Voici un livre où la démesure est l’unité de mesure. Un livre où l’hyperbole et la prosopopée sont la ligne de crête des réflexions acides et acerbes de Sony TANSI au sujet des dictatures ayant sévi dans les Etats honteux, Etats voyous de l’ère post-indépendantiste. Et la sentence sous la plume de l’auteur de « L’anté-peuple » se fait drue et incisive à souhait: « La dictature n’est pas une arme révolutionnaire, mais un moyen d’oppression« (p136). Déjà le titre pose problème, étant d’une ambiguïté qui éprouve la curiosité du lecteur.  Au moyen d’une fable romancée, Sony Tansi nous entraîne dans un monde « bizarre » et bigarré où la violence et l’oppression sont le mode d’expression du tyran le guide providentiel. Bienvenue en Katalamanasie, pays imaginaire d’une Afrique réelle, dont la capitale est Yourma. L’œuvre s’ouvre sur le chaos et se termine par l’apocalypse. Martial et les siens sont victimes des horreurs du guide providentiel depuis bien des années. Après avoir été expédié vers l’autre monde, celui des esprits, il déclara une lutte infernale à l’auteur de la fin de ses jours. Trouvant son attitude terrifiante, guide providentiel le suppliait: « Cesse d’être tropical Martial. J’ai gagné ma guerre, reconnais-moi ce droit-là. Et si tu veux continuer la bagarre, attends que je vienne. On se battra à armes égales. C’est lâche qu’un ancien vivant s’en prenne à des vivants« . Au nom de la vérité et de sa vocation, Martial fut sans doute l’un des obstacles gênants à la tyrannie du guide providentiel de son époque. Ce dernier en vrai tyran n’eut qu’un choix, l’exterminer, lui et ses arrières afin de s’assurer une tranquillité sans doute. Chose qu’il fit. Croyant pouvoir faire régner la discipline au sein de son territoire – ce qu’il omettait est que:  » la discipline est la force des armées mais elle n’est pas forcément la force des peuples. Parce qu’un peuple sait comprendre mais ne sait pas obéir.  » (pp 175. ) Le guide a beau avoir toute l’armée sous son contrôle, la mort de Martial ne lui apporta guère cette tranquillité dont il a tant rêvé. Refusant sa mort, Martial ne cessa guère de faire irruption dans le monde des vivants.  « Sois raisonnable, Martial, et dis-moi quelle mort tu veux mourir ?  » (p 15). Toute sa lignée à l’exception de Chaïdana, fut exterminée. Sa présence continuelle dans le domicile du guide providentiel sans une relation sexuelle fut le seul alicament qui permettrait à ce dernier de cesser de voir l’apparition répétée et agaçante de Martial. Chaque fois que le guide décidait d’une aventure sexuelle, la réalité le rattrape ; sa mésaventure. Martial était toujours là pour le hanter. Un mort qui perturbe un vivant. Aidée du docteur personnel du guide, Chaïdana trouva une issue pour prendre la clé des champs du domicile royal. Sa vie en dehors des murs du palais fut pour préparer son attaque. Elle devint Mme Oblatana (p. 50) et le soir du mariage avec Graciana (p. 67) le guide se l’appropria sans se rendre compte du monstre qu’incarnait cette femme pour lui; mais à sa grande surprise il assista à une réapparition répétée du haut du corps de Martial (p.69) chaque fois que le guide s’approchait de Chaïdana, la fille à l’identité fausse:  » les morts qui n’ont pas de vivants sont malheureux, aussi malheureux que les vivants qui n’ont pas de morts » pp 49. Politique, corruption, despotisme, tyrannie, un menu complet caractéristique des systèmes dits démocratiques de nos jours. « Si on n’est pas craint, on n’est rien. Et dans tout ça, le plus simple c’est le pognon. Le pognon vient de là haut. Tu n’as qu’à bien ouvrir les mains. D’abord tu te fabriques des marchés ; médicaments, constructions, équipements, missions. » Littérature, beaux arts, créativité comme les seules voix d’expression des âmes abandonnées à leur sort, Chaïdana voulut écrire pour « briser l’intérieur », s’y perdre, s’y chercher, y faire des routes, des sentiers, des places publiques, des cinémas, des rues, des lits, des amis, elle voulut écrire pour se sentir et pour y être, « elle écrivit son premier Recueil de sottises au crayon de Beauté… Elle composa des chansons, des cris, des histoires, des dates, des nombres, un véritable univers où le centre de gravité était la solitude de l’être. » Invention et sottises y sont également au rendez-vous.

« La vie et demie » est l’œuvre majeure de Sony TANSI. A cet effet, Théo ANANISSOH persiste et signe:

 » Sony Labou Tansi, c’est un écrivain en tir groupé. Sa décennie ce sont les années 1970. Il était en Afrique, au Congo, il participait régulièrement aux concours de RFI… Donc il est authentique, il est vrai et ses pièces le démontrent, les pièces de cette décennie-là. Puis il y a La Vie et demie… Vous savez, ce roman finit par une apocalypse, la fin du monde. Qu’est-ce qu’on peut écrire après ? En fait, Sony c’est l’auteur d’un seul roman. C’est comme ça que je le perçois. Il n’est pas un romancier ou un écrivain qui est dans histoire avec les hommes, mais qui les voit d’en haut en quelque sorte, un peu comme on perçoit le monde dans sa destinée. C’est comme ça qu’il est. Il se trouve que La Vie et demie est son premier roman. Naturellement, on a pensé qu’il commençait une carrière d’écrivain. Et en réalité non. C’était juste ce roman et ça devait s’arrêter. « [1]

