L’une des absurdités qui ébranle les valeurs humaines et qui est le prototype de l’espèce humaine est la ségrégation raciale. Cette gangrène infecte la sociabilité des hommes en traversant des générations sur des générations. Et pour rouspéter contre ce mal, beaucoup d’écrivains ont usé de leur plume telle une épée afin de détruire les bases de ce système rétrograde. C’est dans cet optique que l’écrivain Edgar Okiki ZINSOU se lance à travers son premier roman « Le discours d’un affamé ».

« Ventre affamé n’a point d’oreille » dit-on. Mais, ce « Ventre affamé » a-t-il une bouche jusqu’à ce qu’il puisse parler et faire un discours ? Allons ensemble à la découverte de cette oeuvre.

1- Biobibliographie de l’auteur

 Né en 1957, Edgar Okiki ZINSOU est originaire de Ouidah, Bénin. Entré au Collège Père Aupiais de Cotonou en 1970, il y fait ses premières armes dans la poésie. Devenu étudiant, il s’essaie à d’autres genres littéraires comme la nouvelle. Ancien étudiant de l’École Normale Supérieure de Porto-Novo, Edgar Okiki ZINSOU est professeur certifié d’Histoire-Géographie.

Il écrit en 1987 son premier roman « Le discours d’un affamé » qui remporte en 1988 le Prix Littéraire Paul HAZOUME (1ère édition) puis le 1er Prix du Roman aux Premiers Concours Nationaux des Arts et des Lettres (Bénin 1988). Il écrivit aussi un recueil de nouvelles intitulé « La femme du Mari Inconnu » qui remporta également dans la même année le 1er Prix de Nouvelles à ce même concours.

2- Résumé de l’oeuvre

Le héros du roman est un vieux quinquagénaire nommé Vieux Salomon. Il est un mineur de son État et habite dans la capitale de la République des Longs Couteaux. Cette capitale est divisée en deux cités : Davila et Sainte-Anne. Dávila est la cité dans laquelle vivent les blancs depuis que des séries de lois ségrégationnistes ont été prises pour éviter « la dangereuse cohabitation » entre les Noirs et les Blancs. Davila, ville féerique, est l’antonyme de Sainte-Anne, habitat des Noirs, qui végète dans une misère et une pourriture exécrable. Lorsque l’apartheid fut instauré par le gouvernement constitué uniquement que de Blancs, les Noirs étaient harcelés, pourchassés, terrorisés et traqués par des militaires bien armés et des « bergers allemands aux crocs meurtriers ». À tel enseigne que même si un Noir se hasardait ne serait-ce qu’à regarder les murs de la cité de Davila, il était abattu sur le champ sans autre forme de procès. Ces situations ont révolté les Noirs qui se sont sentis brimés sur leur territoire. Mais à chaque fois qu’ils organisaient des manifestations, les militaires s’appliquaient à les réprimer soigneusement et méticuleusement dans un bain de sang. C’est dans l’une de ces manifestations que le vieux Salomon perdit trois de ses quatre enfants  âgés entre 10 et 16 ans. Son quatrième enfant fut aussi abattu lors d’une arrestation. C’est dans ses méandres de la vie, qu’un jour, il fut arrêté pour aucun motif. Embarqué dans le « panier à crabes » (surnom des camionnettes des policiers), il fut conduit à la « Maison des nègres », prison conçue pour les Noirs. Lorsqu’il apprit que chaque nuit, quatre prisonniers étaient tués pour nourrir les crocodiles de la mare, il échafauda un plan d’évasion qu’il réussit à mettre en oeuvre. Revenu chez lui, il apprit la mort de sa femme. Durant cette période, le gouvernement cessa de payer les ouvriers noirs. Pendant qu’à Davila un cadre de l’administration mourrait « pour avoir trop mangé », à Sainte-Anne, les Noirs se contentaient de « manger de l’eau ». Ce fut le catalyseur de la grande révolte. Ils réussirent à brouiller une conférence où étaient réunis de grandes personnalités des autres pays. C’est à cette occasion que le vieux Salomon prononça son discours : le discours d’un affamé.

3- Structure de l’oeuvre

L’oeuvre est bâtie sur dix chapitres et un épilogue. Mais, nous pouvons la structurer de la manière suivante :

1ère partie: (Chapitre I) Le cadre sociopolitique de la République des Longs Couteaux.

2ème partie: (Chapitre II) L’enfance du Vieux Salomon et son arrestation

3ème partie: (Chapitre III et IV) La vie carcérale

4ème partie : (Chapitre V et VI) L’évasion du vieux Salomon

5ème partie: ( Chapitre VII et VIII) Les conditions de vie exécrable à Sainte-Anne

6ème partie : (Chapitre IX) L’organisation de la conférence de remise du Prix Nobel de la paix.

7ème partie:(Chapitre X et Épilogue) Le discours du Vieux Salomon et le renouveau né dans le pays.

4- Étude des personnages

Vieux Salomon: C’est sur lui que se déroule toute la trame de l’histoire. Ouvrier travaillant dans les mines, il est un homme âgé de plus de 50 ans. Arrêté de façon arbitraire, il réussit à s’échapper du dispensaire de la prison après avoir avalé une lame et se dissimula dans une camionnette à ordures. Leader de la révolution amorcée, il symbolise le point de victoire des opprimés sur les oppresseurs. Et comme le dit l’auteur à la fin: « En République des Longs Couteaux, la misère a vécu! La misère a vaincu! » (P.197).

