Interview avec Houénou KOWANOU: « Entre le béton et la plume »

Interview avec Houénou KOWANOU: « Entre le béton et la plume »

« Je voudrais ressembler à moi-même. » Houénou KOWANOU

Ainsi se définit, chers amis; celui que nous recevons en interview pour vous ce lundi. Houénou KOWANOU est un écrivain percutant qui manie à la perfection aussi bien la plume que la truelle, puisqu’il est aussi Docteur en Génie Civil. L’homme est dense et son oeuvre. Mais qui est-il en réalité?

BL : Bonjour Mr Houénou KOWANOU. Merci pour nous avoir accordé cet entretien. Qui est Houénou KOWANOU ?

HK : Bonjour. Tout le plaisir est pour moi d’être en votre compagnie. C’est moi qui vous remercie pour l’invitation. Mon nom c’est Houénou KOWANOU. Je suis né le 24 mars 1956. Je suis d’Avrankou, (quartier Latchè-Ouèzoumè comme le dirait l’autre). Je suis marié, père de deux enfants. J’ai fait le cours Primaire à Avrankou, le Premier Cycle du Secondaire à Notre Dame de Lourdes à Porto-Novo et le Second Cycle au Lycée Béhanzin à Porto-Novo. J’ai obtenu un BAC D en 1977 et j’ai fait le Collège Polytechnique Universitaire. Aujourd’hui je suis fonctionnaire à la retraite Je suis Docteur du Génie Civil.

BL : Vous êtes Technicien Bâtiment de formation à l’origine, comment vous êtes-vous mué en écrivain accompli ?

HK : Je n’avais que deux ans quand mon père est décédé. Il a laissé à sa veuve ménagère la charge d’une fille et de deux garçons dont moi, le plus petit. Confronté tôt aux difficultés de survie, je me suis vite rangé dans les chevaux de énième poteau ; je suis alors contraint de travailler plus que les autres parce que notre mère tenait à ne pas voir ses enfants devenir les derniers des hommes. Dès lors, chaque journée sans pain se vivait comme une éternité de souffrance. Dans la jungle de la nature, je me suis découvert dans la posture de la fragile créature dont l’innocence n’est ménagée par aucun prédateur, les gladiateurs de la société. J’étais donc devenu un sujet moi-même.

En classe de sixième à Notre-Dame de Lourdes, nous avons étudié en Français « La Versification Française« . Dès les vacances, j’ai commencé à écrire de petits poèmes, surtout à l’adresse de celui qui m’a mis au monde et que je n’ai pas connu. En classe de Seconde au Lycée Béhanzin, nous avons commencé à étudier les œuvres complètes en Français. Pendant les vacances, j’ai commencé à écrire mon premier roman. En résumé, j’ai commencé à écrire au Secondaire alors que je suis devenu Technicien à l’Université.

BL : Alors que Victor Hugo avait dit qu’il serait « Chateaubriand ou rien », dans une interview que vous donniez à Amour Gbovi de fraternité le 9 novembre 2005, vous écriviez ceci : « en matière d’écriture, je n’ai pas d’icône ; je voudrais ressembler à moi-même. » Audace ? Soif d’originalité ?Avez-vous réussi à ressembler à vous-même ?

HK : L’idée portée par ma déclaration de 2005 n’a pas pris de ride. « Je voudrais ressembler à moi-même. » Ce n’était dicté ni par un souci d’audace ni par une soif d’originalité ; ce n’est même pas l’expression de la tendance nombriliste d’un orgueil indiscret. Si j’avais une icône, je me serais rangé derrière une asymptote qui me ferait de l’ombre. L’Icône dont on suit les traces ne vous fait pas un procès franc en cas d’erreur. Ecrire en son âme et conscience parait plus exigent. La conscience va au-delà du procès ; elle vous met en prison ; prison des solitudes, prison des méditations.

Certes, il y a deux Artistes à qui je voudrais ressembler ; Il s’agit de G.G. VICKEY et de MYRIAM MAKEBA. Ils ne sont pas sur la même piste que moi. C’est simplement des figures de l’Art Total ; et c’est ce qui me plait.

