À la lecture de Colorant Felix, ce chef d’œuvre de Destin AKPO, l’ouvrage engrange une pluralité de thématiques parmi lesquelles on a éducation, vie sociale, culture traditionnelle et plus particulièrement la parole. La parole dans l’œuvre est en effet d’une prégnance prépondérante en cela que le style scriptural adopté par l’auteur est, à l’instar d’Errance chenille de mon cœur, le seul roman pour l’instant de Daté Atavito BARNABE-AKAYI ou de Verre cassé d’Alain Mabanckou, un style oralisant et oralisé qui rappelle la tradition orale caractéristique de l’Afrique. Cela n’étonne donc guère que l’auteur ait eu l’intelligence d’intituler chaque chapitre du roman « Palabre », non seulement pour rester dans le même champ lexical de la parole qui gouverne tout l’imaginaire de l’homme noir africain, mais aussi pour avertir que la plupart des paroles proférées dans l’œuvre l’ont été pendant les séances de beuveries sous l’arbre à palabres.
C’est au fonctionnement de cette parole que nous nous intéresserons dans le présent article.
Si elle est cette faculté humaine par laquelle nous communiquons, la parole surpasse cette simple fonction d’interaction sociologique et, dans les civilisations de l’oralité, permet de nommer le monde, de l’organiser et de le recréer. On réalise alors pourquoi les anciens disent : « xo wɛ é dò, bɔ é nyi xò», c’est-à-dire « c’est la parole qui engendre la grossesse ». L’auteur lui-même épistémologue de la parole, l’atteste dans l’ouvrage en faisant dire ceci à Ahougan Toukpossɔ :« La parole engendre l’homme, puisque l’homme est le fruit de la parole, et cette parole permet à l’homme de l’engendrer. Elle se laisse engendrer par l’homme qui se reçoit d’elle » (p.129-130). Mieux, ainsi que le soulignent les Ecritures saintes en guise d’admonition, elle est investie du pouvoir divin, embellit et enlaidit, construit et déconstruit en fonction de l’état d’âme de celui ou celle qui la profère. Ellese fait donc art, un élément précieux, délicat, très délicat d’ailleurs, de sorte que son maniement requiert circonspection ou, comme dans Colorant Félix, autorise une utilisation à des fins cathartiques ou exorcistes dans l’optique de guérir le monde.
C’est cette omniprésence de la parole dans les civilisations de l’oralité qui est au cœur de l’œuvre de Destin AKPO. À Kpétékpa en effet, sous l’arbre à palabres, autour de son excellentissime Adjago, le Kpɛtɛ shi fait délier les langues. Car en Afrique, contrairement à son évanescence que proclame un adage occidental, la parole ici a un pouvoir indélébile. Elle marque aussi bien le proférateur que celui ou celle sur qui elle est proférée, ainsi qu’on le voit avec la manifestation spirituelle des noms et prénoms africains. Ainsi qu’elle marque les esprits à travers les contes, les légendes, les proverbes, les panégyriques, les épopées, les mythes, les devinettes, les fables, etc. Et quiconque ayant lu Colorant Félix sait qu’il est une mine d’or, un grenier exceptionnel de ces modes d’expression en littérature orale.
Pour les cultures africaines, dont celle de Kpétékpa dans l’œuvre est le prototype, la parole est polysémique en fonction des événements et des circonstances de profération.
Tout d’abord, la parole est perçue comme un mystère et est dotée d’un pouvoir. Un pouvoir reçu comme un don de dieu, des ancêtres. C’est ainsi que : « chaque parole que nous émettons nous fait renaitre […] elle est sacrée et elle ne doit pas être maniée n’importe comment. » (p.130). Dans certaines circonstances, même pour parler, les esprits des ancêtres sont invoqués : « Parle et que l’esprit de tes ancêtres te lubrifie la gorge » (p.114).
Par ailleurs, dans la conscience des peuples africains, la personne est son nom. Le nom relève de la parole importante et chère[1], il a toujours un sens, une signification et confère à l’être nommé son existence et son rôle diachronique dans l’œuvre. En témoignent les noms des personnages de l’œuvre (Akotoé, Emouvi-Lekosto, Alikpa, Dah Zèguèzougou, Toutouvi…) À l’instar des anciens rois de nos royaumes dont les noms fort sont évocateurs et résument à eux seuls toute leur existence, le nom du vieux Somahuhwéviɖotɔmé (la foudre ne tue pas le poisson dans l’eau p.121), en plus d’être une parole chère, relève également de la parole sensée en cela qu’il exige du lectorat non seulement un fonds culturel conséquent qui autorise à la lecture de la densité de sa significations, mais aussi un défrichage mental, une fouille psychique sollicitant l’intellect aussi bien du délivreur qu’est l’auteur que du récepteur qu’est le lectorat. Ce nom, comme on le constate, est très proverbial et porte en lui un livre fermé dont chaque prononciation somme comme le son d’ouverture pour livrer au monde toute son histoire. On comprend donc pourquoi il résume la bravoure de ce dernier adepte du vodoun Xɛviosso qui, à lui seul, a mis en déroute des envahisseurs colons en quête des terres dans son village.
