Un groupe de six personnes décide de publier un journal clandestin dénommé “Rambaaj” pour lutter contre la Fraternité, la police islamique de la ville de  Kalep dont le chef n’est autre que Abdel Karim Konaté. Personnage fascinant, il règne par la terreur et l’intimidation. Entre lapidation, exécution publique, ce justicier entend laver la ville de toutes les impuretés des œuvres des impies et des mécréants. Silence coupable, lâcheté, désespoir, le silence du peuple face à la folie du régime n’a d’égale que cette scène finale magistrale d’un roman couronné prix Ahmadou Kourouma en 2015…

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr entre discours rhétorique

Le Discours et la rhétorique précèdent et rendent solennels tout pouvoir. Le Capitaine Abdel Karim Konaté est le discours incarné, la précision de la rhétorique, lui qui est présenté comme un homme et “moins que cela et plus que cela.” (P.211). Comment ne pas alors être fasciné, émerveillé par ce personnage paradoxal. Et pourtant, le chef de la police islamique ne se présente (nullement) comme un tyran bien que son régime le soit. Il aimait l’adrénaline du grand combattant au point que les rares fois où il jubilait encore c’était quand, devant la mort, les condamnés, dans un ultime sursaut de désespoir, essayaient de s’accrocher à la vie. Il aimait surprendre dans leurs yeux effarés ou dans les derniers mots qu’ils lâchaient comme un délire d’agonie, la peur, l’effroyable peur de la mort.” (P.176). A travers ce personnage, l’auteur arrive à écarter un cliché plus vieux que l’obscurantisme : les fanatiques seraient des personnes incultes, irraisonnées qui n’obéissent que par élan religieux démesuré embrigadé par le discours. Abdel Karim est loin de cet archétype. Il incarne l’autre face du fanatisme, cet autre versant de la réalité complexe de la chose : “c’était un fanatique intelligent, si l’on peut se permettre une telle association de termes, un fanatique capable de soutenir sa parole par une argumentation claire et comme tous les vrais fanatiques, inébranlables dans ses convictions…” (P.125). Le chef de police islamique de Kalep, figure emblématique de ce fanatisme instruit, est l’exact opposé de ces fanatiques médiocres, limité fondé sur la seule interprétation littérale du Coran (P.123).

D’où peut donc venir la fascination qu’on pourrait avoir envers un tel personnage ?

Dans la littérature africaine contemporaine, il y a peu de personnages du type d’Abdel Karim ce genre de personnage qui transcende les appréhensions humaines pour susciter chez le lecteur un double sentiment : l’émerveillement et la répugnance. Cet homme capable de faire exécuter par devoir envers Dieu -dit-il- (P.122) deux jeunes amants coupables (de fornication) (P.11 et S.) est à la fois “en mesure” de rétablir la justice ou ce qu’elle n’est pas d’ailleurs (P.135), en ordonnant à ce que ses hommes qui ont fouetté une femme qui n’avaient pas couvert sa tête soient amputés d’un bras. C’est dire toute l’ambivalence de ce personnage (un légaliste fou) qui s’est construit dans le discours. Et tout le roman lui-même reflète ce discours politico-religieux. Et comme l’a pu penser Florian Alix dans l’édition N° 258 de la revue Afrique Francophone (P.158 à 160), ce texte n’est pas un roman à thèse. L’auteur, à travers ce personnage expérimente plutôt une certaine rhétorique du discours construite entre idéologie qui craint l’écriture (P.314) et le faux-jeu des épithètes : l’Islam radical et l’Islam modéré (P.126).

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr : quid de l’homme et du peuple ?