Je suis désolé, je n’ai pas réussi à ressembler à moi-même. Aujourd’hui, j’ai édité 6 livres (3ouvrages littéraires et 3 essais scientifiques), mais mon message ne passe toujours pas encore. J’ai un autre roman en chantier. Mais Je suis en train de me formater pour un essai philosophique dans lequel j’appellerais un chat un chat. C’est mon souhait, c’est mon rêve, c’est mon défit et pour moi, c’est important. Si j’y parvenais, je serais proche de ressembler à moi-même.

BL : Des « Enfants de la poubelle » au « Colonel Zibotey » on vous voit tracer l’ombre de ce Tobi qui évolue comme votre double. Est-ce vous Tobi dans la vraie vie ?

HK : La nature a des stéréotypes et des compatibilités parfois réversibles. Par exemple les bons sont toujours gratifiés et les méchants toujours punis. Si dans une situation cette morale n’est pas respectée, c’est surement que le temps n’a pas fini de faire son œuvre ; dans les rapports humains les rimes les plus connues sont des constantes : elles s’appellent persécution, souffrance, humilité, délivrance. Il n’est donc pas surprenant que deux personnes dans une même posture de souffrance se ressemblent. Mais ici, Tobi a sa vie, j’ai la mienne. La ressemblance n’a pas été particulièrement voulue.

BL : Le Tobie de la Bible a perdu la vue. Le vôtre aussi. Votre œuvre romanesque serait-elle une réécriture du Livre de Tobie ?

HK : Je ne suis pas qualifié pour oser pratiquer la réécriture d’une histoire Sainte comme celle de Tobie. Pour être franc, j’avoue mon ignorance. Je ne connais pas l’histoire de Tobie de la Bible. Selon les littératures, l’histoire de Tobie appartiendrait à l’Ancien Testament et daterait du IIIème au IIème siècle avant Jésus Christ. Tobie serait Juif. Si mon Tobi a souffert de la cécité comme lui, c’est surement une coïncidence. En ce qui concerne le nom, mon Tobi est béninois du XXème siècle après Jésus Christ ; il est de n’importe quelle collectivité béninoise ; il porte un nom Nagot populaire qui n’a aucune connotation confessionnelle. Tobi est diminutif de « Olorun Tobi », ce qui signifie littéralement « Dieu est grand. » Dans « le Colonel Zibotey » ce nom symbolise l’Espoir des opprimés, la raison de continuer la lutte quand bien même on se trouve au creux de la vague.

BL : Dans « le Colonel Zibotey » On assiste à un merveilleux éclectisme stylistique et iconoclaste où tous les genres littéraires sont présents : le hanlo, le han, le tan, le poème, l’énigme, la devinette, le proverbe etc…Un tel choix stylistique cache nécessairement sinon un mystère ou une énigme, du moins un projet littéraire…

HK :  Le respect strict des règles littéraires d’une langue suppose l’adoption quelque part des charges culturelles induites. Si nous, ressortissants d’une culture donnée, excellons dans la littérature d’une langue étrangère, cela sous-entend que nous concédons une acculturation évidente. Or, qu’est-ce qu’elles sont riches nos propres valeurs ! Un gros volet en est par exemple : « Ce que disent les chansons traditionnelles béninoises. » Il faut plus qu’une traduction pour expliquer à quelqu’un tout le bonheur que nous ressentons à écouter une chanson de chez nous, (le choix de la langue, l’association de plus d’une langue, les subtilités diverses, les rythmes, les messages et leurs formulations, les thèmes, l’humour, l’amour, le cultuel etc. etc.) Il va sans dire que si nous n’avions pas de créneau pour loger de temps en temps nos préoccupations culturelles, la meilleure attitude serait de lâcher la plume pour ne pas tuer notre propre culture. Disons-le, le Français est aujourd’hui trop lourd pour appartenir à la seule petite France. Si les cultures étrangères dont les nôtres ne trouvent pas de place pour alimenter cette langue, elle va mourir dans les bras des académiciens comme une enfant gâteuse surprise par une faim à elle imposée par ses parents réticents à utiliser des « faux jetons » pour lui sauver la vie. Les traces de notre culture qui ont été remarquées dans mes écrits, je voudrais m’en réjouir, mais je ne crois pas avoir déjà fait assez, quel que soit le nom que prendrait la technique de suture.

