Colorant Felix : Une philosophie incarnée dans la chaire de la réalité contemporaine.
Si pour Blaise Pascal « l’homme est un roseau pensant », la pensée s’avère une condition sine qua non à la nature humaine. Seulement, tout penseur doit absolument orienter sa pensée vers la réalité existentielle de son temps dans le strict respect des principes de la nature et des normes sociales et éthiques. Et ce faisant, le sachant penser trouve à la société à laquelle il appartient les diètes aux maux quotidiens, surtout à ceux capitaux qui empêchent le commun des mortels d’avancer sereinement vers leur fin en se réalisant adéquatement. C’est justement ce qui a préoccupé l’Abbé Destin AKPO dans son intense désir de soustraire aux lèvres de ses lecteurs engouffrés dans le traumatisme infligé par le Coronavirus, des sourires grâce à son chef-d’œuvre intitulé Colorant Félix. Nous voici une fois encore en face d’une œuvre littéraire, une révolution de la pensée dans la littérature négro-africaine qui nous imprègne de plain-pied des réalités purement africaines. La question qui préoccupe l’abbé Destin est celle relative à l’homme. Comment s’y est-il pris ? De quel homme s’agit-il ? Quelle résonance porte cette anthropologie dans le vif de la pensée contemporaine ?
Colorant Felix : Une anthropologie des passions humaines et de l’identité culturelle africaine.
L’homme dans sa pluridimensionnalité doit manifester sa joie quoiqu’en soit sa situation de vie. Concrètement, parler de la joie humaine, c’est orienter toutes les actions et les entreprises vers la satisfaction de l’homme et de tout homme, vers le bien-être et l’épanouissement proprement humains. Il s’agit de viser le bonheur de l’homme dans toutes les dimensions de son être et dans les limites de ses possibilités. Par rapport à cette question qui retient l’attention de l’abbé, le bonheur instamment désiré implique ce que Hegel appelle le devoir de la reconnaissance réciproque et qu’il considère comme le problème de l’homme par excellence. Cette réciprocité se traduit par la reconnaissance de l’homme dans son humanité, dans sa liberté, dans sa dignité, dans ses droits et devoirs. En effet, pour que chaque homme se réalise et rende sa joie autonome, il faut qu’il rende autonomes ses propres actions, et en même temps, celles de ses pairs qui en retour pourront reconnaitre réciproquement les siennes, au nom des principes de liberté et de rationalité dont tous les êtres sont pourvus de fait. Ceci fait intrinsèquement appel à la différence spécifique qu’est la raison mais aussi à la marque culturelle qu’est l’identité. « Avant, avant, loin, loin là-bas dans les temps passés, avant que les Yovo (Blancs) ne disent sans honte que les hommes peuvent faire allègrement et légalement avec les hommes ce que les hommes responsables et matures font avec les femmes responsables et matures et qui donne des enfants normaux, avant que l’on ne nous dise que les femmes peuvent vivre avec des femmes et élever les pauvres enfants d’autrui, avant que l’on ne nous dise que l’argent est plus important que le troc et la solidarité, avant qu’on ne nous dise que pour visiter son frère de même sang et de même terre, il faut s’annoncer et demander rendez-vous, nos mères teintaient leurs tissus avec Galola et Indigo. Et puis en ce moment-là, pour se mettre à l’aise, il suffisait de rentrer dans la brousse. Quelle sensation de faire cette affaire-là dans la nature et d’entendre les mouches chanter leur reconnaissance pour la nourriture que vous leur donnez gratis ! On pouvait aussi le faire à l’air libre, sur le tas d’ordures où le cochon posté derrière attend que vous libériez la boule pour la savourer à chaud. Oh, quel paradis perdu ! »p.19-20
S’appesantissant sur la culture africaine, la pensée de l’abbé AKPO s’est penchée sur un type d’homme capable de s’affirmer et d’affirmer son identité. « Moi, Ahouangan Toukpossↄ, qui ai été témoin du débarquement de la Lombalgie (Lombardie) en 1945, fait blêmir l’empereur Hiro-Awonto, fait la guerre des tranchées (…), qui mieux que moi pouvait écrire les mémoires des anciens réunis sous l’arbre à palabres ? ».p.15. Ainsi, dans un style clair et limpide, comique mais instructif, un point d’orgue a été mis sur la valorisation de la culture africaine plus précisément celle dahoméenne dans l’ensemble de l’ouvrage. Colorant Félix : Un titre qui n’a l’air de rien