Interview avec Agnès Pizzichetti Glèlè (APG)

Interview avec Agnès Pizzichetti Glèlè (APG)

                                                 « Avant tout, le féminisme est un humanisme qui défend l’équité et l’égalité en droit entre tous les individus »

BL : Bonjour madame Agnès Pizzichetti Glèlè. Le blog Biscottes Littéraires (BL) est heureux de vous recevoir en interview. Soyez infiniment remerciée pour votre spontanéité et votre disponibilité à vous prêter à nos questions. Vous êtes née à Lyon. Mais les deux noms qui accompagnent votre prénom nous renvoient à deux horizons infiniment riches de sens : l’un italien et l’autre béninois. Comment vivez-vous ce triangle identitaire : France, Italie, Bénin ?

APG :  J’ai appris à vivre la multiculturalité comme une richesse au fur et à mesure que les années et les expériences m’ont construite. Dans mon enfance et ma jeunesse, les interrogations des uns, les moqueries des autres avaient tendance à créer une scission en moi, une sorte de folie schizophrénique imposée par un société qui disait que là où j’étais d’origine italienne, je ne pouvais pas être française. Je suis donc arrivée à l’âge adulte avec une sensation douloureuse de morcellement de qui je suis, d’être d’un ailleurs encore inconnu, d’être étrangère dans mon environnement de naissance. Puis heureusement, je suis sortie de ces horizons sociaux et géographiques pour aller très tôt, grâce à ma mère, découvrir d’autres pays. Les voyages m’ont permis de recoller mes morceaux, de me donner cohérence interne à ma consubstantialité. En découvrant d’autres cultures, d’autres pays, d’autres constructions historiques, mes « éparpillements originels » se refondaient dans ces altérités où je me reconnaissais en tant qu’humaine, citoyenne du monde. L’un de ces voyages m’a conduite au Bénin. J’ai rencontré l’amour, et je me suis mariée, ajoutant GLELE à mon nom de famille. Aujourd’hui, toutes ces influences culturelles et socioculturelles qui m’influencent, me défont et me refaçonnent, ne se contredisent pas, elles se complètent comme les couleurs d’un tableau peuvent, tour à tour, apporter du contraste ou se fondre les unes aux autres pour créer de nouvelles nuances. France, Italie, Bénin, trois pépites qui  transcendent mon identité.

BL : Vous êtes peintre et écrivaine. Est-ce la peinture qui nourrit votre littérature, ou l’inverse ? Autrement dit, comment la cohabitation se porte-t-elle en vous entre la peinture et la littérature quand on sait chacun de ces univers est extrêmement jaloux et prenant ?

APG : Telle est la question… Il y a quelques jours, j’ai écouté une interview de Christiane Taubira qui disait que la poésie c’est « (…) des images dessinées avec des mots. ». Cette image est parfaite pour traduire la symbiose qui s’opère en permanence entre ce que j’écris et ce que je peins. Il me faut juste ajouter son pendant comme le reflet dans un miroir : la peinture m’est une façon de raconter sans les mots, de décrire l’indicible. En fait, même si mes études et mon parcours professionnel m’a tournée en premier vers le dessin et la peinture, la littérature y était déjà présente. Tout d’abord par mes lectures qui furent des sources d’inspiration pour mon travail graphique. Puis, comme nombre de jeunes adolescentes, j’ai commencé, en secret sans aucune confiance en moi, par écrire un journal intime et des poèmes. Le dessin et la peinture sont venus comme des voiles pudiques pour dire autrement ce que mes mots exprimaient encore trop maladroitement. Puis, des écrivaines, écrivains, poétesses et poètes m’ont permis de croire en moi jusqu’à me convaincre d’écrire. Une osmose s’est produite dans les premiers temps, le dessin venait renforcer l’écriture; l’écriture inspirait le dessin. Vous me posez cette question à un moment que je ressens comme charnière dans ma production : depuis quelques mois, l’écrit prend le dessus. Mon rapport à la peinture change, se met en retrait parce que j’ai envie d’explorer autre chose avec mes pinceaux, mes crayons. Je ne sais pas encore ce qui arrivera. Je suis en phase de préparation d’un projet collaboratif avec une chanteuse de chants anciens : il est question que je réalise des toiles pour illustrer certains de ses chants que j’ai préalablement choisis. Je ne sais pas si c’est la réclusion nécessaire au travail de l’écriture qui a provoqué cela, mais un élan profond me pousse vers une traduction de l’humilité, l’intimité, de l’authenticité et de la lenteur dans un monde bruyant, violent, orgueilleux et vain; peindre sur ces chants d’un autre âge mais si intemporel dans leurs sujets, doit me faire participer au chuchotement du monde plutôt qu’à son chahut. Aussi, je vais expérimenter les toutes petites dimensions; je verrai bien où cela me mène…

BL : « Mon art interroge les femmes et leur mystique, point fondamental dans ma création multiforme. », peut-on lire sur votre présentation sur la plateforme « arte laguna world ». Qu’entendez-vous par « Mystique » de la femme ?