Il s’agit dans ce roman d’un peuple silencieux d’une taisance coupable qui vit dans la hantise de la peur (P.168). Il a un double rôle à jouer qui peut se résumer sobrement de la sorte : “ces mêmes gens qui ont assisté à la mise à mort des ces deux jeunes amants lapidés ont décidé de sauver Ndey Joor Camara des griffes de ses bourreaux (P.93). Ce sont ces mêmes gens qui ont et participé à l’insurrection finale et avalisé le discours d’Abdel Karim. Où donc chercher l’erreur ? Dans la force persuasive du chef de la milice islamique ? Ou dans la présomption somme toute simple que tout régime autoritaire réussirait parce qu’il ferait de “l’illusion de l’inutilité de la communication, de la paresse devant le langage, une vertu individuelle et collective” (P.37). Mais, il faut aussi faire remarquer que le discours idéologique ne se limite pas seulement et simplement à une vaine illusion rhétorique. Il procède aussi par négation : faire disparaître de l’espace public tout ce qui pourrait encourager les esprits vers autre chose. Et cette autre chose (P.312) peut être le livre. Ce qui serait à l’origine de l’autodafé de la bibliothèque et de l’arrestation de deux des six auteurs du Journal clandestin traqués par Abdel Karim lui-même : Déthié et Codou.  Personnage mythique et mystique, Abdel Karim méprise les autres personnages (du moins reste indifférent envers eux) du récit sauf ceux qui à ses yeux lui rappellent une partie de lui-même ou de sa trajectoire : il a de l’estime (P.210) pour le Père Badji. Le vieux tenancier du bar-bistrot-café- “le Jambaar” est le seul homme qui lui tient tête dans le discours. Entre les deux, il y a un jeu de dupe que l’auteur avec beaucoup d’humour rappelle par cette formule devenue un classique de la question-réponse “Je suis Alexandre le Grand. -Et moi Diogène le cynique” (P.199). Le dialogue a duré entre les deux hommes (P.199 à 211), c’est un masterclass -si le terme sied- de rhétorique ! Les auteurs contemporains (africains de surcroît) peuvent trouver dans cet échange un modèle du dialogisme abouti.

Une autre personne qui fascine Abdel Karim, lui qui n’a aucun amour pour les femmes (du moins ce qu’on apprend du texte littéral), c’est Ndey Joor Camara. Elle, la femme du docteur Malamine (un des protagonistes du Journal clandestin), lui rappelle d’abord “quelqu’un” (P.131) par son regard profond (on pourrait faire une étude entière sur le jeu du regard dans Terre Ceinte), peut-être une ancienne conquête de sa lointaine jeunesse. Il avait chassé cette vague idée de sa tête, lui, qui avait souffert par le fait d’une femme, lutté à force d’acharnement inhumain à l’oublier, à oublier ses (moindres) traits, à gommer, les expressions de son visage, à voiler son regard. Cette femme (la Femme) n’était plus dans son esprit qu’une silhouette lointaine et imprécise comme une ombre dans le désert, comme le mirage d’une oasis. (P.242). Qui peut donc lui suggérer ce visage, ce regard ? Le corps qui porte ce regard qui “hante” le chef de la milice islamique (en justifie l’attitude d’Abdel Karim devant la photo de famille) n’est autre que celui de la mère d’Ismaïla (P.286), fils honni, banni et maudit par son père Malamine (282), il rejoint les rangs de la Fraternité (le nom de la police islamique). Le jeune homme taciturne, comme le souligne Capitaine Abdel Karim était différent des autres qui s’engageaient dans les rangs de la Fraternité : certains sans repères cherchaient une famille de substitution ou une absolution de leur péchés, d’autres un moyen de se construire une identité (P.291) ; mais lui le jeune homme, la guerre ne lui parlait pas. Il avait trouvé Dieu, pénétré les voix du Seigneur dans une longue marche vers la solitude (P.274), étudié l’arabe, la théologie, lu le Coran, mémorisé la Sunna et appris des milliers de hadiths. Il était tout simplement, plus que ça, la version d’Abdel Karim durant son adolescence. D’ailleurs, Abdel Karim, le reconnaît comme son seul ami (P.294).

Ismaila, fanatique instruit, convaincu meurt en piètre soldat de guerre mais ses yeux lui ont survécu (P.298).

On n’épuisera jamais la légende de ce personnage mort dans la scène finale de « Tresse ceinte » alors qu’il s’adonnait encore à ce qui faisait de lui un personnage hors-norme : la solennité de son discours et des exécutions (P.15). Il emporte dans l’emphase spectaculaire de sa mort son sourire, ses convictions, Déthié et Codou et surtout Ndey Joor Camara !

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr : une ode au silence.