BL : Vos œuvres vous illustrent en tant qu’un réel homme de culture et de tradition et vous n’avez pas manqué de le démontrer dans « le Colonel Zibotey ». Quelle est votre opinion sur le rapport tradition modernité ?

HK : La nature ne connaît ni tradition ni modernité dans ses résolutions. Le bien, c’est le bien et le mal, c’est le mal. Il s’agit là d’une heureuse compatibilité. Il suffit d’une simple humilité pour comprendre, quelle que soit la mire utilisée. J’écris des pages de vie, et non pas des pages de sujets traités selon le prisme moderne ou le prisme traditionnel. J’ai vécu des vérités que je ne saurais raconter selon la modernité ou la tradition. J’ai un exemple :

Une nuit de 1992 ma voiture a été volée de son garage, dans ma cour à Cotonou. Après les déclarations d’usage à la Gendarmerie et à l’Interpole, j’ai arrêté toute action de recherche. Mon mécanicien en mission au nord au moment des événements, n’était pas d’accord avec moi. Il a dit que lui a accès à ma clé et qu’il se doit de chercher le véhicule pour se justifier auprès de moi. Dès son retour, il m’a demandé de l’accompagner quelque part. Nous avons été dans le Département du Mono. Le vieux que nous avons visité devait nous aider à retrouver le véhicule. Après ses consultations, le vieux me parla directement :

  • Je dois d’abord te donner des conseils personnels : le véhicule, que tu as perdu, laisse-le partir. Ne le cherche plus. Souviens-toi de qui tu es. Tu as été un enfant qui ne devrait pas vivre ; tu as survécu sous l’étonnement de tous tes oppresseurs. Tu ne devais pas aller à l’école ; sans moyen tu as pu aller et tu t’en es même sorti puisque tu as pu acheter une voiture. Quelqu’un prend le véhicule, tu laisses tout et tu cours derrière la voiture. Je t’apprends que les problèmes qui t’attendent dépassent l’affaire de véhicule volé. Il y a un jour que certainement tu n’as pas oublié. Ce jour-là, il y a eu tel et tel événements. Ça ne fait pas si longtemps ; te rappelles-tu ?
  • Oui, je me rappelle, dis-je en ajoutant un autre événement du même jour.
  • Ce jour-là, tu as été empoisonné. La nature t’a protégé. Tu ne sais même pas que tu as ingéré du poison. Mais, tu dois te connaître pour rester en harmonie avec la nature. Entre temps, tu as acheté un fusil. L’arme n’a pas fonctionné longtemps, parce que toi, tu ne dois jamais porter une arme, surtout l’arme à feu.  Tu ne peux pas aller à la chasse, tu ne peux même pas accompagner quelqu’un à la chasse ; tu ne dois être quelque part où l’on fait du mal à un être vivant. Si la vie d’un animal doit être sacré pour toi, imagine à quel niveau la nature t’attend pour la vie humaine. Tu ne dois faire du mal à personne, même si cette personne s’appelle voleur.

Parlons de ton voleur. A l’heure où nous parlons il est en sommeil. Il est en pleine sieste sur son lit à Cotonou. Ton véhicule se trouve dans le garage d’une maison. Il est sous bâche dans un village situé entre Porto-Novo et la frontière Nigériane. Si le prendre est ta décision, je t’accompagne chez lui, et avec la police nous irons ensemble soulever la bâche pour ramener le véhicule. Mais les conséquences seront terribles pour toi. Le voleur (celui qui a commandé le vol) est un fonctionnaire ; si nous le prenons il va perdre son job. Après la prison, il va passer tout le reste de sa vie à te nuire. Or, un autre véhicule t’attend et bientôt tu vas l’acheter. Pour te prouver que je ne te raconte pas des coups, je te parle un peu de toi. Je vois un genre de râteau au-dessus de ta toiture ; ai-je bien vu ? qu’est-ce que c’est ?