APG : J’emploie plutôt le mot femmes au pluriel. En effet, les femmes sont de chair, de sang et d’os, dans toutes leurs diversités, leurs différences de vie et de conditions. Cependant, dans toutes les sociétés, les femmes ont eu ou ont un rôle spécifique dans la transmission du sacré et des dogmes, dans la pratique des cultes et ont été des figures centrales dans toutes les religions. Je suis fascinée par l’abnégation, la détermination et la force des femmes dans le champ spirituel, quelle que soit la foi qui les anime. Cependant, elles sont souvent oubliées par l’Histoire, ignorées ou « invisibilisées »  par leur contemporains ou les générations suivantes. Le terme « mystique » fait aussi appel à ce qui est caché, au secret. En tant qu' »exploratrice », ma pratique artistique cherche à découvrir la spiritualité des unes et des autres afin de me rapprocher du secret de la vie. Un secret lumineux, bienveillant, fécond, féminin et sacré. En tant que femme, j’interroge, je questionne, je scrute ce qui donnerait sens et permanence à ce tourbillon impétueux et fugace de l’existence. Enfin, d’un point de vue strictement familial, je suis héritière de la mystique de mon arrière-grand-mère spirite (mon roman « Au bois de Rose » retrace son histoire) et de ma grand-mère cartomancienne et pratiquante du pendule. Elles ont bercé mon imaginaire et construit mon goût pour le mystère et le spirituel. Cet héritage qui se transmet par les femmes de génération en génération est mon territoire de travail, ma source d’inspiration. Et cela se confirme encore dans le sujet de mon nouveau roman en cours d’écriture.

BL : Le 28 décembre 2021, vous écriviez sur votre compte facebook ce qui suit : « Faire le portrait de quelqu’une ou de quelqu’un, ce n’est pas s’attarder en surface pour tenter de décrire les traits et les volumes superficiels de son visage; c’est plonger à travers les pores, les pupilles, et trouver les pépites intérieures de son être qui susciteront l’émerveillement de l’artiste. Cet émerveillement, la peintresse tentera de le partager à travers ce que l’on nomme beauté. Un portrait c’est le passé et le présent à la fois, c’est l’alchimie de l’autre et de soi à travers les apparences. » Les profanes que nous sommes voudraient en savoir davantage surtout que vous définissez le portrait sous des traits assez poétiques : « pépites intérieures, émerveillement, beauté, alchimie ».

APG : Le portrait est un travail stupéfiant. C’est l’aventure toujours unique, sans cesse renouvelée, d’un tête à tête avec le sujet et qui va bien au-delà du travail de ressemblance apparente. Que restitue réellement un portrait? Quand j’effectue ce travail-là, le visage de l’autre est comme un langage que je dois apprendre, comprendre et traduire. Alors j’essaie de communiquer sur la base de ce langage tout en sachant que mes propres mots viendront influencer le résultat. Entrer dans la vérité d’un portrait, c’est creuser la matière avec la mine, pour en extraire le trésor caché derrière les traits. C’est laisser le regard voir plus loin que l’instant et l’endroit pour dévoiler le sentiment et l’énergie intérieure de celle ou celui qui pose. C’est libérer le geste par l’intuition. C’est aimer sans juger. C’est aimer. C’est tout sauf penser. C’est se laisser traverser par ce que révèle un regard, ce que dit la liberté ou la maîtrise d’une chevelure, la courbure d’une bouche mutique, la franchise d’un front, la fierté d’un menton; le travail du portrait résume toute la question philosophique de l’être et du paraître : l’observation et la traduction artistique est révélatrice de l’une des vérités du modèle. J’ai un texte sur le sujet qui est en suspens depuis quelques années. Je le reprendrai peut-être un jour, pour traduire le surréalisme, l’ambiguïté de l’éphémérité du portrait que l’on voudrait oint de vérité immuable..

