L’Anté-peuple de Sony Labou Tansy ou le récit de l’autre homme révolté.

L’Anté-peuple de Sony Labou Tansy ou le récit de l’autre homme révolté.

Ce roman serait écrit dans l’imaginaire culturel béninois qu’il s’intitulerait « Akoba », compromission dans les langues du continuum gbé, avec la particularité ici qu’elle semble avoir une connotation politique. Mais dans le langage laboutansien – parce que Sony a un style propre à lui pas comme tous les auteurs – cette rocambolesque compromission s’appelle L’Anté-peuple ou Le peuple hanté. Il relate l’odyssée d’un homme du nom de Dadou, un instituteur directeur d’une école normale de fille à Kinshasa qui aura le malheur de voir une de ses élèves, Yavelde, tomber amoureuse de lui.

Et comme l’attend de tous les enseignants le dernier projet de loi de lutte contre les abus sexuels en milieu scolaire, Dadou, en bon instituteur averti, rejette courageusement les désirs amoureux de l’apprenante en usant de subterfuges multiples. Mais ce refus relevait d’un ascétisme terrible qui a fini par faire chavirer le héros dans les mailles de l’éthylisme. Dadou boit, s’enivre et sombre dans le déshonneur dans le combat livré contre ses propres désirs. Mais comme généralement dans beaucoup de cas, l’affirmation proverbiale d’Abdou Serpos Tidjani dans Le dilemme se manifeste également dans la vie de Dadou : « Le malheur n’arrive jamais seul ». Dadou se fera happer dans un engrenage de situations qui constitueront l’acmé même de l’intrigue. Yavelde, morte de chagrin d’amour et d’affliction, se suicide. Mais prend soin de laisser une lettre qui désigne Dadou comme l’auteur de sa mort. Dadou se retrouve sous le couperet d’une fausse accusation. La nouvelle se répand comme celle d’Ahouna quand il a tué le pauvre Kinhou. On saccage la demeure de Dadou. On tue ses deux filles, lynchées par une foule en colère, expression illustrative de la jeune société virtuelle d’aujourd’hui qui, sur les faits brûlants de la société, tue ses victimes à la guillotine sous le coup de l’émotion folle avant même de s’enquérir (ou pas) des tenants et des aboutissants de l’affaire dans lesquelles elles sont perpétrées. Comme pour Ahouna, la série de malheurs de Dadou n’en restèrent pas là. Sa femme, comme Yavelde la source du malheur et le nerf de l’intrigue, se suicide surtout que Yavelde, dans sa lettre accusatrice, disait être enceinte du directeur Dadou. Il est arrêté et jeté en prison. Le « Akoba » a atteint son apogée. Un scénario prémonitoire de ce qui pourrait advenir aux enseignants béninois si ce projet de loi visant à protéger les apprenants des abus sexuels en raison du genre ne pense pas protéger l’enseignant aussi des différentes possibles compromissions gratuites qu’orchestrent et orchestreront encore des apprenants aigris et malveillants.
Sony Labou Tansi pose là Dadou, son personnage héros picaresque, ainsi que le souhaitaient les pionniers de la Négritude et les auteurs de la Négro-Renaissance de Harlem, en objecteur de conscience qui, un peu comme les grands personnages révoltés du panthéon de la résistance noire, prend conscience de la culture de compromission et de l’iniquité qui sévit et constitue pour les dirigeants du continent l’arme préférée d’élimination de leurs adversaires et s’insurge contre à sa manière. Dadou refuse par exemple de rançonner ses pairs parce que cela va à l’encontre de sa « conviction ».

