Cheikh Hamidou Kane, né au Sénégal, le 2 avril 1928, appartient à la génération de la littérature africaine francophone qui va surfer au rythme du mouvement de la négritude. Cette génération est celle qui va véritablement permettre à la littérature négro-africaine de se construire sa propre identité.Les productions littéraires de cette époque se formule essentiellement dans l’expression et la valorisation de la culture noire, et dans une réaction agressive à l’oppression coloniale. Mais,L’Aventure ambiguë – publié pour la première fois aux éditions Julliard en 1961 –est quasiment intemporel en ce sens qu’il a traversé plusieurs générations et continue de susciter des interrogations qui restent d’actualité. Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire[1] en 1962, la pertinence de ce roman se lit à travers de nombreux travaux dont il a fait l’objet depuis sa parution (thèses, mémoires, et articles scientifiques) et à l’aune de sa capacité à conserver sa substance thématique malgré l’usure du temps.

En effet, le « voyage à l’envers »[2]est essentiellement une aventure ambiguë qui place l’immigré au centre des problèmes identitaires. Il entraîne un choc culturel et civilisationnel qui naît de la rencontre avec l’Étranger. La confrontation entre la culture traditionnelle africaine et la culture occidentale qui est à l’origine de la perte des repères du protagoniste,demeure une préoccupation majeure des temps contemporains. Elle prend source dans le texte, avec l’arrivée de l’école des Blancs au pays des Diallobé, la décision de ce peuple d’envoyer leurs enfants à l’école étrangère et le choix de Samba Diallo d’aller en France pour apprendre la philosophie. Samba Diallo se retrouve dans l’étau d’un malaise identitaire qui se pose à cette époque comme les prémices du questionnement identitaire qui va caractériser de manière générale le discours littéraire fondé sur le thème de l’immigration : « Il arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse. […]J’ai choisi l’itinéraire le plus susceptible de me perdre. » (p. 77)

Ce malaise identitaire se lit déjà peu avant, dansUn nègre à Paris de Bernard Dadié (1959) et Kocoumbo, l’étudiant noir d’Ake Loba (1960). Fondamentalement autobiographiques, ces textes exposent la difficulté et la désillusion de vivre dans une culture différente, en France notamment. Ils vont poser les jalons des représentations littéraires des mouvements migratoires, qui vont donner naissance à un champ littéraire de l’immigration[3], lequel est l’un des champs les plus prolifiques de la littérature francophone contemporaine. Cette prolifération des productions littéraires qui mettent en exergue le phénomène de l’immigration, est à l’image du flux migratoire que connaît le monde depuis quelques décennies. De ce fait, l’immigré est devenu le personnage central le plus en vue de la littérature francophone de la seconde moitié du 20ème siècle et même du début du 21ème siècle. Mais, le comportement du personnage-immigré va évoluer au fil du temps. Samba Diallo est encore tenu par l’obligation d’un retour au pays natal et par ricochet par l’attachement à sa culture foncière. Cet attachement à la terre natale qui impose le retour en Afrique, va progressivement disparaître pour donner place au mythe du non-retour.

Bien plus, ce roman nous plonge dans un extrémisme religieux dont le personnage-fou en est la figure expressive.Samba Diallo qui a reçu une éducation traditionnelle et religieuse assez rigide, finit par céder peu à peu au libéralisme inhérent à l’éducation occidentale. De retour dans son bercail africain, ilcommence à ne plus respecter les heures de prières et refuse même parfois de prier comme il le faisait avant de quitter sa terre natale. Un comportement que le fou conçoit comme un sacrilège qui bafoue les valeurs de l’islam et donc, comme une désobéissance à la volonté d’Allah. Cette attitude qu’il juge inadmissible va le pousser à tirer sur Samba : « Tout en parlant, le fou s’était mis en marche derrière Samba Diallo, fouillant fébrilement dans la profondeur de sa redingote. « Tu ne saurais m’oublier comme cela. Je n’accepterai pas, seul de nous deux, de pâtir de Ton éloignement. Je n’accepterai pas. Non… » / Le fou était devant lui. / Promets-moi que tu prieras demain. / Non… je n’accepte pas… / Sans y prendre garde, il avait prononcé ces mots à haute voix. C’est alors que le fou brandit son arme, et soudain, tout devint obscur autour de Samba Diallo. » (p. 119)

