Prisonnier malgré moi… Récit d’un migrant clandestin de Flavien Anicet Bilongo, L’Harmattan, 2015 : quand le rêve et la résilience deviennent des crimes sanctionnés par le Destin !

« Laissés à la frontière en plein midi, les gendarmes algériens nous récupérèrent et nous intimèrent l’ordre de rentrer. Fatigués au plus profond de nos chairs par la marche, le climat, les bastonnades, nous leur fîmes comprendre avec insistance que nous voulions juste aller nous reposer. Ils nous passèrent à la fouille habituelle. Je portais un vieux pantalon jean au-dessus d’un autre pantalon survêtement coupé au niveau des cuisses, un entrejambe ouvert, un blouson de fortune au-dessus d’un tricot dont l’odeur pouvait couper le souffle, faire vomir une personne allergique aux fortes odeurs. De vieilles sandales aux semelles coupées laissaient voir mes talons fendillés par le froid, les orteils presque pourrissants à cause des rivières que nous enjambions durant le parcours, mon état ne leur donna pas le courage de me toucher… »(p.75)

Voici exprimé en quelques mots, le calvaire d’un migrant clandestin camerounais qui, à trente-trois ans, décide de rejoindre le « Paradis du Nord »[1]dans l’espoir d’améliorer ses conditions de vie et surtout, de sortir sa famille de la « misère légendaire » qui l’affuble. En réalité, il tient cette idée de son meilleur ami Messong Me Mvou, triple champion d’Afrique de boxe qui peine à vivre décemment dans son pays, malgré ses exploits sportifs. Les deux hommes décident d’emprunter le chemin de la clandestinité, sans se douter qu’il est autant parsemé d’embûches. L’Europe à tout prix ! Mais tout se passe bien jusqu’à ce que la célébrité de Messong lui vaille des sollicitations. Un coup de destin qui impose malheureusement les deux aventuriers à se séparer en Algérie, puisque le boxeur fait la rencontre d’un manager qui va lui permettre de voyager, cette fois-ci convenablement, pour aller prendre part à quelques compétitions en vue.

Désormais face à son destin, le narrateur est obligé de se battre tout seul. Au vu des étapes déjà parcourues, il n’est surtout pas question d’abdiquer, il faut aller jusqu’au bout. Mais la suite est beaucoup plus douloureuse. Il ne réussit pas à traverser la frontière comme plusieurs de ses compagnons de route. La chance n’est pas de son coté, malgré ses interminables prières. Dans l’espoir que ses amis et frères d’aventure déjà bien installés en Europe lui apportent de l’aide, son quotidien est jonché d’arrestations, de bastonnades, de longues marches à pied, de mendicité et même de quelques actes d’escroquerie auxquels il se livre malgré lui pour survivre. Aucune lueur d’espoir, aucune aide ne pointe à l’horizon, même pas celle de son ami boxeur, encore moins celle de certains aventuriers qu’il a épaulé en leur permettant de traverser la frontière. Même les mouvements et organisations de lutte pour les droits des migrants qu’il a intégrés ; les conférences, fora et tables rondes auxquels il a pris part n’ont rien produit. C’est alors là qu’il réalise finalement qu’il est « un prisonnier d’un autre genre » ; un « prisonnier de l’espoir » ; un « prisonnier du rêve qu’un jour Dieu exaucera [sa] prière et [lui] donnera la possibilité de sortir de cette misère presque héréditaire en [lui] offrant une vie meilleure. »(pp. 113-114)

En effet, Prisonnier malgré moiest un récit très émouvant à travers lequel Flavien Anicet Bilongo nous raconte son histoire personnelle. Le récit retrace notamment le parcours suffisamment pathétique de l’auteur camerounais, qui a vu son rêve européen se briser aux portes de l’Espagne, il y a plusieurs années. C’est le royaume chérifien (Maroc) qui devint finalement son pays d’accueil, malgré tout ce qu’il entreprit pour se retrouver à l’autre bout de la Méditerranée. De ce fait, s’il nous était permis de donner un autre titre à ce récit, nous aurions proposé : « La force du Destin » et le sens ne serait nullement altéré. C’est avec ces mots qu’on peut globalement résumer ce livre, au regard de l’histoire qu’il couve. Il faut dire dans ce sens que la vie a ses mystères que nous ignorons parfois. Seuls la détermination, le courage et la résilience ne suffisent pas toujours pour atteindre nos objectifs et réaliser nos rêves. Loin de nous l’idée de mettre en avant une vision défaitiste ou pessimiste de la vie ; certains faits de notre parcours existentiel nous font croire qu’il ne suffit pas d’avoir des rêves et de trouver des moyens pour les réaliser, pour qu’ils se réalisent. On peut bel et bien avoir des rêves, des moyens susceptibles de les réaliser, mais ne pas pouvoir les réaliser enfin. Parfois, il en faut plus dans la vie, et la chance est notamment l’ingrédient qui manque à certains, pour tutoyer les cimes de leurs rêves les plus chers.