De même qu’il s’est abstenu d’user de sa position professionnelle et sociale pour plonger dans les plaisirs frais et appétissants que lui a offert Yavelde, une fille dont les charmes ne lui sont pas insensibles, mais qui reste en définitive une élève, une apprenante. Sony peint un personnage qui porte la vertu dans son dos, contrairement au monde d’aujourd’hui où la vertu est de plus en plus perçue comme désuète, comme une anomalie, comme une plaie, au point de faire subir à celui qui en fait preuve toutes les railleries possibles. Dans ce désert ambiant de moralité, Sony crée une oasis en le personnage de Dadou qui, accusé par Yavelde qui a usé de tous les stratagèmes pour le séduire, a justifié son intransigeance en ces termes : « Des gens qui, pour paraître à la page, fuient la vertu, mais la vertu ça existe. Elle se cache dans nos dos, elle bondit sur nous au bon moment. Les gens déconnent souvent parce qu’ils pensaient que la bonne conduite fait vieux jeu ».
L’odyssée de Dadou continue. Il passera quatre en prison sans jugement. Quatre années d’incarcération où il va connaitre des moments d’abattement, de stagnation ; des moments de dormance ou de léthargie sans pour autant renoncer à ses convictions. Mais très vite, il sera « fouetté », revigoré par Yealdara que le récit a convoqué pour jouer le rôle de l’ange qui réconforte Daniel dans la fosse aux lions. Dadou s’évade de la prison grâce à des complices qui l’aident à se réfugier de l’autre côté du fleuve, dans un village des pêcheurs. Et, toujours comme Ahouna dans Un piège sans fin d’Olympe Bhêly-Quenum, il sera à nouveau arrêté, cette fois par les hommes de la milice du Parti appelés « Les Bérets ». On l’emprisonne derechef, on le torture et on le laisse pour mort dans un ravin. Mais il ne connaitra pas le même destin tragique qu’Ahouna qui a fini sur le bûcher. Il sera sauvé in extremis par les maquisards qui vont le contraindre à travailler pour eux sous un déguisement de fou.
Et c’est dans la toge de la folie que Sony montre l’autre homme révolté dans ce roman. L’autre homme révolté contre le messianisme politique, contre l’injustice qui noie les innocents, pour le virus qui bat le virus, la violence qui détruit la violence. Dadou, sous la défroque de cette folie affectée, va tuer le premier secrétaire du Parti en pleine messe de Pâques ; l’attentat que tout le monde attendait. Rappelant ainsi le film Nightwatcher qui montre une société tellement inique, tellement corrompue que la seule manière pour l’éradiquer ou l’amoindrir est d’éliminer un à un les autorités qui affament et privent le peuple de tout.
Ce roman de Sony Labu Tansy comme dans La vie et demi et dans L’Etat honteux, procède du même projet de dénonciation de l’ensauvagement du genre humain sur le continent africain, le même décor humain ainsi qu’on le lit ici : « L’Afrique, cette grosse merde où tout le monde refuse sa place. Un merdier, un moche merdier, ce monde ! Ni plus ni moins qu’un grand marché de merde ». Mais le continent, dans l’imaginaire de Sony, ne semble être définitivement condamné. Le personnage de Dadou reste néanmoins une postulation de la métamorphose à travers une révolution salvatrice ; un personnage-flambeau de la vertu dans cet océan d’immoralité ; un bourgeon d’espoir, un rêve que le narrateur, dans la bouche de Dadou, exprime en ces termes : « Dans dix ou vingt ans, vous savez, nos enfants haïront le béret comme nous avons haï le colon. Et commencera la nouvelle décolonisation. La plus importante, la première révolution : le béret contre le cœur et le cerveau. Si ça peut venir, alors il n’y aura alors nos Marx, nos Lénine, nos Mao, nos Christ, nos Mahomet, nos Shakespeare, nos « nous-mêmes »
L’Anté-peuple est écrit en 1976, paru en 1983 aux éditions du Seuil à Paris en Frnace et réédité en 2010. C’est un roman de 188 pages qui a reçu le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Il est le quatrième roman de Sony Labou Tansy qui en a écrit sept, huit pièces de théâtre, des nouvelles et des recueils de poèmes. Né en 1947, Sony Labou Tansy est mort le 14 juin 1995.

Chrys AMEGAN

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