  • C’est mon antenne de télévision.
  • Actuellement, une canne passe devant ton portail avec ses canetons. Tu élèves des canards ?
  • Non ; c’est mon voisin qui élève des canards.
  • Parlons d’autre chose. Ce que la nature te réclame n’est pas extraordinaire. Tu as déjà rempli ses critères ; il suffit de te remettre en causes. Tu as payé la dette de quelqu’un…Te rappelles-tu ? Observe tes comportements en ce temps-là, et compare à ce que tu deviens.

L’histoire à laquelle il faisait référence s’est déroulée pendant que j’étais au nord du pays. J’étais au poste de contrôle sur un chantier. Un jour, pour une course en ville entre 11H et 12H, je sortais du chantier. Mais avant le portail, je remarquai un attroupement dans un coin du chantier. J’arrêtai mon véhicule pour poser des questions. Il y avait deux policiers dans le groupe. En résumé, un ouvrier de mon chantier devait de l’argent à quelqu’un ; il n’aurait pas les moyens de payer. La police serait venue pour l’arrêter. J’ai d’abord reproché aux Policiers la procédure. Le vieux qui devait avait une mine de bête traquée. Il était sans parole. J’ai demandé le montant de sa dette. Le montant dépassait mon salaire. Mais avec le complément de salaire que me payait le projet dont je suivais le chantier, je pouvais payer la dette. Alors, j’ai demandé aux policiers s’ils peuvent le laisser jusqu’à la fin du mois. Ils m’ont dit que si j’en prenais un engagement ferme, ils vont le laisser et attendre le remboursement à la fin du mois en cours. J’ai donc demandé à la police de le laisser. A la fin du mois, je lui ai remis les sous ; il a été au commissariat et il a payé. Quelques semaines plus tard, pendant que moi, je m’efforçais à l’éviter pour ne pas l’entendre me dire Merci, il m’a abordé. Il m’a fixé un rendez-vous pour me parler. Pour faire court, il m’a raconté ce qui suit :

L’entreprise dont il est ouvrier avait gagné trois chantiers de milliard.  En tout, environ 4,5 milliards de francs CFA (avant la dévaluation). Il aurait consulté pour demander comment s’y prendre pour arriver à bout de ces travaux sans problème. Il lui aurait été révélé que son seul danger serait le contrôleur en charge de son chantier de telle ville. Je serais trop sévère et capable par moi seul, de faire fermer son Entreprise. Il aurait négocié mon remplacement auprès de la Direction du Projet. Il aurait essuyé un refus de ce côté-là. Il aurait donc décidé de se faire justice. Abordé dans la discrétion, lui, l’ouvrier aurait amené l’Entrepreneur chez un opérateur. L’opérateur aurait enterré un bœuf vivant en leur présence et leur aurait fixé une date pour que leur victime cesse de vivre. Le délai serait passé sans aucun événement. Furieux, l’Entrepreneur et lui l’ouvrier se seraient rendus chez l’opérateur pour l’injurier. Bien que celui-là leur ait fixé un nouveau délai, ils se seraient rendus plus au nord pour voir un autre. Celui-là aurait opéré avec un cheval en leur présence.  Le 2ème délai du 1er opérateur serait passé et le 1er délai du 2ème opérateur serait aussi passé.  Et, toujours pas d’événement. Et pourtant chacun des deux opérateurs individuellement aurait certifié que le contrôleur n’était vacciné contre rien ; il n’avait donc aucune protection.  Alors, la décision a été prise de m’empoisonner.

L’ouvrier s’est alors étonné qu’à cette étape, je sois intervenu naïvement pour le sauver de la prison. Sa confession d’aveu a été si franche. Il était devenu mon ami.

C’était à tous ces événements que me renvoyait le vieux du Mono.

Je ne voudrais pas commenter. C’est une page de vie. Je ne sais pas s’il doit y avoir une façon moderne ou traditionnelle de vivre les événements ou une façon moderne ou traditionnelle de les raconter. Je préfère les pages de vie.

BL : Nul ne peut lire l’un de vos œuvres sans s’extasier du pur délice littéraire et humoristique. « Corriger les mœurs en riant », tel doit, selon vous, être le credo de tout écrivain ?

