« Condamnés » (2/5) Kodjo AGBEMELE

« Condamnés » (2/5) Kodjo AGBEMELE

Chapitre II

Dr KODJO prit alors place afin de repenser son approche sur ce mystère qui le rongeait lui et son personnel.

Il alluma le poste radio qui trônait là sur son bureau. La fin du journal sur RFI. Juan Gomez annonçait la rediffusion de l’Appel sur l’actualité. Il tourna le bouton et sur Zéphir Fm, une chaîne locale, passait « Le locataire » de ALOGNON Dégbévi. « Un locataire ne s’énerve pas. Dans ce cas, où ira-t-il ? » questionna l’artiste. Plus de temps à la philosophie. Le médecin formé à Kara changea encore de chaîne et sur Taxi Fm, Alain MOUAKA annonçait l’énigme du jour : Un œuf d’autruche permet de faire une omelette correspondant à 24 œufs de poules. Avec 6 œufs de poule, on fait une omelette pour 5 personnes. Combien faut-il d’œufs d’autruche pour que 60 personnes mangent de l’omelette ? (On n’utilise que des œufs d’autruche). La ligne sera ouverte dans dix minutes pour vos réponses. Merci pour votre aimable fidélité. M. KODJO sourit et donna la réponse à l’énigme dans sa tête.

« Si l’énigme de mon centre de santé pouvait être aussi facile ! » se confortait-il. Il éteignit la radio et revint se placer à nouveau devant la bay-window. Le soir tombait sur la ville. Une couche d’huile rouge se répandait dans le lointain azuré du côté de la présidence de la République. Dans le vert des plants de manioc, mouvait une ombre, celle du vieux au vélo bleu. Le vélo bleu. Puis le médecin se rappela son enfance. Il avait eu, un petit vélo bleu, lui aussi. Et en apprenant à le rouler, il avait cogné son front contre le heurtoir du portail. Il passa la main sur front et se souvint de cela comme si c’était hier. Les plaies guérissent mais les cicatrices restent des pages d’histoires qui nous accompagnent. Et parlant d’histoire, le vieux, oui, le vieux au vélo bleu, quelle est son histoire ? Où avait-il acquis ce vélo ? Combien de kilomètres avait déjà fait l’engin ? Pourquoi l’avait-il choisi bleu ? Quelle relation personnelle entretient-il avec ce véhicule ? Autant de questions restées sans réponses comme toujours. Et l’énigme des œufs de poule et d’autruche lui revint à l’esprit. Et une voix lui souffla une réponse, l’une des plus originales : Les gens sont obligés de manger des œufs ? Pourquoi ne pas leur servir du poulet, comme ça, tout le monde est content. Il n’y aura plus d’énigme. Ses yeux dessillèrent. KODJO sourit. « Fiat lux ! » Une lumière venait de le parcourir. Oui, on peut simplement finir avec le mystère du lit 4 de la salle 2. Oui, simplement : Ne plus coucher de patients dans ce lit. C’est aussi simple que ça. Dr KODJO prit son téléphone et convoqua avec le plus grand enthousiasme son équipe pour une réunion d’urgence. Et il annonça :

  • J’ai trouvé la solution à notre problème.
  • Nous sommes impatients, doc. Dis donc ! voulut savoir Vanessa, son assistante très personnelle.
  • Tenez-vous bien : on va simplement isoler ce lit. Ne plus l’alimenter si vous voulez. On débranche l’appareil respiratoire et on ne met plus de patients là-bas.

Vanessa ne semblait pas être emballée par l’idée. Les autres collaborateurs non plus. De Souza avec son regard hâve prit son courage à deux mains et décida de s’exprimer :

  • Docteur, sauf votre respect, je pense qu’il est de notre entière responsabilité de savoir ce qui se passe dans ce lit. Oui, je le pense bien. Et si on isole ce lit, ne pensez-vous pas que le mal va se déplacer ? A mon humble avis, on doit aller jusqu’au bout dans cette affaire.
  • Je suis d’avis, acquiesça Vanessa.

