Bonjour les amis,
Nous recevons pour la rubrique « Vous et Nous » Adélaïde FASSINOU. Elle partage avec nous ici un de ses textes publiés il y a quelques années déjà…
Devant nous, la campagne s’étirait, verte et touffue. Elle s’étalait de part et d’autre de la route. Un épais rideau d’herbes, de plantes et d’arbres obstruait la vue.
Parfois, je voyais courir un rat palmiste, un écureuil ou un autre rongeur inconnu de moi, à travers les taillis bordant le chemin. Certains n’hésitaient pas à traverser la voie à vive allure, et à aborder sur l’autre côté de la route. D’autres se faisaient écraser avant d’atteindre leur but. Le spectacle était si beau, que je ne m’en lassais guère. Amy en avait eu son trop plein de jouissances et, elle aussi avait fini par s’endormir. Le vent s’engouffrait dans les branches des palmiers, et leur faisait danser la farandole au son d’une musique connue de lui seul.
« « Frou » « frou » « frou-fr-fr…..fr » entendait-on avant qu’elle ne s’achève dans le gémissement d’une bête blessée. La paix environnante avait rejoint nos cœurs dans le véhicule. Un silence religieux y régnait, et chacun était perdu dans ses pensées. De temps en temps, l’un des dormeurs émettait un ronflement appuyé pour se rappeler à nous, afin de nous signifier qu’il faisait partie de l’odyssée. Devant les habitations en torchis, de vieilles personnes prenaient le frais ou plutôt séchaient leurs vieux os, avant que les fines pluies de la petite saison ne réveillent à nouveau leurs rhumatismes. Parfois, isolées au milieu d’une brousse hostile se dressaient soudain une dizaine de cases aux toits de chaume. Je voulus m’assurer qu’il s’agissait bien d’un village.
-Bien sur, ma fille, répondit mon père, tout en cherchant mon regard à travers le rétroviseur.
-Mais Papa, il y a là en tout et pour tout une dizaine de cases dépourvues de toutes commodités.
-C’est suffisant pour créer un petit village, plutôt un hameau, ou les habitants s’entraident et vivent en communauté.
« C’est donc ça un village » ! Jusque-là, je n’en avais vu que dans les livres et à la télévision. Je me suis promis que, dès que l’occasion s’offrirait à moi, j’irais le visiter de près et pourquoi ne pas y passer quelques jours.
Le soleil était déjà bien cuisant lorsque nous fîmes notre entrée à Pobè, la petite ville, ou j’allais désormais vivre pour amasser le savoir, afin de m’offrir les chances d’un avenir radieux dans ce monde ou tout fout le camp. C’est au moment ou Papa négociait un emplacement, derrière une file de véhicules qui nous avait précédés, que les dormeurs se réveillèrent. Un réveil plutôt brutal ; mais eux au moins avaient pu s’offrir une bonne sieste. Moi, j’avais le ventre noué par la peur. Je ne savais pas dans quel monde j’atterrissais. Celui d’où je venais, j’en connaissais le pouls, le rythme, les sons et les odeurs. D’ailleurs, ma famille et moi, on était tellement attaché les uns aux autres, à tel point que nos parfums se confondaient.
-Il faudra bien que je m’adapte à cet endroit et à ce qu’il m’offrira en plaisirs et en déplaisirs… Survivre à tout prix, ce sera mon leitmotiv
Et j’étais décidée à ne pas me laisser emporter par les flots de la vie, sans chercher à me battre, à m’accrocher à quelque récif qui me retiendrait hors des tumultes. Pour dégager de mon corps la tension qui y séjournait à nouveau, je demandai à ma mère, au moment où elle passait le carton de vivres sur la tête de Dada.
-Ici, on fait la sieste au moins ?
Ma mère, prise de court -jusque-là, la sieste n’avait jamais été pour moi une distraction favorite – rechercha la réponse à ma question dans le regard de mon père.
-Mais bien sur, répondit ce dernier ! Les sœurs y veillent, pour permettre aux pensionnaires de recharger leur batterie pour le travail de l’après-midi.
Dada et les autres nous avaient devancés à l’intérieur. La cour était envahie de monde. Des enfants couraient ça et là, en hurlant comme des sioux en pleine guerre du Far-West. Sûrement des petits qui avaient accompagné une sœur ainée, tandis que des filles plus âgées s’interpellaient, les anciennes sans doute, doyennes des lieux qui n’avaient plus à gérer le stress de l’inconnu…
La Mère supérieure nous reçut. Elle rassura mes parents sur l’entretien dont je serai l’objet à la pension.