et qui en réalité semble ne rien avoir avec ce fameux virus du Corona. Ce qui justifie une fois encore de la part de l’abbé un travail à la fois originel et original mais surtout minutieusement empreint de discrétion. Composé de trente palabres, Colorant Félix peut se résumer en cet adage populaire des Danxomèvijiji [nous nous sommes permis de nous inscrire dans la chaire de l’abbé Destin] « Ahwli Kponuwa zon ahandjè bo é yi jè yovohan wanii. Hwetè nu wè mi ka na da miton bo saxa yovo do? » (Ahwli Kponuwa a fait une commande de boisson et son serviteur lui a apporté la boisson des Blancs. Et il questionna : Quand est-ce que nous Africains, produirons notre boisson locale et vendrons aux Blancs ?). Ainsi, le père Destin s’inscrit acharnement dans la lutte pour la valorisation de la culture africaine à travers un éveil systématique de la conscience historique de l’Afrique, en osant partir de la langue même de cet Africain dont il veut être écouté et en laquelle il a désiré clamer haut et fort sa hargne de nous voir esclaves d’une culture exogène. Il invite bien plutôt à une exogénéité de la pensée. « Béni soit Sɛgbo Lisa qui a donné l’intelligence à l’homme en lui montrant qu’il pouvait prolonger la vie de ses semblables en égorgeant les palmiers à huile et en extraire le jus. »p.12
Colorant Felix : Une pensée en sortie pour le besoin de perspectives paradigmatiques.
L’auteur de Colorant Felix n’a pas fait œuvre que de génie littéraire, il a surtout fait preuve de courage intellectuel et d’audace humaine. Il a eu l’intrépide audace de nous sortir des paradigmes vétustes mondjin é non blo gbon ; mon djin é non nyi gbon (c’est ainsi que ça se fait ; c’est comme ça que ça se passe). Et cela relève d’une importance on ne peut plus capitale. En effet, le mondjin’énonblogbonisme est l’un des maux dont souffre l’Afrique en général en raison de son embrigadement par la Tradition et dans la Tradition qui pourtant se nie là où elle ne devrait pas l’être. On ne veut surtout pas paraître trop Africain au risque d’être différent d’une norme, laquelle est européenne : acclamation anodine d’une façon de faire, d’une coutume, d’une culture qu’on érige en originale pour passer pour déviante ou démesurée la sienne propre.
Le Père Destin AKPO nous invite plutôt à opérer une sortie de chez soi, à lever les verrous de l’originalité de notre culture qui nous identifie et nous détermine pour la vendre, et la vendre autant chèrement que les autres nous vendent la leur. La littérature négro-africaine doit parler africain : c’est le premier signal fort qu’il émet en faisant usage de personnages, d’expressions, de phrases, de passages, de circonstances, de trames et même de façons de penser purement africains et en langage proprement africain.
« De Gonnas Pedro à Ricos Campos en passant par Marcelline Aboh, de solennelle mémoire, le Détin et son eau ont été glorifiés :
« Fofo, ahan tɛ wɛ yↄn hu Soɖabi
Mi ba Soɖabi ma nu kↄfo ɖokpo»
D’autres noms d’arrogance du Soɖabi étaient évoqués à la grande stupéfaction du malheureux messager :
Kanyi kanyi
E non gomè ma mu go
Kpɛtɛ shi
Et la partie de dégustation de l’alcool reprit de plus belle. »p.23
Avec luxe, il ébranle l’arme de nos langues locales en acte fondamental pour l’éveil d’une conscience historique au cœur du contemporain. Car, il y a une mentalité renfermée sur soi ou en quête de sa propre perte, par l’effort de s’homogénéiser à un autre modèle qu’il faut absolument combattre et détruire.
La mentalité erronée de nombreux Africains croyant à l’hégémonie occidentale dans toutes ses dimensions résulte du constat selon lequel l’homme noir est quasi-absent voire indigne de tout débat en vue d’un universel-concret. C’est de cette aberration intellectuelle que vient nous sauver Colorant Félix en faisant montre d’un génie africain avec des armes africaines : une originalité unique en son genre. Il urge de souligner que la culture africaine garde une vitalité déjà perdue en Occident. Les panégyriques, les proverbes, les chants et les danses dont l’auteur fait mention ne sont rien d’autres que nos armes culturelles qui règlent facilement les conflits conjugaux et interpersonnels en favorisant une convivialité sans pareille. Il est donc impérieux que nous ayons une conscience aigüe de notre identité afin que notre particularité soit, d’un ressort de conviction, chose déjà universalisable.