Tu peux la fermer, cinq minutes !?, pensa tout bas docteur KODJO.

La curiosité, comme l’espérance sont pareilles à une épine dans le dos. Ça fait languir, disait un écrivain contemporain.

« Ce n’est pas grave. Comme vous restez unanimes sur votre position, je me plie une fois encore. Et retenez bien que le Dr KODJO ne se plie pas trois fois. Après les sorciers, c’est votre libido personnelle qu’on veut satisfaire cette fois-ci. C’est bien. Terminé. Abordons alors la piste de la malédiction. Plus j’y avais pensé, je me demandais en quoi tous les patients de ce lit avaient eu la même histoire, un parcours identique qui les dicterait une mort à 7 h 00 les lundis et jeudis. J’avais creusé toute la journée d’hier et aujourd’hui, franchement, rien. Que dalle ! »

Il fallait donc bannir cette malédiction pour en finir une fois de bon. Sur suggestion de Vanessa qui refusa décidément de la fermer, un appel fut lancé à l’ordre des musulmans du Togo qui dépêcha tout de go deux imams. Allah Akbar ! Inch Allah dans peu de temps, on n’entendra plus parler de cette mauvaise chose ! Tawkkalna-Alai-Allah ! Rassurez-vous, Allah le fera.

Allah Akbar ! Les chrétiens ne s’étaient pas fait prier : une coalition formée du monseigneur Anani BARRIGAH, archevêque de Lomé et du Docteur, l’oint, le PG Luc ADJAHO s’était elle aussi précipité sur les lieux. Le leader catholique, chapelet à la taille, apporta eau bénite et bougie. L’homme le plus oint du ZionTo, qui avait foulé plusieurs fois la terre sainte d’Israël et avait même pris un selfie devant le tombeau de Jésus apporta, quant à lui, une huile avec collée sur la bouteille une petite étiquette rectangulaire blanche : TOUTE ARME FORGEE CONTRE TOI SERA SANS EFFET ! ZION BE MAWU EYEGNE MAWU (C’EST LE DIEU DE ZION QUI EST DIEU). Sur le centre de santé planait un relent de sainteté. Le grand Ogboni de Lomé débarqua avec une berline bleue qui rappela au Dr KODJO ce petit vélo bleu. Y sortirent deux femmes en toilettes blanches faites de guipure, lourde poitrine bardée de talk. On pourrait au moins se rincer les yeux. Même quand on pleure, on voit. On tiendra la mort par la bride, affirmaient-ils. Le chant vaudou donnait un tant soit peu un doux lyrisme et une chaude vibe aux patients qui patientaient très exactement la grâce de la guérison.

Do do do ma le kple assié

Do do do ma le kplé assi

Do do do ma le kple assié

Do do do ma le kplé assi

Tout prit fin autour de 6 h 50 et commença alors une longue attente qui s’assimila à celle qui précédait la proclamation des résultats des élections au Togo, fussent-elles présidentielles ou législatives. D’habitude, les populations savent celui qui gagne. Mais, elles espéraient que Dieu fasse miracle. Et le peuple, pauvre et paisible peuple, beurk, avait attendu, attendait et attend depuis 50 ans. Comme l’histoire du pays était à l’image de la vie socioéconomique, celui qui gagnait toujours gagna encore. Il est 7 h 00 donc. Donc, il est 7 h 00. 7 h 00 : décès du patient du lit 4 de la salle 2. Hum, mon Dieu ! se désola le maître des lieux. Dr KODJO semblait voir trente-six soleils en mode sépia. Pasteurs, imams, prêtre-féticheurs remballèrent leurs effets et prirent la direction de leur tanière. Honteusement ? Pitoyablement ? Gaillardement ? Dans tous les cas, ils partirent tous. Le calme plana toujours sur les lieux. Le médecin formé à Kara ajusta sa chemise en tweed et se tint devant la baie tout en observant la vie couler.

Kodjo AGBEMELE

Ecrivain togolais

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