Quelle gageure que la postérité! Des considérations imprécises y assurent les places, parfois étrangères au génie. Aléas de l’histoire, injustice du public, modification des goûts, on ne sait trop. Des peintres parmi les plus importants de l’âge d’or de la peinture italienne ou hollandaise, par exemple, n’ont été exhumés que par la passion de critiques audacieux. Ainsi le Caravage. Au retentissement de son œuvre au début du XVIIe siècle succéda une longue période d’oubli. La pleine reconnaissance de son génie dut attendre le début du XXe siècle. Des phénomènes analogues sont légion en littérature. Passé leur mort physique, l’œuvre d’écrivains révérés en leur temps a été ensevelie. Les plus chanceux,maintenus par une poignée de connaisseurs ou de séides, se sont arrêtés à ce que l’on nomme le purgatoire. Ann Petry l’auteure de La rue s’extirpe peu à peu d’un tel effacement.

Contemporaine de celle de Richard Wright, Chester Himes, Ralph Ellison, et traitant à peu près des mêmes univers, l’œuvre de Petry n’a pas traversé les décennies avec la même vigueur. Paru au milieu des années 40, La rue, premier roman de l’afro-américaine, connut pourtant un succès immédiat. Première performance du genre pour une écrivaine noire, il culmina à plus d’un million d’exemplaires et fut récompensé par un prestigieux prix. Et pourtant les noms de Zora Neale Hurston, Maya Angelou, et Toni Morrison dominent l’Hadès littéraire des noires américaines. L’oubli, par bonheur,présente des faiblesses. Il ne peut enfermer indéfiniment les œuvres qualifiées pour la traversée des siècles. Vaine est sa tyrannie à leur égard. Ann Petry captive à nouveau, libérée de son antre. L’intérêt pour cette revenante ne se limite pas aux lecteurs : critiques et universitaires participent du dépoussiérage. Native de la Nouvelle Angleterre, installée à Harlem en 1937 où elle a officié comme journaliste et enseignante, Petry me serait probablement restée inconnue sans sa résurrection littéraire. Je n’en avais jamais entendu parler avant de tomber sur La rue dans une librairie parisienne. Le titre m’attira, la photo de couverture aussi. Une brève lecture de la quatrième, une plus attentionnée des premières lignes, le pacte fut conclu. Je l’emportai, commençant ma lecture dans le train qui me ramenait à ma garnison.

A peine installée dans un appartement Harlem des années 40, Lutie Johson, la courageuse et ambitieuse mère célibataire d’un garçon de 8 ans, doit se battre pour quitter la rue, (désignation du ghetto dans l’argot afro américain). Elle rêve pour son fils et elle de mieux que la perspective de déchéance qu’offre cet enclos où les noirs, comme dans les autres grandes villes des États-Unis, sont maintenus « à leur place ». Les trottoirs, « les vieilles maisons aux fenêtres étroites », la faune, rivalisent de menaces contre son fils Bub et elle. Si le style du roman,sobre et direct, ne présente pas un grand intérêt pour qu’on l’examine dans le détail, il possède d’indiscutables avantages. Le triomphe de l’ouvrage leur est en partie redevable. En effet La rue ne serait pas cette fresque exaltante sans le concours des riches adjectifs dont Ann Petry semble détenir le secret.Parant sa mesure de sublime, ils épargnent aux images de la corruption physique et morale le procès du naturalisme, caduc depuis l’échec de polémistes et critiques outragés par l’œuvre de Zola à  l’éreinter.Passons !

