Chapitre 7
La première explication était simple : si sans prévenir leurs cœurs avaient franchi des frontières interdites, leurs corps devaient s’en tenir aux territoires de l’amitié. Mais de quelle géographie parlait-on exactement ? Est-ce que les limites de ces territoires étaient si bien tracées ? Une main reste-t-elle en territoire ami lorsqu’on l’embrasse avec des soupirs ? Et Léopold ne s’était-il pas aventuré sur les terres adultères plus loin qu’il ne l’aurait lui-même prétendu ?La situation était nouvelle pour lui aussi. Il essayait de répondre à son désiret à sa morale le plus justement possible. Parfois il désirait agir mais sa conscience l’alertait, il y réfléchissait par deux fois et finissait par renoncer. Cependant, quand sa conscience ne se manifestait pas, il lui arrivait d’agir sans réfléchir.
Bien qu’il ne soit pas marié, il était père. Aussi, la fidélité à la mère de ses enfants était pour lui une évidence. Mais elle avait deux aspects : l’engagement familial et l’engagement physique. Le premier engagement était clair : quoi qu’il arrive, il resterait auprès de sa compagne. C’était la femme de sa vie, pas seulement parce que le coup de foudre avait été réciproque, mais parce qu’ils avaient choisi de fonder une famille, d’un commun accord, que les dés étaient jetés et qu’il n’abandonnerait pas la partie. Le second engagement était beaucoup moins clair : le don de soi à son partenaire, et rien qu’à son partenaire, était quelque chose de bien vague. Où le don s’arrêtait-il ? Son corps entier était-il à la disposition de son épouse ? Devait-il tout lui accorder ? N’avait-il pas le droit, par exemple de lui refuser certains accès ? Et à l’inverse, où l’exclusivité commençait-elle ? Est-ce qu’aucune femme ne devait plus le toucher, pas même pour une caressedans le dos ou une bise sur la joue ? Certains diront « ce n’est qu’une bise », mais il y a des bises qui en disent long… Certains diront « je ne l’ai pas souillée, je m’étais protégé », mais la consommation de l’acte sexuel ne pouvait pas se réduire à une question de caoutchouc…
Il était profondément athée et ne pouvait s’en remettre à un livre pour répondre à ses questions. Il les avait donc posées à ses amis proches. Où plaçaient-ils la limite de la fidélité charnelle ? A son grand damne, ils avaient tous fourni des réponses différentes. Ils avaientle même âge, avaient fréquenté les mêmes écoles, avaient baigné dans la même culture, mais sans doute leur éducation et l’héritage moral qu’ils en avaient reçu les avaient façonnés différemment, plaçant le mal chez l’un là où l’autre voyait le bien. Leur seul point commun était que tous agençaient la morale à leur guise, la tournant à leur avantage selon leurs défauts dominants et leurs terrains de tolérance les plus favorables, afin qu’elle ne soit point trop contraignante à respecter.La morale était donc accommodée par chacun comme un plat de spaghetti. Léopold avait sa recette. Emmanuelle avait la sienne. Pourraient-ils cuisiner ensemble ? Lors du premier rendez-vous, Léopold avait senti Emmanuelle réticente à ses marques d’affection et déterminée à conserver sa dignité. Loin de le refroidir, cette attitude l’avait enthousiasmé. L’estime qu’il portaità Emmanuelleen avait été augmentée : c’était une femme intègre. Et de ce fait, elle l’aiderait à conserver sa propre intégrité. Ainsi, il espérait entretenir avec elle une amitié sensuelle, un amour platonique, une relation d’exception… qu’importe son nom. Le baiser d’Emmanuelle l’avait surpris et remettait ses projets en question.
Il lui dit qu’il était plus prudent d’arrêter de se voir. Il attrapa ses gants et son écharpe, déposa un baiser sur sa joue, régla la note et partit promptement.Il pensait la revoir au cours d’aquagym, mais Emmanuelle l’avait pris au mot. Elle se sentait incapable de ne couper les ponts qu’à moitié. Sa passion pour lui était trop dévorante. Et la passion de Léopold pour elle, certainement divertissante. Comment pouvait-il reprendre le cours de sa vie avec tant de facilité ? Une semaine durant, elle se mordait les doigts pour ne pas lui envoyer de message, elle se retournait dans son lit pour arrêter de penser à lui. Puis elle apprit par la nourrice qu’il avait déménagé. Elle se dit dans un premier temps que leur histoire lui avait peut-être ouvert les yeux sur son couple et qu’il avait décidé de quitter sa femme. Comme la nourrice ne pouvait lui en dire davantage, elle s’informa auprès d’une ancienne camarade d’aquagym. En réalité, il avait décidé d’acheter une maison plus grande et de se marier.Cette nouvelle plongea Emmanuelle dans une incompréhension et une jalousie amères. Son ressentiment lui prouvait qu’elle aimait toujours Léopold et ce constat l’exaspérait.
« Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provision d’elle-même s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable. L’amour, peu à peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude ; et cette lueur d’incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais, comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait. »[*]
Rapidement elle décida de rebondir, et de se trouver n’importe quelle marotte qui anéantirait définitivement ses vieilles obsessions romantiques.Elle développa son petit commerce de marionnettes en ligne et parvint même à faire parler d’elle dans la presse féminine spécialisée. Mais cela ne lui suffisait pas. Passer ses journées chez elle l’invitait à se morfondre les jours de pluie, à rêvasser les jours de soleil, à soupirer par tous les temps. L’année suivante, elle s’investit corps et âme dans un projet humanitaire, qui devait aboutir à un long voyage à l’autre bout du monde. Elle entretenait depuis de nombreuses années une correspondance avec un médecin cambodgien qui avait la charge d’un grand orphelinat. Elle partirait deux mois, laissant Bertille à ses grands-parents, Charly à ses patients. Elle qui avait toujours fui la solitude, pour une fois dans sa vie, avait besoin de se retrouver seule, étrangère au monde autant qu’elle se sentait étrangère à elle-même. L’Asie lui avait fait oublier son bel amant, mas pas la piètre amie qu’elle avait fait. Le deuil d’amour avait laissé place à un grand désamour d’elle-même. Auparavant, elle se considérait comme une personne vertueuse ; maintenant, elle voyait de l’égoïsme dans la moindre de ses actions, même la plus charitable, surtout la plus charitable. Elle rentra à Paris. Ses proches la retrouvèrent avec bonheur. Charly s’était senti un peu perdu en son absence. Elle se rappela alors qu’on tirait tous profit des situations qui s’offraient à nous et des êtres qui nous entouraient, que l’intérêt personnel n’était pas mauvais tant qu’il se mêlait à l’intérêt commun sans trop interférer.
Emmanuelle et CharlyVarboy vécurent heureux, et décidèrent d’avoir un autre enfant.
Madeleine Théodore
Professeure des écoles en Bretagne (France), Madeleine Théodore est passionnée de littérature et d’écriture depuis sa plus tendre enfance.
* Note de l’auteur : Derrière Emmanuelle se cache un célèbre personnage de la littérature française. Cette citation est extraite du roman dont elle est l’héroïne éponyme. Saurez-vous deviner lequel ? Envoyez vos propositions en commentaire. La solution vous parviendra à la fin du mois.