BL : Haïti occupe une grande place dans votre vie. Parlez-nous de votre expérience personnelle avec Haïti.

APG : Sans trop savoir pourquoi, j’ai toujours eu des rapports émotionnels forts, profonds, irrépressibles, avec Haïti et ce depuis le collège. J’ai très tôt cherché à connaître et à comprendre l’Histoire d’Haïti. Et tout ce que je découvrais, ses refus, son courage, ses héroïnes et ses héros, son syncrétisme cultuel et culturel, ses artistes et ses intellectuels, tout me parlait! Haïti s’est construite en moi comme un modèle de liberté, de résilience, de « folie » transformatrice aussi. Elle est ce territoire intérieur dans lequel je puise une partie de mon énergie créative. Haïti m’a aussi donné une famille à travers des amies et des amis avec lesquels j’ai tissé des liens indéfectibles. Loudmie Gué en est la première figure!

BL : A tort ou à raison, les uns et les autres attribuent aux vodun les causes spirituelles profondes des problèmes de développement que rencontre Haïti. Qu’en pensez-vous ?

APG : Quelle que soit la société à laquelle ils appartiennent, les individus ont tendance à faire porter leurs erreurs sur l’invisible, le sort, le destin. Ainsi le religieux, voir le superstitieux, influe sur les relations sociales et participe au fonctionnement et dysfonctionnement d’une société. L’Histoire de l’humanité et des religions en est pleine d’exemples et pour le cas d’Haïti, c’est bien le christianisme qui a introduit son premier et plus atroce malheur : esclavage. Aussi réduire les problèmes politiques, économiques et sécuritaires à la seule responsabilité du vodou est à mon sens une erreur, ou une diversion stratégique, pour éviter les sujets des ingérences internationales, de corruptions en tous genres, des inégalités sociales, des iniquités de classes ou de genre… Le vodou haïtien en particulier, caribéen en général, est aussi une culture mosaïque avec des apports autochtones (taïnos, arawak et autres peuples caribéens) forts et elle mérite attention, respect et protection pour, justement, ne pas en faire une caricature ou un bouc-émissaire des travers contemporains. Des points de vue historique, culturel et socioculturel, artistique et scientifique, le vodou est déjà considéré comme un élément central et à part entière du développement local et durable par de grands artistes et intellectuels haïtiens.

BL : Le collectif « 21, Solidarité avec Haïti ». Comment ce livre est-il né et est-ce que l’objectif de départ a été atteint ? Quelles sont les retombées des ateliers d’écriture au profit des jeunes poétesses haïtiennes ?

APG : Le collectif 21 est né d’un appel à solidarité de Matrem Editions qui au départ avait pour intention de valoriser l’image d’Haïti et de créer des ponts poétiques à la louange de la beauté, du courage et de la liberté inspiré par ce pays. Notre appel a été malheureusement rattrapé par l’actualité : le séisme du 14 août 2021 dans le sud de l’île. Ainsi notre solidarité s’est recentrée sur ce territoire. De nombreux poètes de toutes nationalités ont répondu avec des textes sensibles, intelligents, poignants. Le choix de 21 textes a été difficile et c’est ainsi que nous avons ouvert le recueil à deux nouvelles! Cette action était une première pour l’équipe de Matrem Editions. Peu d’exemplaires ont été produits : les autrices et auteurs retenus ont reçu chacune et chacun leur exemplaire et le restant a été vendu au réseau proche. Il reste quelques rares exemplaires à la librairie Savoir d’Afrique me semble-t-il. Quoiqu’il en soit, nous avons généré un modeste bénéfice qui a été entièrement utilisé pour la mise en place d’ateliers d’écriture en collaboration avec nos partenaires locaux, l’association « Inisyativ Sitwayen Sidès » et l’Alliance Française de Jacmel qui nous a prêté ses locaux. Nous atteignons donc l’objectif fixé : les jeunes participantes, accompagnées bénévolement dans leurs productions par le poète Ar Guens Jean Marie (Le talent est toujours généreux!) sont sur le point de livrer leurs textes. Ils seront inclus dans un projet plus global d’actions de solidarité internationale entre lycéennes dans le cours de l’année.

BL : De vos livres, nous retenons essentiellement Au bois de Rose, L’ultime tracé ou l’empreinte rêvée des combattantes, Agodjié, Amandine ou le chemin de la survie et Aboé. Serait-ce erroné ou réducteur d’affirmer de ces différentes productions, la constante est claire et inamovible : (re)donner la parole aux femmes. ?

