« Bonjour petit journal,

Que tu m’as manqué ! Aujourd’hui je vais te raconter une petite histoire, l’histoire d’une vie, puisque chaque vie est une histoire. Nous en avons tous, tout comme nous venons d’une femme. L’histoire se passe dans un petit village, un village où régnaient la paix mais aussi la méchanceté gratuite et l’hypocrisie dans certains cœurs. Vivait aussi dans ce village, une petite famille heureuse mais qui, au fil du temps, a perdu la joie de vivre -une déveine pour la mère, Maman Exau, qui devint très tôt  » père » et » mère » – depuis que le père a déserté le foyer restant sans nouvelles. Maman Exau, mère de trois enfants, n’avait plus le choix que de se battre pour l’avenir de ces derniers. Revendeuse de quelques articles économiquement insignifiants, on la voyait se démerder autant que faire se peut, pour assurer avec ses modiques bénéfices les besoins essentiels de sa famille. Quant à Exaucée, sa fille aînée, l’unique fille de la famille, elle ne faisait rien pour lui venir en aide. Maman Exau devrait supporter l’insolence de sa fille, qui préférait vivre au rythme de la mode. En effet, elle ne faisait qu’à sa tête et pire, lui chipait ses maigres économies à son insu. Chaque soir, nous étions contraints de suivre des scènes entre la mère et sa fille qui se disputaient telles des coépouses. Il fallait raisonner Exau qui se croyait plus grande que sa mère parce qu’elle avait eu le BEPC et faisait désormais le second cycle. Mais comment pouvait-elle oublier que ce n’est pas parce que sa mère était moins instruite, devrait-on dire, alphabétisée qu’elle, que cette dernière n’est plus sa mère? Suffit-il d’être en classe de seconde pour manquer de respect à sa mère? La dernière fois, j’ai assisté à une scène piquante :

– Exaucée, tu iras retirer la farine de maïs du moulin.

– Pourquoi moi, maman? Ne sais-tu pas que j’ai des exercices de maths à faire? En tout cas, si c’est moi qui dois nécessairement me rendre au moulin avant que nous ne mangions dans cette maison ce soir, je suis désolée. Nous dormirons à jeun car je ne me vois pas en train de traîner dans la nuit avec une bassine de farine de maïs sur la tête.

– Exau, que t’entends-je dire là?

– Ah maman! Ce que j’ai dit, je l’ai dit. En plus, en ce XXIème siècle, les filles ont les mêmes droits que les garçons. Pourquoi mes frères ne pourraient-ils pas aller et au moulin ?

– D’où te viennent ces idées là? Une fille est déjà une mère, même si elle n’a pas encore accouché. Tu es une mère pour tes frères, Exau, et c’est ici que tu dois apprendre ce que tu vivras demain auprès de ton mari et des enfants que tu auras! Et puis, ça te coûte quoi vraiment de me rendre ce service?

– Ça me coûte que mes frères végètent dans la paresse et qu’ils pensent que je suis leur domestique. Les droits de la femme sont clairs là-dessus: « que personne ne vous brime ».

– Eyon, c’est compris. C’est affaire de moulin qui a amené débat ici. Si je ne te commande plus, j’espère qu’il n’y aura plus de dispute!

Exau se leva, alla déposer son cahier en chambre et sortit. Elle revint avec deux sachets: un contenant du gari, et l’autre des galettes d’arachide. Elle se retira dans la chambre, délaya son gari et se coucha. Sa mère en était dévastée. Elle tremblait de rage. Elle garda le silence, de peur de mal parler à sa fille et que cela ne la poursuive comme une malédiction. Cette nuit-là, elle alla elle-même au moulin et revint terminer la préparation du repas.

 

 

 

Plusieurs fois, ma maman et moi fûmes obligés d’intervenir pour les calmer, notre maison proche de la leur en effet. Maman Exau dépérissait de jour en jour. Au poids de son abandon par son mari, s’ajoutait celui des embêtements de sa fille en qui elle aurait tant souhaité voir une amie, une complice, une aide. Mais hélas! Exau avait le BEPEC, et avait désormais des cheveux mèches sur la tête et cela la dispensait de respecter sa mère.