Œuvre unique en son genre, grandiose, hermétique, codé, « La vie et demie » apparaît comme le lieu, le laboratoire, non, le laminoir où la langue française a été le plus trituré, essoré, tropicalisé. Sony TANSI y a mis tous les ingrédients en forgeant des expressions atypiques: « les gifles intérieurs », « le lit excellentiel ». C’est ici que le style de Sony a été le plus insolent, truculent, osé, flamboyant, « aboyant » aussi. Car derrière chaque sortie toute fumante de la forge de Sony, le lecteur entend des crépitements et des pétarades de colère longtemps contenu par cet auteur foncièrement épris de liberté dangereusement hostile à la dictature (Cf. La parenthèse de sang). A cet effet, il serait intéressant de noter cette remarque de

« Régal polyphonique, démonstration exceptionnelle d’inventivité langagière, réhabilitation d’une langue orale savoureuse, rejet de tous les tabous sans verser dans aucune complaisance, ce roman réussit tous les « tests poétiques de Bakhtine«  pour mettre en scène toute la force d’une littérature redoutable, affranchie des genres et des étiquettes, puisant aussi bien, à loisir, dans le conte traditionnel, dans la récupération de propagande ou dans la pure science-fiction, pour un final authentiquement post-apocalyptique »[2]

Toute la Katalamanasie reste marquée par le spectre de Martial. Martial mort, sa fille embouche la trompette de la vengeance. La chambre n° 38 de l’hôtel « La vie et demie » sera le lieu de l’extermination des hauts dignitaires du régime dictatorial. Tous y passaient par le sexe de Chaïdana pour rejoindre l’Hadès. Son sexe et champagne étaient les deux auxiliaires de sa prostitution, l’arme privilégiée avec laquelle elle tua les ministres et les officiers du Guide providentiel. Et le record est inouï: trente-six des cinquante ministres de la Katalamanasie rendront l’âme de ce champagne spécial de Chaïdana.

La présence des figures telles l’hyperbole, « elle lut la phrase autant de fois qu’elle était écrite soit quatorze mille huit cent soixante treize fois« , la comparaison et plein d’autres enrichissent la valeur littéraire de sa production. Tonalité comique par endroit, « piment dans les yeux, pétrole dans la bouche » (p.109) ; ironique par moment comme à la page 72 et 73 où on note une exagération ironique du viol de Chaïdana. On peut lire :

« Le Guide providentiel eut un sourire très simple avant de venir enfoncer le couteau de table qui lui servait à déchirer un gros morceau de viande [… ]. Le Guide providentiel retira le couteau et s’en retourna à sa viande des Quatre Saisons qu’il coupa et mangea avec le même couteau ensanglanté ».

Elle est unique et ne ressemble à aucun autre ouvrage, cette œuvre de Sony Tansi. « La vie et demie ». On ne peut sortir de cette œuvre gigantesque et dense sans se demander d’où l’auteur a puisé une telle inspiration ni comment il a pu agencer les idées pour produire ce « petit piment ». Car ce roman n’est pas très volumineux (192 pages) mais, il est d’une puissance telle qu’on ne peut le lire sans demeurer concentré. Le livre résonne parfois comme un chant de cygne, une annonce de malheur. Il est ‘d’un pessimisme palpable, vu la fin apocalyptique que l’auteur lui a donnée. Mais c’est aussi là que réside le prophétisme de l’écrivain car ce qu’il dénonçait naguère continue d’avoir le vent en poupe et les guides providentiels ont toujours pion sur rue et les  puissances étrangères qui fournissaient les guides n’ont pas cessé de s’y employer. Le livre est toujours d’actualité et quand on voit ce qui se passe au Togo, dans les deux Congos, l’on peut oser se demander si Sony n’avait pas déjà prédit ce que vivent aujourd’hui ces Etats honteux.  Comme on peut le remarquer, il est d’actualité cette observation de Sony Tansi

« Les routes allaient dans trois directions, toutes : les femmes, les vins, l’argent. Il fallait être très con pour chercher ailleurs. Ne pas faire comme tout le monde, c’est la preuve qu’on est crétin « … Tu verras : les trucs ne sont pas nombreux pour faire de toi un homme riche, respecté, craint. Car, en fait, dans le système où nous sommes, si on n’est pas craint, on n’est rien. Et dans tout ça, le plus simple, c’est le pognon. Le pognon vient de là-haut. Tu n’as qu’à bien ouvrir les mains. D’abord tu te fabriques des marchés : médicaments, constructions, équipements, missions. Un ministre est formé – tu dois savoir cette règle du jeu – , un ministre est formé de vingt pour cent des dépenses de son ministère. Si tu as de la poigne, tu peux fatiguer le chiffre à trente, voire quarante pour cent. Comme tu es à la Santé, commence par le petit coup de la peinture. Tu choisis une couleur heureuse, tu sors un décret : la peinture blanche pour tous les locaux sanitaires. Tu y verses des millions. Tu mets ta main entre les millions et la peinture pour retenir les vingt pour cent. »

Gervais Dassi

Référence Oeuvre: la vie et demie (192 pages)

Auteur: Sony Labou Tansi

Éditions : Seuil, septembre 1979

[1] http://www.rfi.fr/afrique/20150614-theo-ananissoh-sony-labou-tansi-auteur-seul-roman

[2]  https://charybde2.wordpress.com/2014/03/20/note-de-lecture-la-vie-et-demie-sony-labou-tansi/