HK : J’ai une impression permanente : une seconde de vie sans sourire, c’est une éternité de chagrin sans espoir de consolation. Je comprends les films d’horreur et leurs auteurs, mais je préfère les humours et les comédies. En tant qu’artiste, je n’ai jamais souhaité faire pleurer mes lecteurs. Il faut se dire aussi que je ne suis pas insensible à ce que j’écris. Dans « Les Enfants de la Poubelle » une phrase apparemment banale m’a fait couler des larmes. Alors qu’elle avait épuisé tous ses arguments de persuasion, Madeleine étendue sur un lit d’hôpital, s’adressait à sa mère pour vouloir lui inspirer la pitié ; « Maman, qu’est-ce que j’ai fait ? » Le cœur de persécution n’avait pas entendu. Le cri de détresse était resté incompris ; j’ai donc coulé des larmes pour la situation de vacuité autour de Madeleine qui n’avait plus rien à sacrifier pour se relever.

BL : Avec « le Colonel Zibotey » on voit Tobi souffrir le calvaire avant de parvenir au succès. La souffrance est-elle un mal nécessaire ?

HK : Souffrir et parfois lourdement avant de réussir, c’est le régime normal de compensation de la nature envers toute personne ; bien vrai la personne doit être consciente de vouloir améliorer les conditions de sa vie. Cela signifie que vouloir évoluer, c’est décider d’avancer malgré les obstacles qui pourraient se dresser devant soi. L’obstacle est donc une chose normale de la vie. Celui qui incarne l’obstacle sur notre chemin n’est donc pas un ennemi, mais une borne d’orientation qui nous indique sans ménagement le chemin de la suite de nos difficultés ou le chemin de la loge de notre bonheur.

BL : « Le Colonel Zibotey » est un carrefour des vices tels que la méchanceté. Violence, l’inceste l’homosexualité, vous faites habiter en une seule personne tant de perversités. Est-ce une manière pour vous de prendre cause et effet pour Tobi que vous illustrez comme un souffre-douleur dans le livre ?

HK : Comme dit plus haut, la nature connaît les compatibilités. Les vices sont des costumes prêt-à-porter. Les symboles du mal peuvent s’en vêtir sans soucis pour la taille, les couleurs, les nombres, etc.  Et pour que Tobi paraisse très propre, il fallait que Zibotey soit très sale à côté pour l’accompagner dans ses aventures.

BL : A vous lire entre lignes et interlignes on comprend que les figures féminines que vous portraiturez dans votre roman sont un démenti de cette pensée qui identifie la femme au sexe faible. Pour vous, qu’est-ce que la femme ?

HK : Je vais raconter une histoire ; une histoire sadique ; pourtant, c’est mon histoire. Aujourd’hui, je peux prétendre avoir été aussi à l’école. Au départ, ce n’était pas évident. Mon grand-frère avait abandonné l’école du vivant de notre père. Ce n’était que normal ; notre père n’avait pas les moyens. Ma principale chance à moi, c’était la mort de notre père en 1958.  Pendant le deuil de mon Grand-père en 1965, j’étais au CE1. Il y a eu une réunion de famille. C’était dans le salon de mon père. En novembre 1965 donc, j’ai enregistré les premiers des quatre actes majeurs qui ont fondé ma vie scolaire :

Acte 1 :

Femme ; dit le chef de famille. La présente séance a déjà assez duré. Avant de la lever, nous t’invitons à écouter attentivement ce qui te concerne. Je te parle des enfants. Tu n’as amené chez nous que tes seins. Les enfants, c’est ici que tu les as eus. Donc tes enfants, ce sont nos enfants. Ils n’ont aujourd’hui ni père, ni grand-père. A partir de cet instant, tu vas les laisser à la charge de la collectivité. Mets ton garçon aîné à la disposition de l’oncle Menuisier ; les enfants de son oncle sont maintenant tous en ville pour raison de scolarité. Ton garçon s’occupera des bœufs et des champs.

Tu ranges les affaires de ta cadette ; elle va se rendre en ville pour aider sa tante dans les tâches domestiques.