À entendre les ragots, son mari l’aurait quittée à cause d’une maladie qu’elle aurait contractée en se prostituant, le VIH Sida. Elle souffrait dans son cœur et dans son âme. Je la voyais les larmes aux yeux, racontant sa misère à ma mère. C’était difficile pour elle, parfois elle dormait le ventre creux. Jamais on n’a vu Exau au marigot du village, contrairement à ses deux frères et à sa mère. Exau avait le BEPC et était une jeune fille aspirant à être élue « miss » de son collège. Je n’ai jamais compris le sentiment que nourrissait Exau envers sa mère. Elle la détestait autant que la misère l’aimait.

Maman Exau avait des problèmes financiers. Quelques fois, on assiste au passage d’une horde de créanciers qui la découragèrent moralement dans son petit commerce. Elle décida ne plus vendre. C’est ainsi qu’elle s’était mise à circuler de maison en maison, proposant ses services de lavandière à des personnes revenues de la ville. Malgré ses efforts, elle devait toujours à ses créanciers, dont Dame Groto, la grande commerçante qui l’avait sollicitée pour ses services revendre des marchandises pour elle. Dame Groto la dérangeait et lui criait dessus, lui disait des paroles méchantes. La vie était injuste avec elle, son mari l’avait abandonnée sans raison, sa fille lui manquait de respect et les créanciers étaient prêts à l’étrangler. On pouvait l’entendre chanter et parler toute seule les nuits et même en pleine journée. Des problèmes, elle en avait de jour comme de nuit.

Vint un après midi fatidique. Assis sous le manguier profitant du bon vent, ma maman, les deux frères de Exau et moi entendîmes soudain la sirène de la police rompre le silence. J’eus peur, dans ma tête, beaucoup de questions se défilaient, quand je vis au devant de nous des policiers tout furieux accompagnés de Dame Groto cheminant vers la maison de maman Exaucé.

 

– Ah ! Tu te permets de dormir, oubliant mon argent! Gardes, embarquez-là. Fulmina Dame Groto. Malgré sa santé fragile, elle fut bousculée par l’un des gardes. Elle pleurait, suppliait. Tout cela pour un montant de dix milles francs. On la tirait de force. Je vis son pagne se déchirer. Ma maman lui vint en aide comme elle pouvait, suppliant Dame Groto qui ne changea pas d’avis. Exau, revenue de je ne sais d’où, n’eut aucune pitié pour sa mère. Jean et Claude, ses frères, fondirent en larmes. Ma maman ne pouvant supporter cela, les emmena avec nous. Leur sœur ne fit rien pour les calmer. Malgré le fait qu’elle avait beaucoup dépéri, la rondeur presque parfaite de maman Exau et sa beauté convainquirent l’officier en chef d’avoir pitié de la pauvre dame malmenée par ses hommes pourtant fort charmés par l’arrière train de maman Exau qui allumait en eux des envies fougueuses. Un des officiers cria au scandale, scanda que Maman Exau s’était dénudée pour tenter de les divertir ou de les séduire afin de les détourner de leur travail. Mais savaient-ils au moins que c’est en la bousculant que son pagne se déchira? Maman Exau frôla la folie. Dame Groto après des supplications et une avance de cinq mille réunie par les femmes voisines, demanda aux officiers de la relâcher.

Les jours passèrent, il n’y avait pas de changement, les problèmes augmentaient. Maman Exau priait, allumait bougie sur bougie, jeûnait sas grand effort, la vie l’y a déjà habituée. Mais le bon Dieu gardait toujours silence. Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter tant de misère ? Plus personne ne voulait de ses services dans le village. Les gens détournaient le visage ou rebroussaient chemin carrément quand ils devaient la rencontrer. Dès qu’elle s’approchait de quelque groupe, les gens se dispersaient comme s’ils avaient rencontré le diable en personne. Un soir du retour du marigot, chargée de bassine d’eau, maman Exau glissa et tomba. Transportée d’urgence à l’hôpital par ma mère qui faisait tout son possible pour être un peu proche d’elle, elle perdit la mémoire et resta sans voix. Il n’y avait personne pour payer la caution. Elle resta à l’hôpital sans soin approprié. Ma mère ne put payer que les frais de consultation et les premiers soins. Après une semaine d’hospitalisation, je vis Papa Exau en compagnie de Exau, lui rendre visite. En mon cœur, soliloquai-je, Dieu a exaucé enfin les prières de la pauvre dame. Son mari était de retour au moment où elle avait le plus besoin d’assistance. Son mari, tendre et avenant en cette heure de grande douleur pour sa femme, ouvrit la bouche et dit en écrasant chaque lettre :