-Quand votre fille vous reviendra, vous la méconnaitrez, tellement elle aura changé…
« Tellement, elles m’auront dressée », me dis-je en moi-même. Elle nous confia à la sœur responsable des collégiennes afin qu’elle me prenne en charge. Celle-ci nous fit une visite guidée des lieux. D’abord, le dortoir, ou nous nous délestâmes de nos bagages ; j’avais sur la tête ce sac de voyage qui me martyrisait le haut du crâne. Le dortoir était une grande salle tout en longueur, ou étaient posés des lits de planche sans garde fou. Aucun matelas n’était disposé là-dessus. Mais la salle était propre, assez aérée par de nombreux claustras ; ce serait un luxe inouï, que de demander le privilège d’un ventilateur. Mais ces planches en guise de lit n’étaient pas pour me rassurer.
– Comment peut-on dormir sur ce bois dur ? m’alarmai – je. Et si je tombais la nuit ? me demandai je en moi-même.
Je n’osais point poser de questions ; la présence de la sœur m’en dissuadait. Et puis, de nouveaux arrivants avaient rejoint notre groupe et nous continuâmes la visite. Nous passâmes tour à tour au vestiaire et dans les douches qui jouxtaient le dortoir. Puis à la salle d’études, au réfectoire. Là, de longues tables trônaient sur les quatre côtés, accompagnées de leur banc. Les salles d’eau et le dortoir s’adossaient ensuite à la salle d’études. La sœur Cyprienne des petites Servantes de Dieu nous expliqua que c’était plus pratique comme cela, parce que le soir, à vingt deux heures après leurs études, les pensionnaires devaient se mettre à l’aise avant d’aller au lit. Il n’y avait pas de toilettes à l’intérieur des dortoirs. Et, sauf cas de force majeure-une diarrhée n’a pas besoin de carton d’invitation-il était interdit de sortir la nuit.
Après les dernières recommandations, mes parents firent leurs adieux aux religieuses. Je les accompagnai jusqu’à la voiture et les embrassai l’un après l’autre. Amy avait promis à Papa qu’elle ne pleurerait pas au moment décisif. C’est à cette condition seulement qu’elle fit partie du voyage. Elle était demeurée silencieuse durant toute la visite des lieux ; j’avais remarqué qu’elle restait loin de moi et, pire, elle fuyait mon regard. Elle ne voulait pas remettre en cause la promesse faite à mon père ; je la comprenais et je respectais son attitude. Je respectais cette fille si menue, et qui manifestait tant de maturité dans tout ce qu’elle entreprenait. Mon père aussi depuis cette époque lui témoigna beaucoup de sympathie et me faisait comprendre à mots couverts, que je devais prendre exemple sur elle, à chacune de ses visites chez nous. Elle qui aurait pu s’investir très jeune dans le commerce comme ses ainées, parce que sa place l’attendait au marché avec un capital consistant, avait préféré se réaliser par elle-même en empruntant une voie parsemée de ronces.
-Cette petite sait ce qu’elle veut, répétait-il sans cesse.
Pour le moment, j’avais d’autres préoccupations : intégrer mon nouvel univers et faire corps avec lui. La nuit, je me mis à réfléchir sur ce que ma mère m’avait raconté, à propos de son enfance dans ces mêmes lieux, chez les sœurs de Pobè. Ah ! les sœurs de Pobè ! Chez les sœurs de Pobè ! Combien d’histoires n’avons-nous pas entendu sur ces bonnes sœurs, qui ont la charge d’éduquer des dizaines et dizaines de filles, de tous âges et de toutes conditions… cette nuit, je revécus le récit que ma mère nous avait conté sur le train colonial, qui les ramenait généralement des vacances scolaires. Ah ! ce train… combien de fois n’avons-nous pas été bercés par cette histoire de train qui transportait toutes les filles du pensionnat à chaque veille de rentrée, depuis la capitale jusqu’à la grosse bourgade de Pobè, ou les attendaient les religieuses comme des mères poules attendent leur nichée, les soir à la tombée de la nuit. Ah ! les sœurs de Pobè… les sœurs de la Congrégation des Petites servantes de Dieu ! J’avais fait mienne l’histoire de ma mère et m’identifiais à elle. Ainsi, je prendrais définitivement possession des lieux, en me remémorant le récit de ce fameux train dans mon nouvel environnement scolaire.
Le train poussif entrait en gare en lançant des tch… tch…tch…, comme s’il venait de dévorer des millions de kilomètres, et qu’il était essoufflé par la course. Plusieurs têtes se mirent aux fenêtres parmi lesquelles je reconnus celle d’Adrienne A.
C’était mon amie ; elle venait de Cotonou et devait me réserver une place à ses cotés. Le deuxième wagon tout entier était réservé aux jeunes pensionnaires de « Chez les sœurs de Pobè » . C’est ainsi qu’on nous appelait : « les filles de chez les sœurs », « masèvilè ». Le contingent qui arrivait de Cotonou et des villes et villages de l’intérieur venait ramasser le lot non moins important de la capitale, Porto Novo.
