Parler des entrailles d’une vie de façon orale, pénétrer le cœur de nos habitudes, sonder même les viscères de nos sociétés n’est pas chose aisée. Que dire alors de celui qui emprunte les lignes scripturales pour y parvenir !Oui ! Que dire quand l’auteur trouve les bons ingrédients qui tiennent en haleine le lecteur et ce, même dans son imagination ! Des ingrédients qui font voyager d’un point A pour un point B ! Des rudiments exquis qui conduisent avec une délicatesse ponctuée de rires, de joie, d’extases, d’émotions, jusqu’à un point C ! Un endroit que la pensée du lecteur n’a jamais essayé d’atteindre ! Lire, lire et lire encore jusqu’à s’extasier, jusqu’à unir aux feuilles noircies par l’encre, les ouvrir avec charme, déguster les mots inscrits et arborer des rires bêtes, des réflexions profondes, etc. Voilà l’effet que donne un bon livre, un livre intéressant auquel on a goûté, mais qu’on ne voudrait pas digérer de sitôt de peur de perdre toute sa sapidité et la saveur qu’il a donnée à nos lèvres, la science qu’il a offerte à notre cerveau, la lumière qu’il a proposée à nos yeux dormants. Lire un bon livre comme Colorant Félix, c’est avoir une conversation avec les plus honnêtes idées. C’est redécouvrir la sagesse des gens des siècles anciens. C’est vivre l’époque ancestrale, moderne et contemporaine africaine ; c’est admirer un écrin de proverbes traditionnels richement africains.
Colorant Félix est un florilège d’événements historiques (ceux de l’univers africain comme ceux ayant marqué l’histoire du monde, des grandes puissances, etc.) et modernes. Il est une conversation de 33 jours faite tous les soirs sous l’arbre à palabres de Kpétékpa. Un livre écrit sur 252 pages par Destin AKPO, prêtre béninois. C’est une fonction de classe C infinie définie dans un triangle dont le centre de gravité est typiquement africain. Ou mieux, une sauce africaine au goût de Soɖabi préparée à partir des cultures, des traditions, des panégyriques, des proverbes, des chansons traditionnelles. Chaque palabre du roman nous plonge dans des histoires particulières parlant des faits sociaux contemporains, dénonçant certaines idéologies du siècle. Colorant Félix est une ode à la diversité culturelle africaine et foncièrement béninoise, une image qui valorise l’Afrique, promeut “ le consommons local”. Colorant Félix est une invite à une prise de conscience générale, à l’amour de notre identité, à la solidarité, à l’union africaine, à l’acceptation de nos traditions. Il dénonce les mauvaises et malsaines pratiques des Africains, facteur du sous-développement des uns et des autres. Il met sur le tapis l’éternelle question de l’accumulation de diplômes par les Africains. En témoigne la tragédie vécue par Kodjo-Kle’n… ‘‘ Pour la biochimie, il avait tout mémorisé. Et la veille de la soutenance, il répétait sans cesse des équations chimiques jusqu’au soir. Arrivé en douche, il s’écroula et cogna sa tête contre le mur. Les voisins le sauvèrent et il fut rapatrié au pays. Depuis lors, il circule dans le village un stylo à la main, une plume dans les cheveux et des tubes d’essai dans la poche, déblatérant équations chimiques sur équations chimiques, le tout couronné par des accès de rires sarcastiques qui le ploient en deux. Il est surnommé « Bleu de Bromotymole », le réactif qu’il avait le plus à la bouche. C’est peut-être pour cette raison aussi qu’il a les lèvres toujours bleu violacé.’’
Destin Akpo nous fait un appel clair, celui de bâtir notre monde à partir de nos traditions, de nos cultures, en suivant le sentier ou les pas de nos ancêtres tout en apportant notre touche personnelle. N’est-ce pas au bout de l’ancienne corde qu’on tisse la nouvelle ? Il montre la puissance de nos traditions, de nos panégyriques et certifie qu’ils sont sources de paix: ‘‘Elle s’était assise à un endroit stratégique où on ne pouvait aller dans la chambre sans passer par elle. Et pendant que je cherchais le moyen de passer, mes yeux tombèrent sur une machette neuve, bien aiguisée et qui brillait malgré l’obscurité naissante. Mon cœur se glaça dans ma poitrine après avoir vibré comme le moteur de ma vieille motobécane. Je m’assis gentiment aux pieds de ma femme qui jusque-là n’avait pas dit un seul mot. Je connais ce silence. Je sais qu’il annonce toujours un ouragan. Et pour ne pas vivre un tsunami chez moi, je me mis à chanter les panégyriques de ma femme, essayant de passer timidement la main sur ses pieds. Elle ne réagit pas, mais je sentis que la colère qui accélérait son rythme cardiaque faisait bouger les veines de ses pieds. Je savais que je n’étais pas au bout de mes épreuves. J’arrangeai ma voix et me remit à chanter ses panégyriques :…… Écoute ton chant, écoute le chant de ton clan,
La litanie de ta race, voici ton akↄmimlan
Kiko, kiko, kiko
Gla, gla, gla, gla, gla
Éya, finissons le panégyrique comme prévu par l’ancêtre.
