« Les aventures de Madame Varboy » (4/5) Madeleine Théodore

« Les aventures de Madame Varboy » (4/5) Madeleine Théodore

Chapitre 6

Le mardi suivant, la machine à café était en panne. Léopold proposa à Emmanuelle de lui offrir un de ces cafés de plantations aux arômes subtils dans une petite brûlerie du centre. Elle fut enthousiasmée, friande de ce genre d’endroits typiques où les parfums enivrants exaltent les sens et les sentiments.

Ils décidèrent d’y aller à pied, malgré le froid qui sévissait toujours. Comme Emmanuelle grelottait et hâtait le pas, Léopold passa son bras dans son dos et la frictionna un peu. Ils marchèrent donc côte à côte jusqu’au café. C’était une boutique exigüe, sombre avec des murs en bois, des tables en zinc noires et des petites lumières jaunes orientées dans les recoins. Le café était moulu sous les yeux des clients nostalgiques. Ça sentait fort et bon. Léopold commanda puis entraîna Emmanuelle au fond de la salle, sur une banquette tapie derrière une bibliothèque. Emmanuelle s’assit près du mur. Léopold choisit de se placer à côté d’elle. Il retira ses gants et son écharpe d’un geste ample, si bien qu’il cogna une pile de livres mal rangés. Emmanuelle ramassa celui qui était tombé au sol et lut le titre à haute voix.

Ni Léopold ni elle ne l’avaient lu mais Emmanuelle en connaissait un peu l’esprit. Tous les deux étaient de modestes lecteurs, incapables de dégager du temps pour cela dans leurs journées, disaient-ils. Cette petite pause autour d’un café s’y prêtait parfaitement. Léopold prit le livre et l’ouvrit au hasard. Il le parcourut un peu, s’arrêta sur un passage et commença à le lire à voix haute, très lentement comme s’il déchiffrait chaque mot : « Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers elle, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. » Les cafés arrivèrent. « Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer. » Ils burent quelques gorgées, Emmanuelle fermait les yeux. Tout se mêlait en elle,la vanille du vicomte, l’amertume du café, le parfum rance du papier jauni, le chlore. Elle trempa un doigt dans son café, il la regarda qui traçait sept lettres et une apostrophe sur le zinc brillant, à l’encre brune. Il parut ému mais point surpris. Il attrapa les mains glacées d’Emmanuelle, ses mains tremblantes, ses mains sucrées, les baisa doucement, pencha la tête comme il l’avait fait une semaine plus tôt, colla son front contre le sien et murmura qu’il l’aimait aussi. Puis il reposa les mains doucement et reprit le livre. Il chercha un nouveau passage mais n’en trouva pas qui fut à son goût. Cette histoire-là était curieusement écrite. Il referma le livre et le remit sur le dessus de la pile. Dans un élan de désir et de caféine, Emmanuelle se tourna vers lui, encadra son visage de ses mains glacées et l’embrassa longuement. Elle caressa sa nuque, recula un peu pour se mirer dans ses yeux. Il ne souriait pas. Il avait l’air sombre, la mine sévère. Elle resta à le regarder, interdite, désemparée, dramatisée. Son cœur si palpitant venait de cesser de battre. Ses yeux brûlaient, ça se tordait dans son ventre. Constatant son malaise, il posa une main sur son épaule.

Elle ne comprenait plus rien. Il s’expliqua difficilement. Il l’aimait, ils s’aimaient, mais ils étaient mariés. Aucune idylle n’était possible à ses yeux. Où cela les mènerait-il ? Devaient-ils céder à une passion égoïste ? Elle s’essoufflerait comme les autres. Alors il ne leur resterait plus rien. D’abord Emmanuelle ne comprit pas. N’était-ce pas lui qui avait montré les signes de son empressement ? Elle les avait listés, ils ne trompaient pas. Il répliqua qu’on pouvait offrir sa main sans donner sa bouche, elle lui dit qu’il était présomptueux, que si elle aussi, pendant un temps, s’était crue capable de résister, elle avait fini par céder. Pour elle, l’amour était plus fort que toutes les résolutions et entraînait l’esprit où il voulait.Il trouva l’excuse un peu lâche. L’amour avait bon dos. Trop de gens l’invoquaient à tout va pour racheter leurs péchés. « Je l’ai fait par amour. » disaient-ils tous ! Certes, l’amour vous tombait dessus sans crier gare. Mais le cœur n’emprisonnait jamais totalement la raison. C’était une excuse que l’être humain s’était façonnée pour justifier ses faiblesses.Léopold était un humaniste, il était convaincu que ce qui différenciait son espèce des autres était sa capacité à discerner ses désirs pour mieux contrôler ses pulsions, à préférer ce qui est juste à ce qui est bon. Il ne sut pas quoi répondre à Emmanuelle, il l’avait déjà tellement blessée. Il réfléchit longuement à l’aide d’un peu de café, agitant les grains de sucre au fond de la tasse avec sa petite cuillère. Ce qu’il finit par dire ne le satisfit point mais avait le mérite d’exprimer le fond de sa pensée : lorsqu’on était vraiment convaincu de mal agir, on pouvait toujours se l’interdire.

Elle voulut rétorquer mais s’aperçut qu’il avait raison et ne trouva rien à dire. En réalité, elle avait fini par se convaincre qu’un peu d’adultère serait excusable, que refaire sa vie serait pardonnable. Elle se trouva odieuse et ridicule d’avoir espéré abandonner les siens sans scrupule et baissa les yeux, comme une enfant gâtée humiliée par ses caprices. Puis elle se dit qu’il n’était pas possible qu’elle se soit fourvoyée à ce point sans que Léopold y soit pour quelque chose. Elle réfléchit et demanda pourquoi il avait refusé sa bouche, alors que quelques secondes plus tôt il l’avait posée sur le bout de ses doigts. A son tour, Léopold resta coi, levant les yeux au ciel. Sous ses airs dignes, il se sentait finalement bien impuissant lui aussi.

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