Les retrouvailles qui suivaient ces longs mois de vacances étaient émouvantes, pleines de chaleur, de rires, et de cris. On s’interpellait d’un bout à l’autre du wagon, on racontait aux amies les évènements survenus pendant les deux mois de vacances ou on s’était quittées. Et, c’est rempli des cris et des rires de ses locataires de la journée, que le train reprenait son chemin vers la pension ou on nous enfermait trois mois durant, sous l’autorité des Petites Servantes de Dieu, véritables cerbères de pauvres enfants qui ne demandaient qu’un peu de bonheur, pour mieux savourer la vie sur terre.
C’est que le régime était rude à l’internat. Les sœurs prenaient à cœur leur rôle d’éducatrices des enfants qu’on leur avait confiés. C’est à croire qu’elles s’ennuyaient sans nous, car elles attendaient notre retour avec beaucoup d’impatience. Mais nous, nous n’étions guère pressées de retourner derrière les barreaux ; ce train préhistorique n’était pas pressé non plus de nous libérer. Après deux voyages à bord de ce monstre d’un autre temps, on se fait une raison et on goûte pleinement aux délices d’un séjour à bord. A peine quelques dizaines de kilomètres, et toute une journée pour les parcourir. Il était arrivé que les sœurs viennent nous attendre à la gare, parce que la vieille locomotive épuisée par tant d’efforts qu’on lui imposait depuis la période coloniale, avait décidé de se rebeller. Une grosse panne nous faisait rentrer en gare à Pobè, parfois au-delà de minuit. Il fallait voir ces files de fillettes de toutes tailles, bagages sur la tête marchant silencieusement et bien encadrées par deux jeunes sœurs, l’une devant, l’autre fermant la marche, pour rentrer à la pension située à un kilomètre de là, heureusement.
De toute façon, l’automobile était rare à cette époque, et seule la mère supérieure jouissait du confort d’une vieille camionnette qui servait pour le transport des vivres. Ce train qui était le cauchemar des Religieuses était notre carrosse adoré. Le voyage en train était pour toutes les internes l’apothéose qui venait clore de belles vacances passées en famille. Il se trainait sur les rails en poussant son « cocorico » strident, qu’on entendait autour des maisons de chaque gare. Et nous voyions accourir des maisons environnantes, les femmes chargées de vivres et de fruits divers, les bébés à califourchon sur leur dos, passer de fenêtre en fenêtre proposer les produits de leurs plantations aux voyageurs : manioc, maïs, arachides cuites et grillées, taro. C’est à Pobè que j’ai appris à détester ce tubercule et à aimer le maïs cuit ou grillé accompagné de bonnes gousses d’arachides. Et puis, il y avait de grosses mangues juteuses, des goyaves, des oranges. « Arrivée à Foutiti, je suis achetée des oranges », avait déclaré non sans faire éclater de rire toute la classe une de nos camarades, un jour, au cours de la leçon d’expression orale. Foutiti était une de ces nombreuses gares ou le train s’arrêtait dans sa longue marche, et on s’y approvisionnait en fruit locaux. « Lorsque je me souviens de cette phrase énoncée par une des pensionnaires de ma classe à l’époque, cela me ramène toujours un sourire aux lèvres », raconta ma mère ce soir-là. Il faut dire que mes frères et sœurs et moi-même étions coagulés et buvions ses paroles. Elle continua son récit encouragée par notre attention soutenue.
L’euphorie prenait fin dès que nous prenions possession de nos places aux vestiaires, au dortoir et au réfectoire. Plus de place pour les jeux, les rires, la fainéantise. Chaque jour avait son programme bien élaboré par la « sœur de semaine » et qu’il pleuve ou qu’il vente, on devait se lever à six heures, prier, puis la douche, déjeuner ensuite avant de se rendre en classe. Le mercredi après-midi était réservé aux punitions, corvées collectives ; je me souviens qu’aux élèves de CM1, CM2, la Mère Supérieure réservait une punition plus féroce : « vous êtes privées de repas à midi, tant que vous n’avez pas trouvé la solution au problème posé au cours du calcul ». Et on partait s’installer à genoux à la véranda qui jouxte le parloir des sœurs, parfois, de onze heures à dix-sept heures, à réfléchir sur un problème, dont la réponse refusait de jaillir de notre cervelle hermétiquement fermée aux mathématiques.
Adélaïde FASSINOU,
in Papa je ne suis pas ta femme (Collection jeunesse, Editions star et Abis Edition Pp. 83 -93)