katanga. L’accueil quasi unanime et universel réservé au livre témoigne de ce que l’auteure a touché un point névralgique, un sujet plus ou moins tabou, rendu sous diverses facettes selon qu’on est Blanc ou Noir. Ce livre est une invite à chacun de nous de réécrire à l’endroit notre histoire écrite à l’envers ou tordue ou torpillée à souhait par ceux qui nous disent, parlent en notre nom et à notre place, ceux qui nous disent ce que nous sommes et qui nous. Tant que nous allons continuer de nous regarder et de nous reconsidérer à travers le prisme de l’histoire telle que cousue par les autres, cette histoire cousue pour nous comme des camisoles de forçat, nous ne serons que des pantins dans les mains des autres. La démarche de Chimamanda vient entériner cette pensée de Chinua ACHEBE : « Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur« .

On n’est donc pas surpris que dès sa parution, « L’autre moitié du soleil » ait été  récompensé par plusieurs prix, et aussi adaptée au cinéma. Et c’est le lieu de féliciter l’auteure. Elle est originaire d’Abba dans l’état d’Anambra mais elle a grandi dans la ville universitaire de Nsukka où elle a fait sa scolarité. Grâce à elle, nous comprenons mieux les soubresauts et soulèvements qui ont marqué l’ère postcoloniale de l’Afrique car, « la véritable tragédie de notre monde postcolonial, ce n’est pas qu’on n’ait pas demandé à la majorité des gens s’ils voulaient de ce monde nouveau ou pas ; c’est plutôt qu’on n’a pas donné à la majorité des gens, les outils pour appréhender ce monde nouveau. » cf. P.167

 

Olivier Max-Morèno ZOUMENOU

 

Olivier Max-Morèno ZOUMENOU est titulaire d’un Baccalauréat Série A1. Il est actuellement étudiant en 2ème année de Philosophie au Grand Séminaire Philosophat Saint Paul de Djimè.