Maman Béa : Autre figure emblématique de la lutte contre l’apartheid, elle fit répandre la nouvelle de sa mort pour pouvoir agir contre le système en place. Elle est célèbre pour son courage, son abnégation et le fait qu’elle a tué un garde à mains nues lors d’une manifestation.

Paul: Commerçant de la cité Sainte-Anne, il est l’ami du Vieux Salomon. Il a apporté son soutien moral au Vieux Salomon lorsque celui-ci avait perdu l’espoir pendant la période de la famine.

Monsieur Gébori: Médecin dans le dispensaire de la prison, il n’a jamais été pour les lois ségrégationnistes. Il fut accusé à tort d’avoir aidé le Vieux Salomon à s’évader de la prison.

Monsieur Dolori: Cadre blanc, il dirige la mine dans laquelle travaillait le Vieux Salomon. Les ouvriers lui attribuèrent le sobriquet « Tête de cochon ». Vivant dans un luxe insolent, il mourut pour avoir trop mangé.

Georges : Habitant noir de Sainte-Anne, il trahissait ses frères noirs en vendant les plans d’actions des Noirs aux Blancs.

5- Thèmes développés

La ségrégation raciale : Le soubassement de l’oeuvre entière se retrouve dans le thème de la ségrégation raciale qui se traduit par l’intolérance, le refus du droit à la différence et l’idée absurde d’une certaine hiérarchie des races. Cet état d’esprit engendre un mépris de l’un vis-à-vis de l’autre au nom de la supériorité raciale. Dès lors, les communautés en présence se renferment dans leur « bulle » se refusant tout ouverture à l’autre. Cette démarcation raciale se base surtout sur l’état de l’évolution des civilisations. Dans « Le discours d’un affamé », les Blancs et les Noirs se nourrissent d’un mépris et d’une hargne réciproque. Ainsi, dans l’oeuvre, nous avons un racisme officiel et légalisé (l’apartheid) et un racisme caché et sournois. Il se manifeste par une restriction des espaces vitaux fortement contrastés où vivent chacune des communautés. « Davila, le quartier des blancs, et Sainte-Anne, le quartier des Noirs. Deux mondes qui se côtoient mais qui se haïssent » (P.13).

La violence abusive: Ce thème est fréquent dans l’ouvrage. Imbus du complexe de supériorité, les Blancs entretiennent des rapports violents, guidés par le mépris et la haine, avec les Noirs. Les indigènes sont constamment harcelés, violentés, arrêtés au désir, tués pour le plaisir. En République des Longs Couteaux, « Le Noir aussi a peur, mais peur de la puissance destructrice que le blanc ne cesse de se forger, des prisons, de sa justice injuste, de ses chiens dressés contre les Noirs, de ses gaz lacrymogènes » (P.15).

La précarité : Le titre de l’oeuvre même en est suffisamment évocateur. Les conditions de vie exécrables des Noirs sont décrits de long en large dans l’oeuvre. Ce qui contraste fortement avec l’opulence exacerbant des Blancs qui détournent encore le peu d’aide internationale à l’endroit des Noirs. « Il faut être Noir et vivre à Sainte-Anne pour savoir comment on mange de l’eau » (P.191)

6- Impressions personnelles

Préfacé par le Professeur Adrien HUANNOU, « Le discours d’un affamé » nous plonge dans les profondeurs abyssales d’une idéologie qui ternie l’image de l’humanité. Edgar Okiki ZINSOU nous peint, dans un style alerte et cru, une société déchirée par des préjugés fondés sur l’ineptie d’une hiérarchie des races. Il a su alterner l’histoire avec des micro-récits tout en restaurant la quintessence de son oeuvre. Utilisant la focalisation externe abondamment, l’auteur use de rhétorique, de figure de style tels que l’ironie, la synecdoque, l’allégorie, pour jouer sur la sensibilité du lecteur afin de faire passer son message.

7- Portée de l’oeuvre

Éditée en 1993, puis rééditée en 1995 aux éditions ONEPI, l’oeuvre « Le discours d’un affamé » parodie la situation sociopolitique de l’Afrique du Sud qui a prévalu pendant la dernière moitié du XXème siècle. En effet, malgré la victoire du mouvement de Nelson Mandela, l’apartheid tel une pieuvre, continue d’étendre ses tentacules dévastateurs dans les domaines de la vie. Ce qui fait que l’apartheid est toujours un sujet d’actualité dans lequel les hommes de lettres puisent. À l’instar de Jérôme Carlos ( Les Enfants de Mandela) ou de Alan Patonb( Pleure, ô pays bien-aimé), Edgar Okiki ZINSOU abonde dans ce sillage pour décrire les relations entre Noirs et Blancs.

Conclusion

         Avec « Le Discours d’un affamé », Edgar Okiki ZINSOU dit son espérance en société où Noirs et Blancs vivent en parfaite harmonie. Une société basée sur la fraternité et la solidarité pour le développement durable. Espérons que son cri de coeur ne soit pas seulement entendu mais plutôt écouté.

Polycarpe GANGNI-AHOSSOU

Deuxième année des Lettres modernes à l’Ecole Normale Supérieure de Porto-Novo.