 

 

 

– Te voilà enfin en train de crever misérable. Que croyais-tu ? Je ne t’aime pas et je ne t’ai jamais aimée. Ton grand-père a ruiné ma vie. Je devrais te faire payer. Nous avons souffert à cause de ton grand père. Il s’est accaparé toutes nos terres. Il a fait de nous des sans abri. Nous avons dû quitter le village. Je devrais te faire payer, toi et tes enfants bâtards. Et pour me venger, la meilleure manière était de t’épouser toi, pour faire mal à ton grand-père qui ne le digéra pas avant de mourir. Ta fille n’était qu’un appât. Je vais être cruel envers toi comme ton grand-père envers mes parents. J’ai monté ta fille contre toi sans peine. Elle vient me voir chaque fois et avec le temps elle a été convaincue que c’était toi qui m’avais quitté et réclamé la garde des enfants. Il faut se faire ami avec l’ennemi pour une victoire certaine.

Maman Exau ne cessait de couler des larmes. Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Pour une première fois, je pouvais voir Exau pleurer.

-Et toi, Exaucé, je ne veux plus jamais te voir chez moi. Et tu sais quoi? Je suis capable de beaucoup de choses.

Je me posais des tas de question : L’amour n’est-il pas fort plus que tout ? Exau ne pouvait jamais se pardonner sa méchanceté envers sa mère. Elle ne pouvait plus entendre sa maman lui parler. Elle regrettait maintenant que tout ce qu’elle avait fait. Le bruit a couru que son papa l’avait attirée à lui par des forces occultes. Il n’y avait plus d’espoir, plus de possibilité pour réparer tant de mal commis sans raison. Maman Exau resta des mois sans parler. Exau aurait bien voulu entendre sa mère lui pardonner de vive voix. Mais hélas! La pauvre dame s’éloignait chaque jour du monde des vivants, mais était toujours proche de ses enfants et particulièrement de Exau qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Une mère, c’est cela : aimer l’enfant en dépit des caprices de ce dernier et de la haine que pour elle nourrit son mari. Son silence était lourd de cet amour qu’elle avait pour sa fille et qui faisait briller ses yeux.

 

Désormais, Exau se préoccupait de ses frères et sa mère. Elle courait partout, se démenait pour travailler comme lavandière, vendre de l’eau dans le village. Elle le faisait pour soulager ses frères et sa mère, consciente qu’elle devenait une mère pour Jean et Claude et une aide précieuse pour sa mère. Mais le destin avait décidé autrement.

Un après midi, alors que le ciel ne se fut même pas assombri, une fine pluie d’abattit sur le village. Maman Exau, dans cette fraîcheur bienfaisante, rejoignit ses ancêtres. Avait-elle eu le temps de pardonner à sa fille? Cette dernière se pardonnera-t-elle ce qu’elle lui avait fait subir en se laissant manipuler par son père?

Jean et Claude étaient inconsolables. Quant à Exau, elle plongea son visage dans celui désormais inerte et impassible de sa mère.

Alors cher journal, merci d’être toujours là pour moi.

A bientôt. »

 

 

 

Lea Ovidio de Souza

 

Léa OVIDIO de SOUZA est étudiante en deuxième année de philosophie à L’École Normale Supérieure de Porto-Novo. Elle aime l’écriture et la lecture; la musique occupe aussi une place important dans sa vie.

  1. waoooh. Essau . Non. je ne suis pas Essau. merci Léa pour cette belle ballade dans les surprises de la vie. Ça nous avertit.

  2. Histoire triste, mais qui révèle en réalité le vécu quotidien de la plupart des femmes délaissées. Le monde est souvent injuste. Mais , l’amour est le grand remède. Merci Léa pour ce délice. Courage à toi.

  3. J’ai lu. Et j’ai apprécié. Merci à toi Léa et bon courage à toi.

  4. Merci Léa,non seulement pour cette histoire mais pour la prise de conscience qui tu incites à travers elle…Que le bon Dieu nous préserve de faire vivre à nos mères une telle misère ..Du courage à toi Léa

  5. Merci pour le message véhiculé ma chère. L’amour d’une mère ne s’éteint jamais, alors apprenons à le préserver mes sœurs. Force à toi Léa