La parole est tellement prégnante dans l’imaginaire noir africain que même les maux en sont frappés et imprégnés. C’est ainsi que dans l’aire culturel fon, on parle de Azonxo : azon en tant que maladie et xo comme parole. La maladie parolisée s’explique dans la mesure où le Verbe lui sert de catalyseur d’expulsion, attestant ainsi, une fois de plus, du pouvoir christique thérapeutique de la parole. Le Christ en effet, comme son Père en créant le monde, a guéri des maux et ressuscité des morts par la parole. On découvre dans Colorant Félix, précisément au Palabre 25, la relation du même exercice de guérison par le Verbe, assez ingénieux, assez mystique et tropicalisé. On a beau reproduire « toutes les blessures présentes sur le corps de l’accidenté » sur un coq, le reste du processus curatif se fera par la parole. Et l’exemple du médecin blanc ayant mis les pieds d’Agassago, une femme mariée, dans la brousse en est très éloquent : « il a suffi que le médecin blanc parle pour avoir la vie sauve après son forfait sur sa domestique minée. Le guérisseur traditionnel lui dit en effet : « votre salut est dans votre ventre. Parlez et vous vivrez » (p. 202). Après qu’il eut avoué son forfait, il fut guéri : « Votre salut est dans votre ventre. Parlez et vous vivrez », « Maintenant que vous avez parlé, vous vivrez. Vous ne mourez plus » (pp 202 à 204). La parole, on le voit, a été clairement l’instrument de guérison dont le guérisseur traditionnels’est servi.
On ne le dira jamais assez, la parole cessera d’être génératrice de vie si elle manque de s’exprimer par cette noble fonction cathartique, expiatoire ou exorciste qui lui donne sens et consistance. C’est à cet exercice que s’est fondamentalement livré le patriarche Somahuhwéviɖotɔmé en élucidant le mystère, les causes morales et spirituelles du Coovi does not. Il montre en effet que la Nature est en harmonie avec elle-même. Qu’elle nous parle chaque fois lorsque les humains posent des actes mauvais ayant tendance à déséquilibrer son harmonie naturelle (p.126-127). Sa manière de nous parler se manifeste à travers les conséquences négatives qui s’observent de nos jours. Et dans ce cas précis, il s’agit du Colorant Félix. Investi par son âge et par son parcours existentiel d’une autorité de noblesse, les paroles du vieux Somahuhwéviɖotɔmé sont d’une telle sagesse, d’une telle profondeur qu’elles glacent tout le monde, dans sa décortication des possibles fondements de la pandémie actuelle. (p.127).
Cette puissance de la parole proclame toute sa délicatesse et de fait toute sa dangerosité. La parole n’est pas seulement un œuf fragile qu’il faut manipuler avec précaution et vigilance, mais surtout un œuf contenant une bombe dont l’éclosion ou l’explosion relève entièrement de celui qui entend en faire usage. Ce dernier peut décider que l’explosion de la bombe concasse un rocher où passera une voie pour le bonheur des populations ou que cette même bombe, à l’explosion, devienne sale et calcine toute une ville ou génération. On comprend alors pourquoi avant que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? n’avertisse que les mots sont comme des pistolets chargés, nos ancêtres et la Bible ont toujours mis en garde contre « l’inflammabilité » de la parole en prescrivant de tourner sept fois sa langue avant de parler afin de ne pas proférer de la mauvaise parole, la parole qui ne ressemble pas à la parole. La nécessité de contrôler la force de la parole fait intervenir le silence intérieur (abɔninɔ en fongbé). Car« on prépare la terre dans laquelle on veut l’enfouir. La parole, c’est comme un fruit mûr qui finit toujours par tomber. Et pour en savourer les délices, il ne faut pas l’agresser ni la violenter. Il faut la laisser parvenir à maturité. La parole qui a muri est celle qui soigne » (p.187). C’est pourquoi, dans toutes ses prises de paroles, le vieux Somahuhwéviɖotɔmé prend tout son temps avant de parler. Car une fois la parole libérée, elle ne se ramasse plus. Il faut donc, si l’on « veut vivre longtemps », « apprendre àécouter la parole ». Car « la parole c’est le livre qu’est la nature et où chacun est appelé à marcher en faisant attention aux interdits, gbɛsu » (p. 130).
