_Tiens, tiens, tiens. Les pieds qui touchaient terre. Je savais ! Je savais !
L’envie lui prit de retourner au commissariat, de reparler à Essèhoungbèssè, de lui soumettre quelques détails, de lui parler d’un certain James, son rival numéro un pour voler le cœur de la veuve, et de convaincre le commissaire d’ouvrir une enquête. Il se l’interdit. Ce serait jouer avec le feu alors qu’on garde encore des séquelles de brûlure.
_Que faire ? Il me faut des preuves. Il me faut prouver que c’est lui qui a commis ce crime. Il voulait l’avoir. Ah ! Ses menaces, ses diaboliques menaces. Ça ne peut qu’être lui. Salopard de James. Oui ! C’est un crime ! Suicide, mes fesses ! Des preuves, il me faut des preuves pour convaincre cet enfoiré d’Essèhoungbèssè.
Assénounkoun entre soupçons, pistes, hypothèses et spéculations, se surprit à s’endormir. Il dormit mal cependant. Un sommeil cauchemardesque, agité. Réveillé à six heures, il se glissa un bâtonnet de cure-dent dans la bouche et fonça droit chez les Essoum. Là-bas, personne n’avait voulu le servir. Il supplia, se fâcha, se calma puis jura par tous les dieux qu’il règlerait dans les prochaines heures ses dettes.
_Buvons pour le repos de l’âme de madame Akuevisson, proposa-t-il.
_Pauvre jeune dame, partit la serveuse, elle était bien belle.
Assénounkoun en profita pour savoir si elle n’avait pas vu ou entendu quelque chose qui présagerait une telle fin pour la défunte. Rien de bien extraordinaire ne lui fut servi, si ce n’est le reportage d’une des sempiternelles prises de bec entre Akuevisson et Komi, rentré à une heure du matin à la maison.
Ayant pris congé, Assénounkoun qui n’avait pas risqué un pas chez les Akuevisson depuis le drame, se résolut à aller exprimer ses condoléances. Il n’était que huit heures et quelques poussières, beaucoup trop tôt pour débarquer chez les gens. Le détective de circonstances, en attendant, alla chez Bachirou, un boutiquier qui tenait un kiosque dans le voisinage. Il acheta pour cinquante francs quelques sachets de bonbons mentholés pour camoufler son haleine éthylique.
_Bachir, tu as appris que la tata d’en face est décédée ? Engagea-t-il, pour tuer le temps.
_Oui, zai appris. Il a sicidé. Yurahib bih allah ! (verset coranique)
_Tu n’as rien vu la nuit-làoù elle est morte ?
_Non, zai vi son lanfan. Il a sorti zéro è, c’est soloment ça zai vi.
_Hein ! Komi là ?
_Oui, oui, il a sorti avè son nami. Moi zé fermè mon boutique.
Après quelques minutes à papoter chez le boutiquier, Assénounkoun alla toquer chez les Akuevisson. Une jeune dame vint lui ouvrir. Depuis l’annonce du décès, toute une colonie d’Akuevisson, Durango et alliés avait investi la maison.
Assénounkoun se présenta en tant qu’ami de la défunte. Il venait présenter ses condoléances. On le laissa entrer. Installé, il demanda à voir Komi. Ce dernier, à peine réveillé, traînait encore dans ses appartements. Il ne montra son nez qu’une trentaine de minutes après.
_Bonjour. Lança-t-il nonchalamment au visiteur.
Assénounkoun, conscient que le garçon ne l’avait jamais porté dans son cœur à cause de son affinité avec la défunte, se montra quant à lui plus doux.
_Bonjour, mon garçon, comment vas-tu ce matin ?
_Çava. Répondit l’autre.
_Toutes mes condoléances pour ce qui est arrivé, Komi.
_Merci
_J’espère que tu tiens le coup.
_J’essaie.
_… Je n’arrive toujours pas à croire qu’elle soit partie.
_Moi non plus.
_Qu’est-ce qui s’est même passé ?
_Aucune idée, c’est le matin-là moi-même… je l’ai vue sur l’arbre.
_Elle était malade ?
_Oui, plus ou moins. Elle toussait, rien de bien grave.
_Et la veille, tu n’as rien remarqué de bizarre dans son attitude ? Ce salopard de James n’est pas encore venu l’enquiquiner, par hasard ?
_Non, il n’était pas là. On a passé toute la soirée ensemble elle et moi. On a mangé, regardé la télé, on est resté au salon, elle a encore commencé ses discours-là, que je fais ci, que je fais ça, toi-même tu sais comment était ta copine. C’était tout. Après, elle est allée dans sa chambre et moi j’ai continué à regarder la télé. Puis quand le sommeil m’a pris, je suis allé me coucher aussi… J’entends des cris ce matin, je me réveille et je la vois sur l’arbre.
_Tu es sûr que tu étais avec elle toute la soirée ?
_Bien sûr, où veux-tu que j’aille. Toi-même tu sais qu’elle kiffe pas quand je sors la nuit.
_C’est pour ça vous vous êtes encore disputés la fois passée ?
_Oui, elle faisait encore de ses scènes là, parce que je suis rentré à vingt-trois heures. Elle est trop casse-couille parfois, je te jure.
_…
Tout ça pour se suicider après, pff.