APG : Tout à fait et ce n’est ni erroné, ni réducteur. Je tente d’explorer toutes les pistes qui me mettent en relation avec ce que je suis. Et c’est à travers ces destins de femmes que j’essaie de comprendre ma propre existence. Même si je leur donne vie en quelque sorte, elles répondent à mes doutes par leurs propres questions, elles me forcent à écouter les échos de tous les possibles qu’elles représentent et elles se forgent une réalité didactique, polychrome, dans mon imaginaire. Finalement toute la raison de mon travail est là, la quête de qui je suis donc de qui nous sommes. Et comme l’on ne peut pas être sans l’Autre, tous ces portraits de femmes que je crée, reconstituent, un à un, le puzzle de mon identité féminine. Mon plus grand souhait et que d’autres femmes se retrouvent dans ces personnages féminins qui m’apparaissent et m’accompagnent, qu’elles les inspirent et qu’elles leur donnent envie de porter, à leur tour, leur propre parole. Il y a aussi dans mes choix d’écriture, quelque chose du besoin de s’identifier à des modèles féminins trop absents des standards, de les sortir des injonctions et des clichés, de les libérer en les mettant en lumière.

BL : Dire que Agnès Pizzichetti Glèlè est féministe, c’est juste une tautologie, en témoigne votre instance sur les termes autrice, peintresse, poétesse et écrivaine. Etant donné que la question sur lé féminisme continue de faire couler beaucoup d’encre et de salive, la question qu’il nous plaît de vous poser est celle-ci : quel est féminisme à vous ?

APG : Avant tout, le féminisme est un humanisme qui défend l’équité et l’égalité en droit entre tous les individus. Evidemment les violences faites aux femmes dans le monde me sont insupportables : parce que l’on naît femme, on ne peut pas aller à l’école, on est marié enfant, on est mutilé, on n’a pas accès aux droits sociaux, on est violé, brûlé… Les statistiques mondiales sur les injustices sont en accès libres et sont suffisamment édifiantes et explicites pour présenter les différentes situations intolérables que vivent les femmes. Mais, si je porte un combat spontané et intuitif, c’est bien celui de rendre visibles et audibles celles que l’on considère le moins et que l’on écoute peu. Mon travail en médiation artistique a toujours eu cet objectif et les résultats de ces ateliers portés par FEDAM sont époustouflants d’espoirs, bouleversants de sagesse et de responsabilité pour adoucir le monde. Ecouter, porter cette parole plurielle, c’est faire exister par les mots tous les possibles, tous les renouveaux, toutes les embellies de l’avenir. Car lorsqu’une femme propose, elle le fait pour ses filles et ses fils, ses frères et son père, pour son époux et sa mère… Mais pour être au monde, pour être dans ce monde, il est primordial d’y être reconnue pour ce que l’on est et d’être nommée d’une juste manière. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Les mots accordés au féminin que vous citez dans la question existent depuis des siècles. Ils ont, en fait, été effacés par les grammairiens à partir du XVIII° siècle pour des raisons précises et non dissimulées d’empêcher les femmes d’investir certaines professions. Albert Camus a dit : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Aujourd’hui, il faut œuvrer pour que les mots engagent la présence, la pensée, l’Histoire et les histoires, les œuvres, les rêves et les propositions des femmes si l’on veut trouver des solutions aux défis inouïs qui attendent l’humanité.

BL : Dans votre bibliographie, la pièce théâtrale Agodjié constitue une merveille vu sa portée historique et culturelle dans un monde où continue de doute des capacités énormes qui sommeillent en la femme. Quand on décide d’écrire sur des personnages aussi mythiques que les Agodjiés du Danxomè, on ressent certainement une motivation supplémentaire. Quels sentiments vous animaient pendant l’écriture de ce livre ?