« C’est l’enfant qui n’a jamais franchi la porte de la case paternelle qui crie sur tous les toits que c’est sa mère qui cuisine la sauce la plus succulente au monde. »p.101
« Quand les fourmis magna sont rangées en bataille et que tu jettes un bâtonnet dans leur rang, ne sois pas surpris de sentir des picotements dans ton pantalon. ».107
« Quand un enfant ne sait pas se laver les mains, il lui sera impossible de manger dans la même calebasse que les anciens »p.107
« Quand un enfant ne sait pas se laver les mains, il lui sera impossible de manger dans la même calebasse que les anciens »p.107
« Qui se mouche sur la chemise de son frère en pensant lui faire du mal, c’est lui-même qui étale aux yeux du soleil son manque d’éducation et sa malpropreté. »p.109
« Le mouton qui fait ses besoins sur la place publique pense faire du mal aux balayeurs, c’est son propre derrière qu’il salit. ».p.109
« « Tant que le baobab sera debout, assis sur ses racines, la sécheresse ne sera pas mortelle, puisqu’on y trouvera toujours de quoi tromper sa faim. ».p123
« Nul ne crache dans l’eau qui le désaltère, tout comme personne ne jette des ordures dans le puits après avoir bu. »p.129
« Tant qu’il y aura à boire, il y aura à dire. »p.139
« C’est le poussin qui s’éloigne des ailes de la mère poule qui se livre en pâture à l’épervier et aux serpents. »p.157
« La parole, c’est comme la pluie. Dès que sonne l’heure, elle finit toujours par descendre sur la terre pour féconder le cœur des hommes et aiguillonner leur esprit en le rendant sensible aux susurrements du souffle divin et du message dont il est porteur. ».p187
Ainsi, dans le souci avéré de nous sortir du mondjin’énonblogbonisme, l’abbé AKPO s’est audacieusement illustré en honorant certaines langues locales en l’occurrence le Fon et le Mina à travers les pages de Colorant Felix. Nous comprenons avec lui que forcer la pensée en cherchant à tout traduire dans une langue étrangère lui fait perdre son originalité. Les mots talopkémi, sodabi, adjago, gnonmilin, fifobo, ahowé, détin, galota, awovi, sègbo-lissa…sont désormais promus à l’international. Nous voici en face donc d’une philosophie en sortie. Autant nous sommes quelques fois contraints de parler leurs langues, autant nous devons leur servir nos propres langues qui n’ont pas moins le pouvoir de nommer les choses de la nature et nos réalités existentielles présentes chez nous plus que partout ou même exclusivement.
Colorant Felix : Un impératif catégorique à l’éveil de conscience et au développement.
En guise de conclusion, nous voudrions retenir que le devenir de tout pays passe forcément par la constitution de sa conscience historique et culturelle en marche. L’éveil de la conscience historique occupe donc une place indiscutable. C’est cette compréhension qui a obligé l’abbé Destin AKPO à faire des investigations dans l’espace de la philosophie critique de l’histoire de son peuple en mobilisant des ressources herméneutiques pour questionner l’Ethique sociale du Dahomey contemporain. C’est la carte blanche donnée à l’importance pour les Africains d’étudier leur histoire authentique et leur véritable civilisation. « C’est pourquoi je disais que la guerre boologique, ça nous connaît. À Ouidah, il existait cinq forts : fort portugais, fort français, fort anglais, fort danois et fort hollandais. Le Dahomey devint indépendant et s’appropria par exemple le fort portugais. Mais qu’est-ce que les Portugais ont trouvé de mieux à faire que de brûler le fort portugais ? En 1958, à la veille des indépendances, après que les Africains ont vu les Yovos détaler, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, devant les coups de canon et hurler de douleur, en 1958, pendant que le général De Gaulle engageait à Brazzaville la décolonisation de l’Afrique Noire, en cette même année, sous la férule de Léopold II, les Belges exposaient encore des hommes et des femmes congolais dans une sorte de parc zoologique humain. Ils les mettaient dans des cages à animaux et les maltraitaient. Et le comble, c’était que chaque jour que le Bon Dieu a fait, ces congolais devaient essuyer les humiliations belges. » p.117-118. C’est justement dans cette optique que l’auteur de Colorant Felix fait la restitution des épisodes historiques de la deuxième guerre mondiale, du royaume de Danxomè, en l’occurrence à l’ère du roi Adandozan considéré jusqu’à présent comme le pire des rois, etc. Il est donc temps pour nous Africains de prendre conscience de la valeur de tout ce qui constitue notre culture, de la densité et de la richesse de l’histoire de notre chère Afrique, mère des quatre autres continents.
Modeste WINDEHOU