Pour les fêtes de fin d’année, mes parents nous avaient promis des réjouissances jamais organisées chez nous. Papa disait qu’il mettrait les grands plats dans les petits. C’était pour cette raison qu’il avait entamé une tontine spécialement dédiée à l’organisation des fêtes de fin d’année. Il allait ramasser une somme de 200.000f. Maman aussi avait promis participer à cette fin d’année mémorable. Mais il y avait une condition: pour le premier trimestre, aucun de nous ne devrait avoir une moyenne inférieure à 15/20 en classe. A ce niveau, le problème ne se posait pas du tout en ce qui concerne mes deux frères et ma jeune sœur. Le problème en réalité, c’était moi. J’étais d’une nullité incontestable. Je n’avais jamais obtenu une moyenne supérieure à 12. Si cette fête tant attendue devait avoir lieu, cela ne dépendait que de moi, et Dieu seul sait que j’adore la fête. Ce qui me galvanisait encore, c’est que père nous avait dit que nous pouvions inviter une personne spéciale. Je savais déjà qui j’allais inviter. Mais je n’en avais rien dit à mes frères. Un gentleman ne révèle pas ses petits secrets à la volée. Il attend et surprend. Pour l’heure, l’urgence était de tout faire pour ramener à la maison un bulletin griffé « 15 /20 ». L’enjeu était vraiment de taille et il ne fallait en aucun cas qu’à cause de moi les autres soient privés des réjouissances auxquelles ils avaient droit. Il ne fallait surtout pas contrarier ma petite sœur Ablawa qui, me sachant paresseux, ne cessait de me dire de ne pas gâcher la fête. Alors qu’elle n’était qu’au CE1, elle m’avait même proposé de m’aider à réviser mes leçons. Quelle insulte! Quel affront !
Au début de la rentrée, j’étais bien parti pour des résultats catastrophiques. Après les premières interrogations écrites et devoirs, je n’étais pas proche du but. Si on calculait la moyenne en ce moment, je tournerais autour de 13. C’était déjà du jamais vu. Ailleurs, on m’acclamerait, mais chez moi, c’était le signe manifeste que je ne voulais pas de cette fête mémorable que les parents nous avaient promise. Mes frères vinrent me voir pour savoir ce qui n’allait pas. Nous tînmes une réunion entre enfants et des dispositions furent prises. Ils m’aideraient dans mes travaux domestiques pour que je puisse avoir davantage de temps pour bien apprendre mes leçons. Cette méthode fut payante. Je m’étais donné comme un fou, et à la fin du trimestre, j’obtins l’inespérée et inattendue moyenne de 15,01 sur 20. Le jour où papa était allé prendre nos bulletins, c’était un 20 décembre. Il y eut une mini fête à la maison, signe de ce qui nous attendait. Nos parents étaient contents, puisque chacun avait rempli sa part de contrat. Je trouvais personnellement que c’était dommage que cela fût à cause des fêtes que je me mette à travailler. De toutes les façons, on s’en fout.
Après la fête de Noël, papa nous réunit le 29 décembre, et demanda que chacun dise ce qu’il désirait pour la fête. Nous parlâmes et émîmes nos propositions. J’allai voir Séraphina et lui parlai de la fête. Je l’invitai pour le 1er janvier à la maison. Le lendemain, 30 décembre, vers 8h, papa nous réunit de nouveau et nous dit qu’on ira fêter au village. On s’attendait à tout, mais pas à ça. Nous ne connaissions même pas notre village, car ils ne nous avaient jamais donné l’occasion d’y aller. Nous étions habitués à la ville et à ses mirages. L’inquiétude et l’anxiété se lisaient sur nos visages. Nous regrettâmes toutes nos actions: mes frères et sœurs de m’avoir aidé, et moi d’avoir travaillé en classe. Peut-être, si je n’avais pas obtenu les 15 de moyenne, on serait resté en ville pour fêter. Nous décidâmes de faire une grève de faim afin de ne pas y aller. Père nous menaça de ne pas donner notre petit déjeuner durant le 2è trimestre. Ah, on ne pouvait pas se permettre de se faire punir deux fois inutilement. Nous préparâmes malgré nous nos bagages. Trois heures plus tard, nous étions dans la voiture de papa, en direction pour le village. Durant le trajet, aucun des enfants ne pipa mot. C’était un silence de cimetière. On entendait seulement papa et maman deviser. Quatre heures de route ! Nous, on n’en pouvait plus. Nous nous endormîmes. Nos parents nous réveillèrent une fois à destination. On pensait être dans un rêve. Mais c’était malheureusement la réalité.