APG : La pièce de théâtre « Agoodjié! » est un extrait de mon roman « L’ultime tracé ». Ce roman cristallise plusieurs de mes questionnements : la supposée faiblesse des femmes qui voudrait sans cesse les victimiser, l’invisibilité des héroïnes de l’Histoire, la violence légitime traitée d’un point de vue féminin, la sororité dans la survie ou la lutte et aussi, l’invisibilité des femmes dans les conflits contemporains dans plusieurs régions du monde. Dans le roman, de grandes guerrières historiques ou anonymes sont convoquées par une vieille oracle et initient une jeune novice par leurs récits. La partie où la reine Tassi Hangbé et des agoodjié interviennent correspond à la partie où je m’interroge sur la confrontation de la puissance et l’abnégation, du courage et de la folie, de la volonté et  de l’allégeance. Tassi Hangbé y porte une parole fière et charnelle. Pour ce passage, j’ai beaucoup visité le palais de la reine à Abomey, j’ai interrogé les personnes ressources, j’ai quasiment hanté les lieux stratégiques historiques, jusqu’à écouter le silence vibrant sur la place où se tenaient leurs garnisons pour leurs exercices. J’ai cherché d’où venaient ces filles, ces femmes; j’ai cherché à les découvrir au-delà des préjugés officiels. En tout cas, l’alchimie a pris car aujourd’hui ce passage est repris par des jeunes comédiennes diplômées du Master Théâtre de l’INSAAC, Côte d’Ivoire. Par leur talent et leur intelligence émotionnelle, elles transcendent littéralement mon texte. Après les avoir vues lors de plusieurs représentations, j’en suis encore complètement émue. Matrem Editions a édité l’adaptation sous le titre d' »Agoodjié! » pour, encore une fois, utiliser les bénéfices de la vente de ce livret pour soutenir les comédiennes; nous avons ainsi pu les aider dans la préparation de la représentation de décembre 2021 à l’INSAAC à Abidjan. Sommet de la joie, la pièce sera encore jouée à Abidjan en février 2023.

BL : Nous allons, si vous le permettez, nous intéresser à la maison d’édition Matrem. Comme vous vous y attendez, nous voulons savoir : « Pourquoi une telle maison d’édition » ?

APG : C’est une idée collective, partagée, qui a pris le temps de germer. En France, l’édition régionale a un impact très localisé et la plupart du temps, publie les auteurs aux frais de ces derniers. Ce n’est pas le plus grand problème en soi puisque d’autres maisons d’édition nationales ont également cette pratique. L’idée est née de l’expérience des ateliers de médiations artistiques que j’ai menés avec l’association FEDAM, où la parole des femmes émergeait, se débloquait, grâce au dessin et à la peinture; l’envie nous est venue d’accompagner cette parole, de la faire entendre en la faisant lire à d’autres. Mais Matrem n’aurait pas existé sans la complicité sororale, artistique et intellectuelle avec Loudmie Gué, docteure en philosophie, professeure de Lettres à l’Académie de Versailles. En effet, nous avons eu envie de nous engager dans une autre forme de modèle, non pas orienté vers le gain financier uniquement, mais qui a également une notion d’entraide, d’utilité : la forme choisie pour démarrer est associative, donc sans aucun but lucratif individuel. Décider de publier avec Matrem, c’est ainsi participer à une cause, soutenir une action solidaire telle que « 21 ». D’ailleurs un nouvel appel sera lancé au cours du deuxième semestre 2023 pour un nouvel opus de « 21 ». Nous en sommes au tout début de l’aventure, nous avançons lentement, pas à pas et sereinement.

BL : Une maison d’édition « spécialisée dans les écrits de femmes, les écrits féministes et liés à la valorisation du matrimoine, soutient toutes les formes d’écrits inhabituelles : textes courts, essais, théâtre, poésie, discours, compte-rendus, BD… ».[1] La valorisation du matrimoine. Que vaut le matrimoine sans le patrimoine ?

APG : Justement, il y a beaucoup de patrimoine sans matrimoine. Il est bien difficile pour beaucoup de personnes (en France du moins) de citer dix femmes célèbres dans le domaine de la poésie, du théâtre, de la peinture, ou de la sculpture… Et pourtant elles ont été nombreuses depuis des siècles à écrire, à composer, à inventer tant dans le domaine des arts que dans celui de la science. Sauf que personne ne connaît ni leurs œuvres, ni leurs noms! Ainsi l’héritage culturel est amputé d’une grande partie de sa diversité donc de sa richesse. Valoriser le matrimoine pour Matrem Editions, c’est procéder à un choix assumé, de distiller quelques gouttes de ce que les femmes créent, pensent, dans le grand océan des œuvres des grands hommes. Et la liste des écrivains et poètes qui nous suivent dans cet élan est parlant et motivant. Un grand nombre d’artistes, d’autrices et écrivains, d’intellectuel.le.s nous sollicitent car ils souhaitent s’engager pour l’équilibre, la parité, pour la diffusion des oeuvres de femmes et de leur transmission, mais ils ont eux aussi des choses à dire, à écrire, pour améliorer le futur de toutes et de tous.