Le mystère de la parole réside fondamentalement dans le silence. Ce dernier est une forme d’expression très puissante de la parole. L’homme en face de certaines situations de la vie courante préfère ne rien dire pour ainsi parler. Le silence est plus fort que la parole articulée dit-on : « je connais
ce silence. Je sais qu’il annonce toujours un ouragan » (p.64). C’est également ce qu’illustre l’aventure relatée par Alikpa à ses compères réunis sous l’arbre à palabres. Il s’agit d’un contentieux entre un Ivoirien et un Béninois. L’Ivoirien pour montrer sa suprématie le gifla. Ce dernier garda le silence et rentra tranquillement chez lui. Quand on est à l’étranger, on ne fait pas du bruit n’importe comment. Son agresseur alla se vanter de son acte auprès des siens qui lui dirent :
Tu as fait quoi ?
Comme je vous l’ai dit, je l’ai bien giflé et ça a sifflé mal.
Tu as giflé qui ?
Béninois
Tu as giflé béninois ?
Oui
Et il t’a fait quoi ?
Il n’a même rien dit. Il est parti comme une poule mouillée.
Et tu en ris ! Mon frère, tu es dans draps. Tu as giflé béninois et il n’a rien dit. C’est même pire que s’il t’avait fait quelque chose. Trouve-le et qu’il te fasse quelque chose, sinon tu connais le cimetière de Williamsville. Quand il entendit cela, il ne put dormir la nuit » (p.154-155).
Cette conscience du mystère de la parole dans sa globalité est exprimée par l’expression « Xo ma nyi mɛɖé gbɛ » c’est-à-dire la parole n’est l’égale de personne. (p.130).
En plus de la parole sensée, importante et chère qui s’illustre par les proverbes et les nomsdes chansons, nous avons également la parole lourde, pesante, encore appelée la grande parole qu’on vit non seulement à travers les nombreux chants ou chansons qui parsèment l’œuvre, mais aussi via la légende de la marmite gnonmliou le mythe de la chauve-souris. La dimension de ces types de parole aisément pliable à la datation et localisable dans l’histoire est qu’elle procède icid’un témoignage sur le passé pour en tirer des leçons pour l’avenir ou pour l’esquiver. Qui connait la véritable histoire de la chauve-souris saura désormais comment se comporter avec cette créature inclassable dans ses rapports avec l’humain. Le caractère entrainant et agréable de leur nature en fait des paroles qui ponctuent et agrémentent le quotidien de l’homme africain amoureux de sa culture. A côté d’elle, toujours dans l’œuvre, s’égrène un autre type de parole qu’on devrait classer dans le même registre que le nom et son pouvoir sacré : la généalogie que nous appelons communément panégyrique. Elle n’est pas une simple louange vulgaire. C’est un sacré encensement des qualités et des prouesses génésiques ou claniques de l’homme. Elle a un tel pouvoir qu’elle peut instantanément calmer les crises d’un enfant en pleurs que rien n’arrivait à apaiser.Le narrateur maitrisant le pouvoir de ce type de parole n’a pas hésité à l’utiliser pour rassénérer la rage de sa femme : « Pour ne pas vivre un tsunami chez moi, je me mis à chanter les panégyriques de ma femme, essayant de passer timidement la main sur ses pieds. Elle ne réagit pas (…). Après cela, un petit sourire illumina son visage et elle daigna m’adresser la parole : mon chéri. Kwabɔ » (p.64-66).
Les incantations révèlent également le mystère de la parole. Elles reposent sur des paroles énigmatiques dont la compréhension est réservée aux seuls initiés. Leurs impacts sont aussi non négligeables dans les relations humaines. Pour preuve, nous avons l’aventure vécue par Alikpa à Adjamè, l’un des plus grands marchés de la Côte d’Ivoire. Dans le désespoir après la malice dont il fut l’objet par quelques jeunes mal intentionnés il s’écria : « Nyɛɖesu Danxomɛvi » (p. 153). L’évocation de cette seule expression, considérée par les jeunes comme une incantation provenant de la part d’un Béninois leur a fait changer d’avis au point qu’ils se missent à son service.Mais il faut souligner que l’incantation de bienfaisance existe, dont la fonction fondamentale est de se protéger des malheurs et des agressions naturelles ou venant de l’homme, il existe également l’incantation de nuisance qui, une fois prononcée par des initiés mus par un désir expressif et de transcendance, peut avoir des effets immédiats ou à long terme. Le médecin blanc en a fait l’amère expérience dans Colorant Félix en goûtant à la femme minée.
Ce tour d’horizon dans l’œuvre nous a permis d’avoir une vue générale sur la thématique de la parole. Cette dernière comme nous l’avons vu, est un mystère. Un mystère qui a un impact non négligeable sur les hommes. Ces derniers vivant constamment dans l’univers de la parole.
Louis BADA, Grand Séminaire Saint-Paul de Djimè
[1] Classification des types de parole en littérature orale, Ascension Bogniaho