Quant au benjamin, on t’interdit de lui faire perdre davantage le temps. Voilà que sans consulter qui que ce soit, tu entreprends des actions lourdes de conséquences. Dès demain ce garçon reste à la maison. Lorsqu’il aura atteint l’âge d’apprendre un métier, tu l’enverras dans un atelier de réparateur vélos et tu solliciteras notre participation aux frais d’apprentissage. Chacun ici le sait déjà ; le moment venu, nous devrons mettre la main à la poche.

De longues discussions nous ont permis d’aboutir à ces résolutions. On n’a pas d’autres choix.

Acte 2

Je vous remercie pour la marque d’attention. Je ne suis que ménagère ; mon benjamin est au CE1. Pour le mettre à l’école, je n’ai pas eu besoin de quelqu’un ; pour lui dire de rester à la maison, je n’aurai besoin de l’aide de personne. Avant que mes larmes de souffrance deviennent du sang, j’irai vous voir. Mais en attendant, mes enfants n’iront nulle part. C’est mon choix et je l’assume.

Acte 3

Je suis Enseignant ; je tiens votre garçon au CE2. Je sais qu’il est orphelin de père ; Madame, vous avez de la chance. Vous avez un garçon intelligent. Il travaille bien et vous devez le soutenir. Vous faites certainement beaucoup pour lui déjà. Malheureusement, ce n’est pas encore assez ; vous devrez redoubler d’effort ! Quinze jours d’absence en classe pour l’achat d’un cahier de quinze Francs CFA, c’est trop ! En plus des fournitures, il faut lui assurer ses repas à l’heure ; il faut le vêtir décemment ; il faut le soigner ; si possible il lui faut un répétiteur. Et dès qu’il aura atteint le collège, s’il travaille toujours bien, il pourrait obtenir une bourse et poursuivre ses études avec l’aide de l’Etat.

Madame ; remettez-moi ce garçon ; je vais le garder avec mes propres enfants. C’est pour vous aider.

 Acte 4

Merci Maître. Mon garçon sait qu’il est orphelin, seulement il ne sait à quoi cela l’engage. Il n’a pas conscience de son statut. Je ne peux pas vous le laisser ; il n’a pas besoin que du matériel. Il doit vivre les conditions qui sont les siennes pour bien les connaître.

Epilogue

En 2014, dans la fièvre de la soutenance de ma thèse de Doctorat du Génie Civil BAC +10, des collègues m’ont demandé de leur offrir un pot ; ils m’ont conduit dans un bar que je ne connaissais pas. J’y ai croisé deux cousins : la fille la plus évoluée BAC + 5 de l’oncle Menuisier et le fils le plus évolué BAC-7 du chef de famille. Le tenancier du bar, c’était un fils BAC-6 de mon Maître du CE2. Ma Maman n’était plus ; sinon je lui aurais rapporté que la nature a conclu sous mes yeux une leçon de ses œuvres les plus grandes. J’espère qu’elle aura compris mon dédicace qui dans mon mémoire lui citait Mark Twain: “You did not know it was impossible, so you did it!”

BL : Vous plantez le décor, par une phrase renversante : « Toutes les amitiés devraient commencer par un braquage. » Introduisez-nous dans le secret de cette assertion…

HK : Nous commençons nos vies avec des rêves. Et nos rêves sont si purs que nous ne percevons aucune souillure sur les profils et les illusions de résultats que nous nous dressons ; tel moment diplôme, tel moment voiture, tel moment maison, mariage, enfants, etc.  le lien d’une amitié répond aux mêmes critères. Dans nos rêves, le Prince Charment ou la Reine des Amours doit descendre du ciel comme une pure Sainteté.  Jamais quelqu’un de la vie vulgaire avec ses problèmes quotidiens n’est souvent prévu dans notre vie comme partenaire. Pour y parvenir, il doit forcément briser une glace, violer les gongs de la tour d’ivoire dans laquelle vous vous êtes muré. On est grisé par les comas oniriques. On n’est souvent pas prêt lorsque le partenaire vous propose de descendre de vos rêves célestes pour affronter à vos pieds la réalité à la tunique de promesse et de bonheur, mais aussi une réalité cousue d’imperfections, de douleur et parfois de mensonge et de trahison. La méfiance serait donc normale mais constitue un ennemi pour l’impétrant qui ne doit pas seulement se proposer ; il doit s’imposer comme possible acteur d’un rêve trop myope pour voir le bonheur à côté dans les réalités chaotiques. Cette opération d’intrusion dans le rêve de quelqu’un, c’est le braquage dont je parlais dans ce texte.