Cet acte du fou peut se lire comme une expression du Djihadisme, qui est consubstantiel à la radicalisation islamiste légitimant l’usage de la violence. C’est un tableau qui peint les comportements extrémistes liés à l’islam, lesquels ont donné naissance à plusieurs foyers terroristes existant dans le monde.Des meurtres au nom de la religion sont légion.On peut évoquer les massacres perpétrés par Al-Qaïda au Moyen-Orient ; par Boko Haram en Afrique et bien plus encore.

Par ailleurs,Cheikh Hamidou Kane prête main forte au combat des femmes en quête d’expression de leur liberté. Dans une société phallocratique où les hommes tiennent les rênes du pouvoir et expriment sévèrement leur domination sur la gent féminine, au nom de la tradition et de l’islam. Et à une période où les écrivaines africaines cherchent encore à se frayer un chemin dans l’univers de l’écriture afin de faire entendre leurs voix ; le romancier sénégalais décide de donner la parole et le pouvoir à un personnage féminin. Il s’agit de la Grande Royale, cette femme respectée et crainte de tous,qui se trouve au centre de la prise des décisions les plus importantes du pays des Diallobé : « La Grande Royale était la sœur aînée du chef des Diallobé. On racontait que, plus que son frère, c’est elle que le pays craignait. Si elle avait cessé ses infatigables randonnées à cheval, le souvenir de sa grande silhouette n’en continuait pas moins de maintenir dans l’obéissance des tribus du Nord, réputées pour leur morgue hautaine. Le chef des Diallobé était de nature plutôt paisible. Là où il préférait en appeler à la compréhension, sa sœur tranchait par voie d’autorité. « Mon frère n’est pas un prince, avait-elle coutume de dire. C’est un sage. » Ou bien encore : « Le souverain ne doit jamais raisonner au grand jour, et le peuple ne doit pas voir son visage de nuit. » Elle avait pacifié le Nord par sa fermeté. Son prestige avait maintenu dans l’obéissance les tribus subjuguées par sa personnalité extraordinaire. C’est le Nord qui l’avait surnommée la Grande Royale. » (p. 18)

Par conséquent, à travers la figure de la Grande Royale, ce roman offre une bretelle d’entrée à la littérature féminine qui accentuera le débat autour de la valorisation de la femme et donnera plus de place aux personnages féminins, dès les années 1970.

Boris Noah

Université de Yaoundé I

boris.noah52@gmail.com

[1]Ake Loba est le vainqueur de la première édition du Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire en 1961, avec son livre Kocoumbo, l’étudiant noir (Flammarion, 1960).Et L’Aventure ambiguë sera consacré à la deuxième édition, en 1962.

[2]Romuald-Blaise Fonkoua, « L’espace du « voyage à l’envers » », in Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs. Afrique, Caraïbe, Canada, Paris, Honoré Champion, 1999. Fonkoua définit le « voyage à l’envers » comme le déplacement de l’Afrique vers l’Europe. Il s’oppose au « voyage à l’endroit » qui désigne les premières migrations des Européens à la conquête du reste du monde.

[3]Le discours littéraire fondé sur le thème de l’immigration a connu plusieurs appellations en fonctions de l’espace et des théoriciens. C’est ainsi qu’on peut parler de la « littérature de l’immigration » (Charles Bonn), la « migritude » (Jacques Chevrier), « la littérature migrante » (Michel Lebrun, Luc Collès).