D’une manière générale, ce texte laisse subséquemment échapper un fatalisme béant, consubstantiel à la restriction du libre arbitre de l’être humain. Il expose une limitation du pouvoir de faire et d’agir à la seule volonté de l’homme, et renseigne de l’emprise du Destin sur la liberté humaine. Le cas patent étant celui du narrateur qui, malgré tous ses efforts, n’arrive pas à traverser la frontière maghrébine pour rejoindre enfin l’Europe dont il a tant rêvé. Et en particulier, le fait littéraire de Bilongo est le terreau de l’afro-pessimisme qui rend compte du spectre de l’indolence qui plane sur l’Afrique. Une Afrique qui n’est peut-être pas mal partie, mais qui peine sérieusement à décoller et à se débarrasser de ses éternels crises. Autrement dit, c’est la fresque d’un continent africain meurtri et fragilisé par les mêmes maux qu’il traîne depuis des décennies, dès l’aurore des indépendances notamment. Bilongo évoque les problèmes de gouvernance, le chômage, la corruption, la pauvreté etc… ; auxquels on peut ajouter la sècheresse et d’autres catastrophes naturelles, sans omettre les épidémies-pandémies qui y trouvent terre propice. Tout cela étant la cause des partances vers d’autres horizons, dans l’espoir d’une vie plus quiète.

Par ailleurs, ce récit met à nu les dangers de la« frontiérisation » en Afrique et dans le monde en général. La création des frontières en Afrique, quia surtout été l’œuvre de la colonisation, se pose de nos jours comme une marque de « démondialisation » qui perpétue l’individualisme à outrance des grandes puissances. La frontière cesse d’être une simple cloison entre des pays, et devient de plus en plus« le nom propre de la violence organisée qui sous-tend le capitalisme contemporain et l’ordre de notre monde en général – l’enfant séparé de ses parents et enfermé dans une cage, la femme et l’homme superflus et condamnés à l’abandon, les naufrages et noyades par centaines, voire par milliers, à la semaine, l’interminable attente et l’humiliation dans les consulats, le temps suspendu, des journées de malheur et d’errance dans les aéroports, dans les commissariats de police, dans les parcs, dans les gares, jusque sur les trottoirs des grandes villes où, la nuit à peine tombée, l’on arrache des couvertures et des haillons à des êtres humains d’ores et déjà dépouillés et privés de presque tout, y compris d’eau, d’hygiène et de sommeil, des corps avilis, bref l’humanité en déshérence. »[2]De ce fait, la frontière est le lieu par excellence de « la non-relation et du déni de l’idée même d’une humanité commune, d’une planète, la seule que nous aurions, qu’ensemble nous partagerions et à laquelle nous lierait notre condition commune de passants. »[3]On le voit justement dans le texte, avec quelques passages où les policiers maghrébins infligent aux migrants un traitement déshumanisant.

Par conséquent, la « frontiérisation » est donc finalement« le processus par lequel les puissances de ce monde transforment en permanence certains espaces en lieux infranchissables pour certaines classes de populations [et par ailleurs,]la multiplication consciente d’espaces de perte et de deuil où la vie de tant de gens jugés indésirables vient se fracasser »[4]. Tout compte fait, le récit de Bilongo donne lieu à une sorte de re-considération de l’Homme et de re-orientation des relations interhumains. Au détriment de la déshumanisation de l’être humain, de l’appât du capital et de l’individualisme exacerbé qui caractérisent l’époque postmoderne dans laquelle le monde est ancré ; il urge de replacer l’homme au centre des préoccupations et au-delà des intérêts égoïstes. Il est impératif de reconstruction notre humanité en lambeaux, en mettant sur pied une véritable religion universelle de l’humanisme à laquelle nous devrons tous adhérer pour éviter toutes ces exactions qui sont commises partout dans la monde. Et pour cela, la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui précise les droits fondamentaux des hommes et les place tous au même niveau devant la loi, ne devrait plus rester dans les tiroirs.

Boris Noah

 

Université de Yaoundé I

boris.noah52@gmail.com

[1]Roman de Jean-Roger Essomba, Présence Africaine, 1996.

[2]Achille Mbembe, « La démondialisation », Eurozine, mis en ligne le 18 février 2019.

[3]Idem.

[4]Idem.