BL : Cette description des rudes, durs et draconiens traitements des jeunes recrues par leurs supérieurs lors des formations ou en plein exercice, est-ce pour lancer un appel aux Autorités du domaine concerné pour que de meilleures conditions de vie et de formation soient accordées aux recrues ou est-ce une description métaphorique à simple but humoristique ?

HK : J ’ai fait le service militaire et j’ai aussi bouclé 30 ans de service civil dans l’Administration. Je témoigne que la vie au camp n’est pas de l’humour. Au camp on apprend à supprimer la vie à renfort d’armes conventionnelles évidentes. Dans la vie civile les mêmes problèmes existent, bien que le but professionnel soit absent et que les armes soient plus discrètes. « Le Colonel Zibotey » n’est pas que fiction. Il y a une large part de réalisme dans son personnage. Ces genres d’obturateurs existent sur tous les chemins d’ascension des hommes. Ces gens n’ont pas conscience du mal qu’ils font aux autres, ils sont le mal en personne. Eux, généralement se justifient de satisfaire la gourmandise des multiples vices dont ils ne peuvent se départir ; la corruption, le droit de cuissage et autres déviances qui constituent leur personnalité. Mais comme dit plus haut, ces engins d’obstruction ne sont pas des ennemis. C’est des pavages du chemin qui mène à la victoire.

BL : Tobi devient Président et épouse Lorry. Est-ce un coup du destin ? Selon vous, c’est quoi le destin ? Doit-on y croire ?

 HK :  Destin. Ce mot, prend souvent le sens de sort, sort enduit d’une bonne dose de hasard. Le destin est porteur d’une notion d’évaluation du chemin parcouru par une vie.  Même dans les entrailles de nos traditions les sciences divinatoires du genre FA, font attention au poids de la probabilité dans le destin. Priorité est accordée à l’action et à l’initiative de l’individu. Autrement dit, personne ne nous conseillera de croiser les bras et d’attendre l’accomplissement d’un certain destin, parce que peut-être nous serions nés pour être Président de la République. Notre succès s’arrêtera exactement au point où nos efforts auront pu nous pousser. Le destin ne peut être brandi pour s’engager à priori. C’est seulement en fin de parcours que le destin prend tout son sens, c’est-à-dire à postériori. Surtout, la nature opère des équivalences que nous ne comprenons pas. Comme pour un diplôme ; il y a des matières à options. Au lieu de mathématique, la nature peut nous présenter une épreuve de chimie, de biologie ou d’informatique. Si l’horoscope ou le FA nous donnent des informations de prédestination, il vaut mieux ne pas s’y attacher. Et puis une vie connue d’avance, vaudrait-elle la peine d’être vécue ?

BL : Dans ce cas, doit-on considérer la mort du Colonel comme un coup du destin aussi ou comme une conséquence de ces actes.

HK : La mort de quelqu’un n’est en principe pas un événement très exceptionnel. Chacun y passera. Si le Colonel s’est donné la mort, c’est pour échapper à la prison de sa conscience. Il ne souhaitait pas continuer à vivre et assister au succès de celui qu’il a passé toute sa vie à détruire. Logiquement il devait mourir, moralement aussi il devait mourir parce-que le « mauvais » doit être puni. Mais à voir de près, c’est plutôt heureux pour lui. La situation ne lui a pas servi de leçon. La leçon c’est pour les lecteurs. Le destin n’a pas eu raison de lui. Quelqu’un qui met fin à sa vie pour échapper à la réalité n’est pas dans une logique de destin. Le destin a un côté noble même dans le pire des rôles.

BL : Le monde évolue et l’inhabituel prend de plus en plus place dans les relations humaines. Aujourd’hui, on parle du phénomène du « genre » Cela vous semble-t-il acceptable ? L’homosexualité rime-t-elle avec nos cultures ?

