Il sonnait midi. La vielle cloche de l’église Catholique du village venait d’être tintée pour l’Angélus par le vieux carillonneur, un bout d’homme septuagénaire aux cheveux grisonnant, rompu à sa tâche quotidienne. Dans la rue, on pouvait remarquer les chrétiens se signer au tintamarre du métal poli. Pour d’autres, c’était la simple sonnerie, mieux le repère temporel, qui d’habitude rappelait l’heure aux habitants de Gbagouley : l’aube, le midi et la brune. Cependant, ceci était loin de les empêcher de se signer machinalement pour accompagner les chrétiens, qu’ils fussent non catholiques ou animistes.
Au loin, l’on pouvait ouïr le bourdonnement que produisait le brouhaha du marché, orchestré par marchands et marchandeurs. Alors que les vendeurs itinérants faisaient la ronde, proposant à la criée leurs produits, d’autres inamovibles derrières leurs étalages s’époumonaient à héler les clients passant dans les allées qui sillonnaient et sectionnaient ce lieu public en des hangars disproportionnés aussi bien dans l’étendue que dans l’architecture. Toutefois, un certain ordre en régissait l’alignement. Et l’on pouvait facilement distinguer, et par catégorie, la zone des produits comestibles de celles des cosmétiques ; çà et là, des artisans par secteurs, des boutiques de divers, de farces et attrapes, et ainsi de suite.
Un peu éloigné du centre du village, le marché trônait au bord de l’unique grand axe routier qui débouchait sur Gbagouley. Au côté opposé donc s’étendait un air plat qu’avaient baptisé les enfants leur arène ludique. Il leur suffisait de sélectionner sur les tas d’ordures non loin du marché, des sachets plastiques qu’ils enfouissent les uns dans les autres avec un génie puéril jusqu’à en faire une boule maladroitement ronde : leur ballon de foot. Vite par affinité se formaient les équipes et commençaient les matchs. Les lucarnes étaient délimitées soit par des morceaux de briques, soit par leurs propres paires de chaussures. Quant aux règles du jeu, elles s’édictaient au fur et à mesure que l’occasion se présentait et selon l’humeur des plus influents.
Ainsi s’occupaient les garnements ayant suivi leurs parents ou tuteurs au marché. Et le rendez-vous au ‘’Stade’’ était fixé pour les jours de marché. Mais ce jour-là, l’éclat du soleil atteignait un pic indescriptible. Nul ne pouvait lever son front contre le ciel. Tellement il brillait à enflammer la peau. L’on aurait pensé à un probable incendie dans la voûte céleste. Et la plupart des gamins venus au marché ce jour, s’étaient réfugiés sous les étagères pour s’occuper avec d’autres jeux : ingéniosité enfantine !
Mais contrairement à ses pairs, Koudjí, très tôt orphelin de ses deux géniteurs morts par noyade, et pris en charge par sa belle-mère infertile qui seule lui reste comme parent, et ayant accompagnée cette dernière au marché comme à l’accoutumée, se faufilait entre les étalages d’une allée à une autre à sa recherche : l’heure de pointe avait sonné, son ministère de l’intérieur criait famine. Gringalet, son corps gratifié d’un bedon ballonné et couronné d’une tête énorme, ‘’temple de vodún tolɛgba’’ comme s’en moquaient les autres enfants, n’était pas fidèle à la carrure d’un enfant de 6 ans. De ses oreilles sourdaient des boulettes de cérumen.
La veuve Nanví venait en effet chaque jour de marcher vendre les noix de palmes qu’elle passe le clair du temps à collecter chez les voisines et les bonnes dames après que celles-ci ont fini d’en extraire l’huile pour la cuisson. Malheureusement, le minime bénéfice fait de cette activité était loin d’être à la hauteur des besoins fondamentaux notamment le manger et surtout l’éducation formelle du petit Koudjí. Alors pour affronter toutes ses charges qui désormais sont siennes depuis la perte de son conjoint et sa coépouse, elle entreprend en plus de la vente des noix, la liquidation à la criée des produits de d’autres commerçantes moyennant une vile rémunération par article écoulé. Elle le fait dans l’espoir de voir instruit son protégé. Et ce jour-là après avoir livré sa bassine de noix contre 275 francs CFA, elle négocia son job complémentaire, d’abord chez une vendeuse de chaussures, ensuite chez une autre de beignets de manioc avant de rejoindre celle d’eau fraîche—‘’Pure Water’’.