Je chante et tu danses
Éya, danse pour moi, colombe immaculée
Danse pour moi, femme noire à la souplesse du serpent
Danse et ris, soleil de ce cœur mien qui ne respire que grâce à toi
Danse, danse, danse
Sé, sé, séwélé, sawalakousawala
Atↄ wéɖesawalakousawala
Anon wéɖe, sawalakousawala
Ovijiɖoxwéɖé mo non kou gan
Après cela, je la vis soulever le pilon et marteler le sol. Un petit sourire illumina son visage et elle daigna m’adresser la parole…’’ (page64-66).
Destin nous plonge dans les méandres de l’esclavagisme, du colonialisme, du néocolonialisme, de l’homosexualité, de la politique, de la richesse culturelle africaine…
Colorant Félix est un miroir dans lequel tout lecteur voit une résurrection de la vie intégrale non pas dans ses superficialités, mais dans ses organismes intérieurs et profonds. Il est un mélange de lumière, d’ombre et de solutions idoines, adéquates pour le développement de l’Afrique. Il nous met face à nos vrais visages sociaux, culturels, politiques et économiques. Il remet au goût du jour la richesse du visage ancestral qui tend à disparaître.
Colorant Félix est un livre qui met en exergue toute la richesse linguistique africaine en général et béninoise en particulier. Il est une preuve vivante, tangible de la littérature orale africaine.
Plusieurs citations font la beauté de l’œuvre.
« La vie est dans le jouir et le réjouir, mais ne pas savoir se réjouir en jouissant de la vie, c’est ce qui crée des AVC, des tensions, et même des arthroses et des rhumatismes. » p74.
« Le cochon qui a été témoin du sort de son frère sur la braise est plus prudent que le serpent. » p75.
« La solitude tue plus vite que la mort. » p79.
« Les gens viennent applaudir le dernier jour, jour de la délivrance, mais personne ne demande à la femme combien de fois la grossesse lui a donné des insomnies ou d’autres malaises. » p81.
« Quand la femme tombe enceinte, elle peut vous faire voir de toutes les couleurs. » Page 82.
« Le couteau atterrit sur la gorge du porc, le mouton se met en prière… quand le champ de ton voisin est attaqué par les singes ou par les oiseaux, il faut te préparer à subir les mêmes affres si tu ne te réveilles très tôt pour aider le voisin à chasser ces bêtes sauvages. Car après son champ, c’est le tien qu’ils viendront attaquer. » P158.
« La dent qui n’est plus bien enracinée dans la gencive ne se mesure pas à la viande de bœuf, elle ne saurait non plus se mesurer impunément à la canne à sucre. » p162.
« Celui qui n’a personne fait tout pour ne pas avoir de blessure au dos. »p172.
« Pour anéantir le scorpion, il suffit de le priver de sa queue vénéneuse. »p.174
« Le lion qui va à la chasse n’est pas toujours sûr de rentrer à la maison avec un gibier. Le grain de maïs tombé en terre est soumis à plusieurs aléas : il ne sait s’il survivra aux griffes des rongeurs ou aux becs des oiseaux. »p.177
« Quand on n’est pas satisfait de ce qu’on est et de ce qu’on a, on est condamné à accepter avec regret et amertume ce qu’on devient et ce qu’on possède finalement, sachant que ce dernier état n’est pas nécessairement mieux que le précédent. » p.177.
Le style de l’auteur est original et unique. Il est simple, limpide, dépourvu de tout hermétisme et toute grandiloquence, accessible même aux enfants du cours primaire. La plupart des palabres du livre commencent par une ou des citations qui récapitulent les idées développées par l’auteur, finissent par une chanson en l’honneur de « son Excellence Soɖabi La-Santé ». Chaque palabre est conçue avec un humour décapant et frappant et laisse dans les entrailles une flopée d’émotions et mille réflexions. L’auteur a le mérite de nous faire voyager de l’époque ancienne jusqu’à celle contemporaine.
Colorant Felix s’offre à vous. Prenez-le et lisez-le ! Vous y retrouverez la véritable Afrique sous toutes formes.
Corneille Anoumon