HK : Comme si bien dit, le monde évolue. Le monde entier devient un village. Ce qui provoque les plus grands changements actuellement, c’est simplement l’information. Dans sa course au progrès humain, la science aurait compté plus de savants au 20ème siècle qu’il en a eu depuis l’antiquité jusqu’au 19ème siècle. Et l’internet permet d’accéder à l’information.  L’information dont il s’agit peut ne pas avoir subi la censure d’une corporation. Certaines informations surtout en vidéo peuvent provenir directement du lit d’un individu. Les déviances pratiquées ailleurs sont ainsi versées dans nos cultures surtout côté cœur. Or premièrement, le cœur assure le pont sur les cultures ; deuxièmement l’homme doit assumer son apprentissage et sa pratique de déviance entre quatre murs. Il est donc en état d’isolation. Et un homme isolé seul face à sa conscience n’est qu’un animal. Nous sommes aujourd’hui dans un monde où nous ne maîtrisons pas où nous allons.  Les personnes morales ont du pain sur la planche ; les stéréotypes sont de plus en plus bousculés. Chez nous, il est pratiqué le lévirat pour des. raisons sociales et culturelles presque évidentes. Sous d’autres cieux, cinq hommes d’une même famille peuvent épouser une seule femme. Les chaussures du frère à la porte de l’épouse indiquent aux autres frères coépoux qu’elle est occupée. « Tu ne commettras pas l’adultère » récitons-nous souvent à certaines occasions ; mais nous devons accepter qu’il y a conflit. Mieux, face à l’agressivité de la nature quelque part, la femme pour ne pas être abandonnée seule est confiée au voisin tout compris. Elle devient femme du voisin pendant l’absence de son époux. Si surpris par une tempête le mari ne revenait pas, aucune autre cérémonie ne sera nécessaire pour célébrer le nouveau mariage. Le monde de demain choisira sa culture. Inutile de commencer à pleurer trop tôt ; les larmes nous manqueraient demain ; nous sommes au début d’une civilisation dont nous n’imaginons pas la taille.

BL : En tant que Citoyen et écrivain, quelle est votre opinion sur la politique de notre pays ?

HK : Les politiciens de mon pays tiennent en leur main le gouvernail d’une machine dont ils sont à peine conscients de la noblesse, des performances et même des possibles embardés. Ils sont portés au rang de divinité par les béninois, mais dans l’exercice du pouvoir, l’égo les ramènent à des proportions de triste humanité. L’argent de l’Etat, c’est beaucoup d’argent. Et il est souvent difficile pour les Dirigeants de rester insensibles à la tension de la tentation de se servir. Ils peuvent se servir, mais ils passent beaucoup trop de temps à s’assurer que des indigents ne zieutent les miettes qui tombent par terre ; ou encore, que de rusés affairistes prennent du poids pendant leur règne. Or, il y a mieux à faire. Il suffit peut-être d’un soupir pour sauver des vies. Sauver des vies humaines, ce n’est leur préoccupation que théoriquement. En réalité ils sont prêts à en supprimer à l’aide de faiseurs de sales besognes pour éviter que des informations défavorables infestent l’ambiance du festin. Mais dans les détails du quotidien les peuples se meurent dans le silencieux désert de l’anonymat. Pour sortir de ce bourbier, nos Dirigeants doivent chausser l’humilité.

BL : Après « Le Colonel Zibotey » que nous réserve Houénou KOWANOU ?

HK : Sur le plan artistique, contrairement à mes habitudes qui consistent à ne traiter qu’un seul ouvrage à la fois, j’ai engagé pour le moment deux ; un roman sur la vie en milieu scolaire et un essai sur la philosophie béninoise de l’existence.

BL : Votre mot de fin…

HK : Nous ne sommes que des hommes. Nous n’avons rien à imposer à la nature. Elle était là avant nous, et selon toute probabilité, elle sera là après nous. Mais, une question reste difficile à abattre et c’est derrière elle que se trouve une porte qui va s’ouvrir ; un certain espoir peut-être : « la vie n’existe-elle que dans un corps physique ? » J’en traiterai dans un prochain ouvrage : la philosophie béninoise de l’existence.

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