Ambiguïté. Paradoxe. Tout ce qu’on veut. L’éloge du silence est là. Il s’impose, se sublime entre la guerre et la barbarie. Que peut-on trouver de fabuleux au silence dans un contexte de guerre et de siège ? Inutile de faire un cours sur la valeur du silence en littérature. « Terre Ceinte » suffit, et bien largement ! A quoi bon parler ? se demande bien Père Badji (P.50) dont la taverne (le Jambaar) renverrait à ce silence ferme, qui obligerait à bien se passer de l’usage de la parole. Tout comme le vieux Badji, Malamine, rongé par la culpabilité (P.114) ne sut que faire si le système contraint au silence face à la mort de ces jeunes amants dont le seul péché est de s’aimer ! (P.60). Ce silence complice du peuple d’après Déthié (P.142) par peur des brimades conduit pour Malamine à l’inutilité du langage et de sa perte éventuelle (P.61). Le silence s’intercale alors entre la dangerosité de l’idéologie (P.144) et le confort de l’aristocratie (P.142). Donc face au silence de Dieu (P.164), se perdre dans le creux tortueux de la pensée humaine et se taire, est-ce bien la solution, la vraie ? (P.145). Les stratèges du silence (Abdel Karim et Vieux Badji) (P.211) poussent la force du silence dans ce qu’elle a de plus profond : le mutisme ! (P.198).Stratégie, ruse, le silence a aussi en lui l’autre revers de la médaille : “le drame silencieux”. C’est ce silence interminable, cette latence impitoyable qui a conduit à creuser le fossé entre Malamine et son fils Idrissa (P.230). Il a aussi prévalu à l’insurrection générale à la fin par le peuple kalépois qui ne répondait finalement que par un silence inquiétant au discours de sa majesté Abdel Karim (P.336). Le silence traduit ici l’arme suprême de la conviction propre, arme dont s’est servi Ismaïla quand il n’était plus question de parler de Dieu. Ainsi, il s’enfermait dans un mutisme hermétique dès lors qu’il n’en était plus question. (P.294).

C’est tout l’avis contraire d’Alioune (membre du groupe des six) qui pense que dans le silence coupable (le silence le plus complet) de ce peuple, il n’y a qu’une issue : la tristesse (P.255). Que faire donc de l’intimité du silence de Malamine et de son fils Ismaïla désormais dévoué à la seule voie du seigneur ? (P.267). Rien, à part une rupture des plus violentes !

Et quand tout est en ruine, que les liens soient rompus, que la guerre ait déchiré la ville, seule le silence vient imposer sa triste loi : “Bien qu’il n’y ait plus de djihadistes déambulant dans ses rues avec des armes, Bantika (l’autre ville du sumal) reste silencieuse et triste” (P.348).

On le voit, le silence est souvent associé dans le roman à la culpabilité. Entre le siège de la ville et sa “libération”, les deux mamans des jeunes fornicateurs font des échanges épistolaires. Il ne faut toutefois pas voir dans ces lettres-missives une polyphonie aboutie-du moins assumée-. Il s’agit de deux mères endeuillées par le chagrin et la folie humaine (P.119) qui correspondent ; voila ! Aïssata est la mère d’Aïda (18 ans) et Sadobo est la mère de Lamine (20 ans) (P.42). Tout au long de leur expédition, les deux femmes déchirées par la mort injuste de leurs enfants réfléchissent ensemble (parfois de manière opposée et contradictoire) au-delà de cette folie qui a des airs de tragédie humaine. Il est question de souffrance, de douleur, de pessimisme dans leur échange (P.40). Dans le deuil, face à la douleur, l’Homme a le droit de flancher, de souffrir : tout espoir est annihilé ! (P.78). La vraie force pour Sadobo est celle qui n’interdit pas la faiblesse, celle qui accepte que l’on puisse perdre, “seulement perdre, se briser complètement…” (P.79) et desouffrir comme une reine” (P.119). Ne donc (jamais) croire que l’humain est capable de se relever de tout. En somme, Sadobo reproche à son interlocutrice une vieille candeur humaine : croire capable de trahir la douleur ! (P.78). Dans cette configuration absolue de la douleur, tout dépendra de quoi chaque homme fait de sa liberté (P 167), car quoique l’on puisse faire, la culpabilité n’épargne rien, même l’Amour ! (P.165) dans un monde que Dieu lui-même, ce froid silencieux de la taverne, ceprétendu Dieu de l’Amour(P.183) aurait quitté selon Aïssata ce monde (P.181). Qu’espérer alors de l’Homme ? De ces hommes fous qui battent leurs femmes, de ces peureux qui n’ont plus qu’une arme en bandoulière : la lâcheté.La peur qui les saisit montre leurs instincts les plus enfouis, les plus animaux. Leur Dieu les a conduits à la peur de l’homme : tout ça a fini par désespérer Dieu.” (P.181). Ils sont lâches et acceptent le confort de l’esclavage. La lucidité (P.181) est ce qu’il faut (À croire que l’auteur croit à la lucidité. Ndéné avait abouti au même résultat après moult réflexions sur sa (la) condition humaine dans le dernier Roman de M. Mbougar SarrDe purs Hommes” paru aux Éditions Philippe Rey en 2018. La lucidité, peut-être la dernière carte de l’espoir ? Ou de la résistance ?(P.348) Qui sait ?