Les rues d’Harlem forment l’arrière fond du tableau.Elles sont sales, jonchées de journaux, « de vieux bouts de carrosserie », « de boites de conserve rouillées », grouillent d’hommes désœuvrés.Le vice y fermente, le danger guette, le désespoir point.Usant des potentialités combinatoires de la littérature avec les autres arts, la peinture et le cinéma plus précisément, l’écriture de Ann Petry interpelle les sens avec une telle force que des voix sont perçues, des personnages apparaissent sous nos yeux, des sensations nous picotent, des émotions nous envahissent, la rue nous accable. La convocation des techniques picturales n’affaiblit pas l’ouvrage comme le pensait Sartre, réfutateur du caractère signifiant de cet art. Bien au contraire, ces emprunts soutiennent l’intention énonciatrice de la prose.Le conseil d’Horace a bon dos, « ut pictura poesis ». La controverse entre le poète Romain et l’existentialiste, on l’imagine, anime l’au-delà littéraire…Et puis, la peinture de Petry lui est propre. Ses touches de frayeur et sa description de l’enfer harlémien ne l’approchent pas de Bosch, trop irréaliste ; Bruegel auquel l’épaisseur des personnages pourrait rappeler était trop fantasque. Cette esthétique de la perception indique le dessein testimonial de l’auteure, manifeste dans l’accentuation des champs lexicaux de la pauvreté et de l’impuissance. La description des chaussures d’un malheureux, évocatrice des Vieux souliers de Van Gogh, l’immortalise. Un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre. Devant l’éloquence du symbole j’éprouvai une sensation identique à celle que produisit ma rencontre avec la triste toile du Hollandais. Les chaussures peintes par Ann Petry, m’émurent de compassion tout en insinuant de graves réflexions. « La seule chose qu’elle n’a jamais pu oublier, c’était les souliers de cet homme. Seul le dessus était intact […] Les semelles complètement usées, se détachaient de la chaussure comme le couvercle d’une boite. […] Elle essaya d’imaginer quelle impression cela lui procurerait de marcher pieds nus sur les trottoirs d’une ville. » (p.181). La tentative, heureuse, d’enjamber l’objet s’illustre à maints endroits du récit, notamment à travers la description des regards dénués d’éclats, vides d’ambitions, résignés,et la personnification des éléments. Le vent glacé et agressif qui ouvre le roman figure le souffle hostile de la rue.

Le premier plan, occupé par l’héroïque Lutie Johnson, est remarquable. Ne s’y déploie pas une négresse empanachée empêtrée dans de mémorables empoignades, son courage se manifeste dans le refus des compromis, dans son extrême dignité. Lutie ne fait pas de prodiges, c’est une femme ordinaire qui s’acharne à échapper au déterminisme de sa condition. On la bouscule dans le métro, on la croise chez l’épicier, elle garde nos enfants, compte ses centimes. Les préoccupations de cette mère célibataire attirante sont le lot d’un nombre incalculable d’héroïnes anonymes d’aujourd’hui, noires ou autres. L’histoire claudique, hélas !  Dès ce premier roman, Ann Petry révélait des qualités de romancier bien inspiré au sens d’Anatole France. Il forge, remarque-t-il, ses héros parmi« les inconnus que l’histoire dédaigne, qui ne sont personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types immortels. C’est ainsi qu’un poème ou un roman peut nous faire voir le peuple, la nation et la race, cachés souvent dans l’histoire par un rideau de personnages publics. » (Anatole France, La vie littéraire I).

Les autres personnages d’envergure incarnent les effets du racisme, de la ségrégation et de la pauvreté. Étoffés par des analepses savamment intégrées à l’intrigue, rongés eux aussi par la nécessité de survivre à la rue, ils apparaissent tour à tour perfides, calculateurs, inquiétants, intéressés. Reclus dans cet univers affreux, ils manifestent une humanité prosaïque. Absence d’angélisme qui consacre leur universalité. Le chômage masculin fragilise et fait voler les ménages en éclat ; les femmes esseulées, à la merci d’ardents désirs, espèrent la protection d’un nouveau mari ; des hommes s’adonnent à de louches trafics pour s’éloigner de la pauvreté et de ses humiliations. « Je vendrais ma grand-mère si j’en avais une. Oui, je vendrais n’importe quoi sans hésiter s’il le fallait. Je n’ai pas l’intention de recommencer à tirer le diable par la queue. Pour personne. » Effrayant ! Les filets des proxénètes craquent, remplis de celles dont la misère a laminé les scrupules.

Roman de la précarité et l’opiniâtreté, « La rue » s’achève par un éclair de lucidité au plus profond de la nuit de Lutie Johnson. Devançant Martin Luther King, elle réalise la prévalence de la question sociale sur la question raciale. « Ce n’est pas une question de couleur. Nous sommes là parce que nous sommes pauvres » (p.364).

Philippe N. Ngalla