_Tu crois à un suicide toi aussi ?
_Bah ouais, c’est pas évident, selon toi ?
La sonnerie du Nokia d’Assénounkoun interrompit l’échange. Il devait livrer quelques packs d’eau à Akpakpa. Le cinquantenaire qui ne saurait dire non à son gagne-pain, demanda à prendre congé et refit ses condoléances attristées.
Après ses courses de la journée, détective Assénounkoun fit une virée chez James, son concurrent au poste de chérie de la veuve. Ignorant les interrogations de ce dernier qui voulait savoir comment il s’était arrangé pour savoir où il habite, Assénounkoun lui affirma droit dans les yeux qu’il le savait coupable de la mort d’Akuevissonet que, s’il ne consentait pas à avouer son forfait, il allait déployer toute sa capacité de nuisance pour le détruire. James, visiblement étonné, jura à son interlocuteur qu’il n’avait rien fait et que c’est d’ailleurs lui qui lui apprenait la nouvelle.
_Trêve d’hypocrisie ! Avait rétorqué Assénounoukoun. Tout le monde est convaincu qu’il s’agit d’un suicide. Mais toi et moi savons que c’est toi qui l’as tuée. Je te donne jusqu’à demain matin pour te dénoncer ou j’irai parler à la police de tes trafics de faux médicaments.
Sa menace crachée, il s’en fut, laissant James perplexe.
La réaction de ce dernier le surprit. Il analysa, douta, se remit en question. Et si ce n’était finalement qu’un suicide ? Il y a-t-il vraiment lieu de s’atrophier les neurones à décortiquer une affaire pareille ? Assénounkoun remit en cause la piste James. N’est-ce pas lui qui se faisait des films par hasard, qui s’obstinait à vouloir du margouillat qu’il chie bleu ? Non, ça ne peut qu’être lui. Demain il irait recuisiner James, lui faire avouer. Madame Akuevisson l’avait éconduit comme un chien errant et cela lui a fait mal. Il s’est alors vengé. Ce mobile tenait bien la route.
Rentré chez lui, Il se ramassa en boule, s’emmaillota dans son drap et ferma les yeux. Le sommeil ne vint pas. Il décida de faire une virée chez la vendeuse clandestine de médicaments. Deux petits comprimés de diazépam lui feraient retrouver illico presto les agréables bras de Morphée. Il devait vite dormir. Le lendemain, l’attendait une journée bien chargée.
_Chienne de vie, jura Assénounkoun lorsque la vendeuse, réveillée de son sommeil, lui annonça qu’elle avait épuisé son dernier stock de diazépam. La dernière plaquette lui avait été prise par Komi sur commande de la désormais feue Akuevisson.
_Bien sûr, il était là, il y a trois jours. C’est tata elle-même qui l’avait envoyé. Sinon j’avais décidé de te réserver cette plaquette.
Ce que venait de lui dire la vendeuse de médicaments avait semé de nouvelles pousses de doute dans la tête de Assénounkoun. Tata Akuevisson a quoi à faire de comprimés de somnifères, elle qui ne prend que des produits achetés à la pharmacie ?
Au même moment, Komi et son ami Babadjè passaient. Pressant les pas, Assénounkoun alla les accoster.
_Komi, j’ai à te parler.
_ Tu ne vois pas l’heure qu’il fait toi ? Lui renvoya insolemment le jeune homme dont l’haleine sentait l’alcool et le tabac.
_Et depuis quand tu fumes ?
_ Depuis que ta chérie casse-couille s’en est allée.
_Je t’interdis de parler d’elle de la sorte.
_Sinon quoi ? Soulard là, sinon quoi ? Tu as peut-être envie que je t’envoie la rejoindre.
_Tu dis quoi, là Komi ?
Babadjè qui assistait à la discussion sans broncher, se dépêcha d’appliquer sa paume de mains sur la bouche de Komi, de quoi l’empêcher de dire plus de bêtises qu’il n’en avait déjà dit. Ouvrant le portail presque en le défonçant, il poussa Komi, titubant, dans la cour de la maison avant de démarrer sa Dayang et de disparaître dans la nuit, laissant Assénounkoun à ses interrogations. Ce dernier, perplexe, repensa aux mots de Komi. Cela voulait forcément dire quelque chose. De pareils propos étaient tout sauf anodins. Ils n’en croyaient pas ses oreilles. Il voulut mettre ses allégations sur le compte de l’ivresse. Il se ravisa. En bon consommateur d’alcool, il savait par expérience que l’éthanol ne fait dire aux gens que ce qu’ils terrent au-dedans d’eux et se refusent à exprimer. Il analysa et apprécia, se confondit en nouvelles hypothèses, écarquilla les yeux d’effroi et d’incrédulité.
Deux heures du matin. Assénoukoun, pensif, couché sur la dalle de la maison inachevée où il créchait, entendit des chuchotements et des bruits de pas. Akuevisson rôdait-elle chez lui ? Loin s’en faut ! Ce qui rôdait était beaucoup plus dangereux. Se levant discrètement, il vit deux silhouettes d’hommes armés de machettes et de torches, s’approcher de la chambre emménagée qu’il s’était construite avec tes morceaux de tôle rouillée…
A suivre
Junior GBETOA