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr : le wolof au cœur

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr n’est toutefois pas que discours simple. La rhétorique du texte s’accompagne du respect du lexique de la langue d’expression naturelle des personnages. On comprend l’idée de l’auteur. Ne dit-on que nommer les choses sans les traduire, c’est leur restituer leur valeur originelle ? Ne dit-on pas aussi que certaines émotions ne peuvent se traduire au risque de se déposséder de leur essence ontologique ? C’est la raison, peut-être, de la présence dans le texte d’un lexique fourni en wolof (langue nationale du Sénégal). On peut citer à foison : Le “Jambaar” (nom donné à l’enseigne du Vieux Badji) n’a pas de réel équivalent en en langue française même si l’auteur le texte propose une traduction (héros, vaillant) (P.43). On ne dissertera pas sur la valeur historique attachée à la notion. La même remarque s’impose pour l’expression “Ataya” traduite au besoin de façon rédhibitoire par “thé”. L’expression “Çaga » (putain) aurait-elle eu une acception autre dans un autre pays que le sumal et dans un autre régime ? (pour les djihadistes, elle a une large signification et pourrait désigner par exemple toute femme qui ne mettrait pas le voile). Au Sénégal, le mot signifie dans la généralité, une femme qui vend ses charmes/dans le profond langage local (la signification originelle) la femme divorcée).

Yaay Booy” est souvent utilisé pour insister sur la contenance émotionnelle quand on s’adresse à sa maman chérie (P.87). L’expression qui a le plus de sens dans le récit est “Rambaj” anagramme de Jambaar et peut aussi en être un des antonymes par extension. Le mot désigne en son sens dénotatif, un mauvais génie, un esprit malfaisant qui écoute aux portes, dénonce, brise les amitiés, défait les couples et sème le désordre dans les esprits par le mensonge et le colportage (P.157). Rambaaj (le journal) représentait symboliquement cette appellation : Diviser, dire du mal pour faiblir !

Toutefois, on pourrait objecter sur l’utilité de l’écriture en Arabe de la sourate “Al kaffirun” surtout dans un contexte où Abdel Karim pensait au trouble que lui faisait la rencontre avec la mère d’Ismaïla, Ndey Joor Camara, la tenancière du restaurant “Çin-Gui”, cette femme au regard foudroyant. Cette sourate parle aux mécréants (P.180). Peut-être que la sourate “An Nisa” irait mieux ici ? Qui sait ? N’est-il pas envoûté par cette mystérieuse femme qui utilise le “Çurray” pour son mari, “ce baume pour l’âme…relaxant pour le corps avant que d’être un aphrodisiaque pour les sens : tous ceux qui croient l’inverse manquent de goût.” (P.157).

Conclusion

« Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr est un roman où le discours aura pris le pas sur la technique littéraire (même si le discours fait partie intégrante de la technique). Et l’auteur le maîtrise bien. D’autres personnages auraient cependant pu figurer en bonne place dans l’étude proposée : la belle Madjiguène, membre, puis ex-membre du groupe des six, (son idylle avec Vieux Badji), le petit Idrissa, fils de Malamine (le dernier protagoniste, le vrai, de l’histoire. Il a tué Abdel Karim avec la carabine du vieux Badji, Alioune (membre du groupe des six)…

Certains éléments du discours peuvent susciter quelques interrogations : l’argument d’une idéologie qui craint l’écriture, s’il se justifie (peut-être au contexte de l’époque), est peut-être désuet : l’idéologie moderne tend à réinventer ses sources.

La réflexion sur la guerre (P.284) n’était pas celle de trop sur une même question déjà abordée plus-haut (258).

Les réflexions (hautement intellectuelles) entre les deux mamans ont par moment fait ombre à ce qui les préoccupait : le deuil. Cela dit, « Terre Ceinte » de M. Mbougar Sarr demeure une œuvre maîtresse de la littérature. La précision des analyses, la profondeur des réflexions, tout cela fait de l’œuvre une référence sûre. Quand on l’a lue une fois, on ne peut pas ne pas s’y remettre !

Mamadou Socrate DIOP