Une maison construite avec de la terre rouge, sans clôture. Une maison en effet en plein air, entourée d’une vingtaine d’autres maisons. Des animaux en divagation qui faisaient leur besoin partout. Des enfants, torse et pieds nus, ventre ballonnés, rouges de poussière, pieds et orteils rongés par des plaies de tout calibre. Ils étaient pauvres mais heureux. C’était assez surprenant pour nous. Ils étaient venus nous voir. Nous eûmes honte de nous, nous qui descendîmes du véhicule habillés comme des princes. Nous nous installâmes. Papa et maman avaient une chambre, et nous les enfants devions partager une chambre à nous réservée. C’était déjà un choc. En ville, chacun avait sa chambre. Ce qui était davantage renversant et invivable pour nous dans ce village où tout nous intriguait, c’était qu’il n’y avait ni électricité, ni eau courante, ni réseau. Les villageois avaient creusé des puits, et c’est cette eau qui était leur eau potable. Nous n’étions pas encore revenus de notre hébétude quand au loin résonnèrent des roulements de tam-tams. Nous comprîmes que nous devions suivre le mouvement. Nous suivîmes les autres et nous nous rendîmes sur la place publique. Rapidement, un cercle s’était formé, des morceaux de bois déposés à même le sol qui devaient servir de siège. Lentement mais sûrement, l’endroit se remplit. Les tam-tams résonnèrent de plus belle. Des femmes se mirent à se trémousser. Les enfants se livrèrent à des pirouettes et aux acrobaties les plus spectaculaires. Les mains et les hanches étaient en mouvement. Le vin de palme coula à flots.
Après la partie de danse, c’était le partage, le piquenique. Les moutons, cochons et poulets braisés étaient livrés à la dégustation de chacun. Nous étions incapables de danser leur danse traditionnelle, et avions préféré les regarder. Ces danses n’avaient rien à voir avec ce que nous avions en ville. Le spectacle était divin. Une joie contagieuse se lisait sur le visage des villageois. Nous entreprîmes d’esquisser quelques pas de danse. Quelle maladresse ! Mais quelle joie de pouvoir faire ces mouvements même s’ils étaient nouveaux pour nous ! La chaleur se faisait suffocante.
La poussière s’invita aussi à la partie. Ce qui s’observait devant nos yeux n’avait rien à envier à ce que je pouvais appeler extravagances de la ville. Tard dans la nuit, la fête se poursuivit avec une séance de contes. Nous apprîmes l’histoire de notre famille, et beaucoup d’autres choses que nos parents ne nous avaient jamais racontées. Le lendemain premier janvier, nous nous promenâmes dans le village. Quel spectacle ! Quel air pur ! Nous eûmes la joie de voir des bas-reliefs, des Tolègba, des couvents de vaudoun, des arbres séculiers, des artistes, des sculpteurs et des potiers. Nous rencontrâmes aussi des vieux et des vieilles édentés, à la tête totalement blanche qui s’appuyaient sur leur canne pour marcher. Nous pûmes aussi être témoins d’une bagarre entre deux alcooliques qui se disputaient le dernier verre après un partage équitable.
A quinze heures, papa annonça solennellement que son programme avait changé et que nous devions retourner en ville plus tôt que prévus. Nous maugréâmes mais obéîmes. Nous aurions bien voulu passer tous les congés de fin d’année au village, mais dommage. Et ce fut avec regret, pleurs et larmes que nous quittâmes notre village que nous venions de découvrir mais qui nous avait conquis, ensorcelés, charmés, séduits. Nous obligeâmes papa à nous y ramener à Pâques pour un séjour d’une semaine au moins. Nous réalisâmes que nous avions eu tort en pensant que nous avions raison de regretter d’avoir travaillé au premier trimestre.
Kouassi Claude OBOÉ
MERCI A TOUTE L EQUIPE DE BISCOTTES LITTERAIRES POUR LE TRAVAIL COMBIEN ELOQUENT ET DIGNE QUI EST EFFECTUE. JE VOUDRAIS PAR LA MEME OCCASION VOUS DEMANDEZ SI NOUS POURRIONS AVOIR UNE PRESENTATION DU LIVRE doguicimi de PAUL HAZOUME. merci et bonne année