BL : Est-on en droit de conclure que Matrem Editions est une maison d’édition féministe ?

APG Oui. Féministe, mais aussi antiraciste et il faut le dire, anticapitaliste dans son objet. D’ailleurs poètes et poétesses, écrivaines et écrivains qui contribuent aux publications ont connaissance, adhèrent et soutiennent la charte de Matrem Editions.

BL : Quelle comparaison établissez-vous entre la vie des femmes béninoises et celles des Haïtiennes ?

APG Je ne me sens pas légitime pour répondre à cette question d’un point de vue scientifique. Et les conditions de vie, l’appréhension que l’on a de cette condition, sont tellement variées d’une femme à l’autre que je ne me permettrai pas de parler à leurs places. En tant que femme du monde, je peux juste témoigner d’une constante d’un pays aux autres, d’un continent aux autres, c’est que les femmes sont les plus pauvres de pauvres, les moins éduquées scolairement pour des raisons qui ne dépendent pas d’elles, qu’elles sont majoritairement les plus violentées et que leur état de santé, de la naissance aux menstrues, des menstrues à la grossesse et l’accouchement, en passant par leur santé mentale jusqu’à la ménopause et leur vieillesse reste un sujet crucial partout sur cette planète.


BL : Nous entendons souvent dire que la plume ne nourrit pas son homme. Dans votre cas, pouvons-nous dire que le pinceau nourrit sa femme ?

APG D’une nourriture qui n’est pas matérielle c’est sûre! Cependant, j’ai vécu de la peinture et du dessin en l’enseignant plusieurs années, ce qui est une des plus belles manières de lier l’utile à l’agréable. La vie a fait que j’ai dû exercer d’autres métiers pour des besoins économiques. Finalement, cette obligation de faire autre chose, a créé une grande autonomie dans ma démarche artistique, une grande liberté de création et de décisions. Je peux créer sans d’autre objectif que de communiquer et partager mon univers, sans contraintes ni restrictions.

BL : Nous tendons vers la fin de notre interview. Pourriez-vous nous dire quels sont vos projets littéraires et artistiques à court et moyen termes ?

APG Je mène toujours plusieurs projets à la fois car je suis une boulimique de travail! J’ai commencé l’écriture d’un nouveau roman où le Danxomè et Lyon confluent par la géographie des routes d’exil mais aussi par celle de la quête du cœur et de l’âme. J’aborde ce début d’année par la mise en route d’un travail plastique en collaboration avec Katia Masselot, interprète fabuleuse des chants anciens à la voix vibrante et agissante sur l’âme de celles et ceux qui l’écoutent. Après avoir sélectionné une vingtaine de chansons en une dizaine de langues différentes (arabo-andalous, sicilien, arabe, provençal, turc, arménien, espagnol, grec….) je me lance dans leur illustration sur un format que j’ai peu travaillé jusqu’à présent mais qui m’appelle. Le travail devrait être prêt d’ici juillet et fera l’objet d’un livre. Ce sera l’occasion pour nous deux, Katia et moi, de présenter cette alchimie artistique lors de prestations concerts/expos. De plus, je travaille déjà sur un projet théâtral pour 2024, mais il est trop tôt pour l’évoquer maintenant.

BL : Comment peut-on se procurer vos livres ?

APG Mes derniers livres sont disponibles à Cotonou dans les librairies Savoir d’Afrique, Sonaec et à la Notre Dame. Au bois de Rose peut être commandé par la page et/ou le gmail de Matrem Editions. Je viens d’achever l’écriture d’un recueil de poèmes qui sera co-édité et bientôt distribué au Bénin.

BL : Une fois encore, nous vous remercions du fond  du cœur pour ce moment exceptionnel que  nous avons passé avec vous dans le cadre de la présente interview. Merci pour vos réponses. Votre mot de la fin.

APG C’est moi qui vous adresse mes remerciements les plus reconnaissants et les plus chaleureux de m’avoir laissé le temps et l’espace de m’exprimer sur ce qui me tient tant à cœur : les mots, les couleurs, l’humain, les femmes, l’art.

[1] https://www.facebook.com/photo/?fbid=10224050092353835&set=a.1377366727937

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