Ainsi allé à sa recherche, Koudjí se fatiguait quand il rencontre Kayanon, une dame de son quartier qui lui indiqua du doigt une zone du marché où elle venait de rencontrer Nanví rompue à sa tâche malgré l’acuité de ‘’l’incendie céleste’’. Koudjí engagea une allée qui donnait sur les boutiques du marché et en même temps menait à la zone des vendeurs de bétails et d’oiseaux. A peine a-t-il laissé deux kiosques derrière quand l’une de celles des farces et attrapes attira son attention. Il s’arrêta net, et la pression de l’estomac céda à l’envie d’admirer les jouets et objets pour enfant bien exposés tel un appât de sorte à attirer enfants et parents. Se sachant pauvre, Koudjí ne se contente que de zieuter les divers articles. Une ombre humaine le supplanta de derrière soudain. Pris de frisson, il tiqua, se retourna et se voit reflété dans les lunettes de soleil que supportait le gros nez, orné de gouttes de sueur, d’un jeune homme en face de lui. Crispé, toutes sortes d’idées lui traversèrent la cervelle : détaler, rentrer dans la boutique, chercher asile sous les étalages…– Mon… Mon, monzou ! finit-il, les cheveux sur la langue, par balbutier, toujours crispé, sa sale tenue salopette grise foncée imbibée de sueur et de crottes de nez.
– Bonjour petit. Comment vas-tu ? N’aie pas peur ; le rassure l’inconnu.
– Ze bè bien, Miiincii.
– Ça te dirait d’avoir beaucoup de jouets pour toi seul ?
– Wiiiii, ze vé ! se réjouit le petit Koudjí.
– Alors, fais le choix de tout ce qui te plait.
Le gamin, d’un bond, rentre dans le local et fait ses choix : une voiture bleue, un sportif sur sa routière, et un pistolet à eau. Tellement était-il content qu’il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il a accepté suivre inconsciemment l’inconnu qui venait de lui proposer de le mener à Nanví, se prétendant être un membre lointain de la famille n’ayant pas l’habitude de rentrer fréquemment au village.
Au lieu de faire le tour du marché, les deux compagnons ont engagé une allé débouchant à l’arrière du lieu public où patientait une automobile : une AVALON grise, celle de l’inconnu certainement puisqu’il s’en approche et actionne une commande qui fait réagir le carrosse. Il s’installe à bord et invite Koudjí à l’imiter. Jusque-là, le naïf ne réalise pas encore la gravité son imprudence. Dans la voiture, l’air frais était très agréable. Le jeune homme sort d’un coffret une gourde d’eau fraîche qu’il fait boire au petit pour se remettre de l’effet du soleil au marché. Il prend ensuite des sièges arrières un sachet de croissants et de friandises qu’il lui offre. L’agréable odeur réveillant de nouveau sa faim, Koudjí ne put s’empêcher de s’y jeter avec un appétit vorace pendant que l’autre démarre la voiture et se dirige vers la route principale.
Une fois sur l’axe routier, au lieu de prendre la direction normale, l’inconnu tourne le volant en faveur de la sortie du village à la grande surprise du petit, et fonce droit à toutes vitesses. Mais Koudjí n’eut pas le temps de réagir. Le doux croisant contenait du somnifère à forte dose et à effet immédiat. L’inconnu, qui n’était personne d’autre que Toula ayant fui du village après avoir tenté de violer une fillette et volé une somme considérable d’argent 10ans plus tôt, bifurque à droite après environ une demie heure d’embrayage. Puis trois virages, deux successifs à droite et un à gauche, il immobilise le véhicule devant une maison en palissade avec un semblant de portail en nervures de palme tressées. Un coup de klaxon ; le moteur étant toujours en marche. Une minute a suffi au sexagénaire, qui tout seul donnait donnait vie à ce lieu, à surgir et à monter à bord devant, au côté non chauffeur. Un coup d’œil à l’arrière de son siège comme pour s’assurer de la mission accomplie par son associé avec qui des regards complices lui suffisaient pour échanger.
La machine vrombit à nouveau et ils s’en furent. 17h
Pendant ce temps, Nanví ayant enfin eu terminé sa tournée mercantile entreprend de revenir sur ses pas tout en prenant le soin d’acheter du ‘’ablo[1] aux fretins’’ pour son Koudjí comme il en aimait. Et d’un étalage à un autre, elle se met à chercher son fils à ses lieux habituels.
La grise AVALON prend à présent la direction de Weinsou, un village aux réputations ténébreuses situé à 50km de Gbagouley. Le complice de Toula, le vieux Tchɔbό administra une injection au gamin pour qu’il ne se réveillât point avant l’arrivée à destination. Et à l’aide d’un ruban ultra adhésif, la bouche et les yeux de Koudjí furent rendus hors d’usage ; son sort était scellé. La brise commençait à rivaliser avec les quelques soupçons de rayons solaires qui avaient du mal à s’éteindre : tant ils voulaient dévoiler tel un projeteur la sombre manœuvre des kidnappeurs ! Mais hélas ! le destin de Koudjí semblait complice à ce fatale forfait. 19h
Kpossi Codjo Paterne HOUNKPE
[1]Ablo : terme en langues locales du Bénin pour désigner le gâteau de maïs ou de riz